Tourbillon dans le DF
2006 aura été une riche année pour le Mexico DF littéraire en France, puisque ont paru les deux grands romans de ces dernières années se passant dans cette ville : le déjà mythique « Les détectives sauvages » et le « Mantra » de Rodrigo Fresán. L’histoire des détectives m’était tombée sur le coin de la gueule comme une révélation apocalyptique et depuis j’ai tendance à essayer de la flairer un peu partout. J’en ai trouvé de forts effluves dans « Mantra », j’y reviendrai.
Rodrigo Fresán est un écrivain argentin d’une quarantaine d’années vivant à Barcelone et auteur de six livres. Trois de ceux-ci avaient déjà été traduits avant « Mantra » sans connaître de succès notable – au moins « Jardines de Kensington » fut-il défendu avec ferveur par Jonathan Lethem à sa parution américaine. Ami de Bolaño, Pauls, Vila-Matas et Piglia, il est un écrivain a priori plus accessible qu’eux, en large partie grâce au références de la culture pop qui émaillent son récit, lui permettant de plaire aussi aux amateurs de Nick Hornby ou Douglas Coupland. Heureusement, il y a plus de substance chez Fresán que chez ces deux anglo-saxons dont l’œuvre se vautre trop souvent dans l’insignifiant.
Avec ce roman, Fresán tente de livrer un portrait éclaté de du DF, tentaculaire capitale mexicaine, ville des catcheurs masqués, repère de la Mort, peuplée des descendants de Moctezuma et de Cortés, abrutie par la pollution et la drogue, captivée par les telenovelas. On se rend vite compte qu’il est pratiquement impossible d’enfermer un telle ville entre les pages cartonnées d’une couverture : tout ce qui s’avère faisable est donc de tourner autour, en prendre plein la gueule et rentrer chez soi, toujours groggy des coups pris et des cris de la foule et de l’odeur de sueur dans laquelle le lecteur se trouve entourer au cours de ces 500 pages.
Un narrateur multiforme, en perpétuelle transfiguration, part à la recherche de son ami d’enfance Martín Mantra, réalisateur de cinéma à l’art révolutionnaire et ravageusement précociforme. L’ombre du jeune homme plane sur l’ensemble du récit, bien qu’on ne l’apercevra clairement qu’en de rares occasions. Son poursuivant est à la fois compagnon d’école primaire, journaliste français, catcheur, assassin, ou bien rien de tout ça, ou bien… en fait on s’y perd comme il se perd dans sa quête et comme le visiteur sans guide s’égare dans le DF. Dans les moments de désespoir, il se confie à Maria, son amie, soit jeune mexicaine, soit cousine de Mantra, soit carrément sa sœur perdue, Maria donc, qui ressemble furieusement à la Sybille de Cortázar, coincée qu’elle est à Saint-Germain-des-prés, obsédée par un enfant mort. Comme il se doit, tout ça se termine dans un monde de l’après où les hommes morts tentent de s’unir dans la vie éternelle au démiurge Mantra.
En fait, « Mantra » est le récit de la lutte à mort entre Rodrigo Fresán et Martín Mantra, ce personnage qui prend le pouvoir et reste insaisissable pour la plume de son créateur. Rébellion de cet être de papier – on pense à Salvador Plasencia- qui fout le boxon dans une œuvre qui aurait voulu rester ordonnée. Fresán, devant cette révolte, réagit en jetant à la gueule de ses personnages des références musicales, littéraires et cinématographiques, l’air de dire « fais le malin, mon gamin, prends toi pour le plus fort, tu ne perds rien pour attendre : le domaine du réel est mien, tu pourras te débattre tant que tu veux, tu n’y pénétreras pas, ici c’est toujours moi qui ait la main ». Pas certain : gageons que de nombreux lecteurs se promènent dans le monde interconnecté à la recherche de traces de la comète Mantra.
Certains critiques ont parlé de livre-monde labyrinthique. Je pense qu’il y a là une grosse méprise. Un livre éclaté et bourré de références n’est pas nécessairement un labyrinthe. Au fil des pages de « Mantra », si l’on se perd, c’est seulement dans la contemplation des fulgurances de Fresán, jamais dans le récit lui-même, puisque il n’y a pas vraiment de sens à dénouer, d’énigme à résoudre, de sortie à débusquer. En ce qui concerne les références, elles sont tellement évidentes –et leurs sources sont pratiquement toutes regroupées dans une liste de remerciement à la fin du livre- qu’on ne saurait pas parler de jeu de piste.
Comme je le disais plus haut, il y a du détective sauvage dans « Mantra ». J’y vois même une sorte d’hommage. Tout comme le livre de Bolaño, c’est un roman sur le DF écrit pas un étranger. Il est aussi divisé en trois parties, et ces parties ont plus d’un lien de parenté avec celles des « Détectives sauvages ». On a d’abord la première, naïve, celle de la genèse, du récit d’initiation classique. Il fait place à une longue deuxième partie, kaléidoscopique, démesurée. Là où Bolaño choisit de livrer la vie de ses deux protagonistes par l’intermédiaire de nombreux témoignages de leurs connaissances, Fresán opte pour un récit à une voix – mais polymorphe- prenant la forme d’un abécédaire psychédélique, brossant le portrait du DF tout en étant également une recherche du mantra perdu. Chez les deux auteurs, on retrouve cette multiplicité contradictoire d’approches du sujet, cette mythologisation du banal et cette mascarade de l’extraordinaire en ordinaire. Enfin, la troisième partie est celle de l’approximation de l’aboutissement de la quête, dans la mort et le crime, laissant la porte ouverte. Bolaño, obsédé par l’échec, avait un final tragico-absurde. Fresán, courant après son personnage, a un final holocauste, tragiquement apocalytiforme, comme aurait dit Mantra lui-même. Peut-être sans le savoir, l’Argentin réécrit le livre du Chilien, le transformant radicalement, tout en en restant très proche.
« Mantra » est un livre remarquable, à lire non pas comme le guide de Mexico qu’il devait être au départ, mais bien comme un épisode crucial de la guerre entre auteur et personnage, un manuel de survie dans le chaos. Il n’arrive pourtant pas à la cheville des « Détectives sauvages », dont il n’a pas l’aspect essentiel, l’indiscutable force, l’évidence du chef-d’œuvre. Honte à tous ceux qui ont mis le Fresán devant le Bolaño dans leurs listes de fin d’année !
Rodrigo Fresán, Mantra, Passage du Nord/Ouest, 24€
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Le Martín Mantra de la troisième partie évoque furieusement en moi le Giles Goat-Boy de John Barth.
Il y a, à la page 303, une liste de noms de catcheurs très littéraire. J’en citerai ceux-ci : Judge Holden, Doble Humbert, Wyatt Gwyon le Faussaire, Jazzy Gatsby, Benny Profane, Humboldt Herzog et Patagonia Chatwin. Un piledriver comme punition pour ceux qui ne savent pas d’où ils sortent.
2 commentaires:
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Je me permettrai de rajouter le point suivant : aussi halluciné et psychédélique qu'est Mantra, il est absurdement drôliforme.
Ce qui lui manque de romanesque - j'espère ne pas me tromper, une fois de plus sur les mots - pour arriver à la cheville des Détectives est compensé par une exagération absurde, une boursoufflure surréaliste qui appelle plus d'un éclat de rire.
Il y a je trouve dans Mantra (surtout dans la seconde et troisième partie) quelque chose d'un Tex "mex" Avery au bord du coma éthylique.
J'ai été impressioné par l'abondance de références (que personne ne peut connaitre évidement pas en entier) : des premières lignes de Pedro Paramo détournée en une nouvelle version mantrifiée, à l'ombre de Malcolm Lowry constante, mais aussi à tel groupe de rock populaire ou film de seconde zône. C'est d'une richesse impressionante !
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Commentaire extrêmement justiforme.