Les mots, les caresses et les boucles

Le lecteur est invité à choisir entre les deux possibilités suivantes :
Le premier papier se lit comme se lisent les papiers d’habitude et il finit au paragraphe trois. Après quoi, vous pouvez changer d’url sans remords.
Le deuxième papier se lit en commençant au paragraphe 4 et en continuant la lecture dans l’ordre indiqué à la fin de chaque chapitre. En cas d’incertitude ou d’oubli il suffira de consulter la liste ci-dessous :
(4)(1)(5)(2)(7)(6)

(1)
Dans le Saint-Germain-des-Prés du début des années ’60, toute l’Amérique latine vit, tout le monde pense, tout le monde écoute du jazz, tout le monde écrit, tout le monde soliloque. Horacio Oliveira, ni jeune, ni vieux, pense, jazze, soliloque beaucoup. Seul et avec ses amis du club. Et il voue un culte à l’écrivain-philosophe Morelli. Mais tout ça ce n’est rien à côté de l’amour qu’il n’admet pas ressentir pour la Sibylle, lui qui la maltraite, la pousse dans les bras d’un autre et affiche son indifférence au sort du petit Rocamadour, enfant qu’elle a eu dans une vie précédente.(5)

(2)
Ce n’est qu’à son retour en Argentine que l’importance de l’absence, l’horreur du vide laissé, devient évidence. Horacio la recherche, cette Sybille. Il la recherche en Urugay. Il la recherche dans toutes les femmes. Il la recherche dans les tréfonds de son âme. Et il pense la retrouver, transmigrée, transformée en Talita, la femme de son meilleur ami, le Traveler qui ne voyage pas. Il a tout faux ou il a tout vrai ? On ne saurait trop vous le dire puisque qu’on est finalement enfermé dans une maison de fou où il est impossible de déterminer si l’insane est du côté des enfermés ou des enfermeurs.(7)

(3)
C’est bien, ce roman.

(4)
« Appelle ça hypothèse de travail ou comme tu voudras. Ce que Morelli essaie de faire c’est de troubler les habitudes mentales du lecteur. Quelque chose de très modeste, comme tu peux voir, rien de comparable au passage des Alpes par Hannibal. Jusqu’à présent, du moins, il n’y a pas grand-chose de métaphysique chez Morelli, mais toi, évidemment, Horace Curiace, tu es capable de trouver de la métaphysique dans une boîte de tomates. Morelli est un artiste qui se fait une idée spéciale de l’art et cela consiste principalement à jeter à bas les formes usuelles, chose courante chez tout bon artiste. Par exemple, il a horreur du roman rouleau-chinois, du livre qui se lit du début à la fin, bien sagement. Tu as sans doute remarqué que la liaison entre les différentes parties le préoccupe de moins en moins, cette histoire du mot qui en entraîne un autre… Quand je lis Morelli, j’ai l’impression qu’il cherche une interaction moins mécanique, moins dépendante des éléments qu’il manie ; on sent que le déjà écrit conditionne à peine ce qu’il est en train d’écrire, d’autant que le vieux, après quelques centaines de pages, ne se rappelle plus très bien ce qu’il a dit au début. »(1)

(5)
« Marelle » n’est pas tellement un roman interactif, puisque la lecture de quelque roman que ce soit crée toujours un rapport intime entre le verbe posé sur le papier, sa signification dans le monde commun et sa résonance dans notre propre esprit, rapport qui est déjà nécessairement interaction : sa nature change d’un lecteur à l’autre. Non, ce que Cortázar fait, c’est changer certains paramètres de cette relation, altérer la donne, transformer ce que l’on croyait éternel, coulant de source, en une suite d’habitudes brisées. Et là, on doit donc s’interroger quant au changement réel, concret par rapport à l’expérience de lecture habituelle. S’agit-il seulement du plaisir d’être bousculé, ou est-ce un tsunami interne, un bouleversement incontrôlé de son rapport au roman, une éponge passée sur le tableau, effaçant la définition académique inscrite à la craie ?(2)

(6)
Mais qui, mais qui lit ce chapitre 55 ? L’adepte de la ligne droite ? L’adepte de l’école buissonnière cautionnée par le maître ? Le vrai franc-tireur ? Celui qui se croit malin ? Mais quelle, mais quelle est la dernière phrase de ce livre ? « Ah ! Ah ! dit Ovejero pour l’encourager » - encouragement du berger qui vient trop tard pour la brebis égarée- ou « Mort au chien, dit le 18. » - il est déjà mort ? Oui, « Marelle » nous dit au revoir sur une boucle infinie, mais est-ce un chiffre ou un mot qui viendra briser cette boucle, ou est-ce, peut-être, ce fameux 55 qui nous intime, par le biais d’une phrase tentaculaire, de ne pas sombrer. « Ils le sentirent tous les deux au même instant et glissèrent l’un vers l’autre comme pour tomber en eux-mêmes, sur la terre commune où les mots, les caresses et les boucles les enveloppaient comme la circonférence contient le cercle, ces métaphores apaisantes, cette vieille tristesse satisfaite de redevenir l’homme de toujours, de continuer, de se maintenir à flot contre vents et marées, contre l’appel et la chute ».

(7)
On nous dit que « Marelle » est un labyrinthe. Ce n’est pas vrai. Ce n’est pas une « Maison des feuilles ». Ce n’est pas un texte de Borges. Non, c’est un dédale. La différence ? Dédale invente le labyrinthe. Dédale invente la façon de ne pas s’y perdre. Suivre Dédale dans le dédale qu’il a construit, c’est avoir la certitude de voir un jour la lumière de la sortie. C’est ne pas être perdu. C’est déjà être hors du labyrinthe. Mais il y a un ultime problème. La porte de sortie est-elle vraiment la porte de sortie ? Minos aurait-il pu en changer la place ?(6)

Julio Cortázar, Marelle, Gallimard - L’Imaginaire, 12€50

8 commentaires  

Vowels

loveless vessels
we vow
solo love
we see
love solve loss
else we see
love sow woe
selves we woo
we lose
losses we levee
we owe
we sell
loose vows
so we love
less well
so low
so level
wolves evolve

Christian Bök

(Parce que Pugnax se fait rare, il faut bien jeter dans l'interweb un poème ou l'autre.)

2 commentaires  

Deux pour la route

A la fin des années ’90, c’est une véritable frénésie littéraire que connaît Roberto Bolaño. A peine l’encre des « Détectives sauvages » séchée et la page 1998 tournée, qu’il publie deux autres romans : « Amuleto » et « Monsieur Pain ». Sans atteindre les sommets de son précédent chef-d’œuvre, ces deux livres ont de quoi apaiser l’amateur boulimique et attirer le néophyte.

« Amuleto » commence comme quelques feuillets tombés des « Détectives sauvages » et réimprimés par erreur, pour ensuite se terminer en brillante et terrifiante coda à cette œuvre énorme. Il y avait donc dans les pages des détectives une certaine Auxilio, « mère de la poésie mexicaine », de vingt ans plus âgée que ses amis poètes – parmi lesquels, bien sûr, Arturo Belano- et dont le principal fait d’arme est d’être restée enfermée treize jours dans les toilettes de la faculté de philosophie à la suite de la razzia militaire sur l’Université autonome du Mexique. Ca lui vaut un statut d’héroïne, puisqu’elle a ainsi occupé les lieux au nez et à la barbe des militaires. C’est précisément pendant ces treize jours que se déroulent « Amuleto ». Presque.

Sans nourriture autre que le papier toilette et compagnie qu’un médiocre livre de poésie, Auxilio délire ou est clairvoyante, c’est selon : elle raconte un passé qui n’a pas eu lieu et prédit un futur qui sera sans doute. Bolaño livre à travers les histoires d’Auxilio un requiem à la génération d’artistes qu’il a connue au Mexique à l’orée des années ’70, à ces jeunes sûrs d’eux mais aux croyances et credo instables. C’est la messe funèbre qui manquait à la fin des « Détectives sauvages », et même si c’est triste, c’est aussi joyeux et beau et touchant. On ne les a pas connus, et pourtant on a envie d’intégrer le cortège funèbre.

Le deuxième titre date de années ’80 mais ne sera publié qu’en 1999. En 1938, Pierre Pain, disciple de Mesmer et vétéran de 14-18, est appelé au chevet du poète péruvien César Vallejo, en train de mourir d’une maladie mystérieuse. Il pense pouvoir le guérir, mais les médecins semblent prêts à mettre des bâtons dans les roues du « charlatan ». Et puis, il y a la présence de deux espagnols mystérieux, préfigurant les Oido et Odeim de « Nocturno de Chile », qui lui offrent de l’argent afin qu’il abandonne le cas Vallejo. Franquistes ? Docteurs ? Parents ? Pain n’en saura jamais rien, mais les deux hommes, enveloppés dans leurs sombres imperméables, font connaître la peur à l’hypnotiseur et le plongent dans une tourmente mentale, une inexplicable dépression qui le remettra sur la route d’étranges figures de son passé.

« Monsieur Pain » a été écrit peu après « Anvers » et partage avec cette œuvre un côté roman policier sans solution. A la différence de la courte explosion fragmentaire de ce premier roman, l’histoire de Pierre Pain est plus mature, plus composée, et surtout la rage et la colère font place à une noirceur désespérée que l’on voit plus dans un écrivain affichant une cinquantaine désabusée que chez un jeune homme de 29 ans.

Roberto Bolaño, Amuleto, Les allusifs, 15€
Roberto Bolaño, Monsieur Pain, Les allusifs, 15€

0 commentaires  

Putain, deux ans



H.S. Thompson - 18 juillet 1937 - 20 février 2005.

Docteur Gonzo éclaboussait les murs de sa cuisine de bouts de sa cervelle il y a exactement deux ans (et un jour) - triste anniversaire commémoré dans un monde par conséquent moins explosé mais toujours explosif.

Merci à Rake's progress de me permettre de réparer cet oubli.

0 commentaires  

Promenade

« Caminante, no hay camino,
se hace camino al andar.»

Ces vers d’Antonio Machado me semblent une bonne façon d’aborder « Les anneaux de Saturne » de W.G. Sebald. Résumer un livre comme ça en quelques phrases est une tâche ingrate destinée aux indélicats qui pensent pouvoir retirer la substantifique moelle d’une œuvre en deux, trois coups d’hache émoussée. J’ai succombé à cette tentation de nombreuses fois, et ai peur de ne pouvoir l’éviter cette fois-ci non plus malgré toute ma bonne volonté. Je suis bien trop faible d’esprit pour ne pas tomber dans le démoniaque piège de la facilité.

On connaît de nombreux livres à vocation encyclopédique, où l’auteur affiche l’intention claire d’enfermer entre les pages marquées à l’encre la plus noire tout ce que le monde avait jusqu’alors d’indicible, révélant ainsi à tous la brute et horrible réalité qui nous entoure, sans que l’on en ait le moindre soupçon. Cette ambition presque métaphysique est bien souvent couronnée des lauriers desséchés d’un échec qui n’est pas fracassant tant il s’avère absolument minable. Sebald ne tombe pas dans ce piège.

Comme Walser, le narrateur se ballade. L’air de ne pas y toucher, il jette sur la page les impressions retirées d’une longue promenade dans une zone assez circonscrite géographiquement : la superbe campagne anglaise du Suffolk. Qui aimer marcher sait à quel point l’esprit travaille, gamberge, prend la tangente au cours de ces journées solitaires. Inévitablement, Sebald digresse. Son esprit part dans tous les sens, son livre aussi. Pourtant, le chaos n’est qu’apparent. Petit à petit, en observant tour à tour chaque détail, chaque anecdote, chaque leçon de choses, force est de constater que le lecteur à devant lui le portrait superbement ordonné d’un monde qui n’est plus vraiment ce qu’il était.

Mutatis mutandis, « Les anneaux de Saturne » évoquent en moi, la folie du narrateur en moins, le « Wittgenstein’s mistress » de David Markson, cet admirable travail sur l’art, la mémoire et l’identité – quelle ne fut d’ailleurs pas ma stupéfaction de découvrir que Scott Esposito avait déjà fait le lien. Sebald parcourt les ruines d’un monde sur le chemin de la destruction et s’affaire à en retirer des souvenirs, des épiphanies situées quelque part entre le fictionnel et le non fictionnel, dans une zone d’incertitude qui, pourtant, frappe l’imagination et éclaire le jour d’une lumière irradiante jusque là inconnue. Oui, on en apprend plus sur nous-mêmes et nos confrères en disgrâce dans ces quatre cents pages que dans quelque prose bassement réaliste que ce soit, trop contente qu’elle est de se rouler dans la fange d’un quotidien glauque qui ne saurait plaire qu’au thanatologue ne se sentant plus d’aise dans l’odeur de putréfaction dégagée par les entrailles de notre monde.

W.G. Sebald, Les anneaux de Saturne, Folio, 7.70€

0 commentaires  

Politique de l'écrivain

Avec une fréquence certaine, chaque individu que l’Etat trouve assez digne se voit convié aux urnes afin d’y coincer un papier sur lequel il aura fait le choix de la sauce à laquelle il va être mangé dans les années à venir. Un peu comme si le cuisinier demandait à une belle poularde sur quel plat elle préférerait être servie aux clients…

Ces évènements sont bien sûr systématiquement commentés dans les médias comme chez le boulanger. A tous les coups, les partis se lancent à la chasse à l’intellectuel qui pourra lui fournir une caution quelconque – « non, citoyens-cons et connes-citoyennes, nous ne nous intéressons pas qu’au commerce et au pouvoir, notre souci c’est la cul-culture, de masse de préférence ».

Bien évidemment, les opinions des intellectuels font jaser dans les chaumières. « Roh, celui-là, serait pas un peu réac ? » ou « Mais dis donc, typique bobo de gauche, ce mec ! ». Et donc, nous voilà écrasés sous les tonnes de papiers produits par de grands journalistes se posant des questions existentielles sur un supposé virage à droite des cervelles à cocarde franchouillarde, sur les opinions politiques de tel réalisateur à la mode, ou, comble de la pertinence journaleuse, se demandant si Cauet, ce phare de la civilisation téléphage tricolore ne serait pas clairement droitiste. Franchement, on pourrait en sauver des arbres…

Il ne faut pas s’étonner que, dans le mouvement, on demande l’avis de romanciers. On relance donc le débat : politique et littérature, un ménage heureux ? La réponse est non, mais certains semblent trouver une étrange fascination dans ce questionnement absurde : que nous dit sur m'oeuvre de Régis Jaufret son éventuel ralliementà la bannière bien centrée de François Bayrou ? Rien, mais vu le bruit dans le poulailler, tout le monde ne me semble pas convaincu.

La vérité, c’est que l’écrivain connaît aussi bien la politique que moi, vous, la crémière et monsieur le notaire. Lorsqu’il en parle, il étale avec une incroyable dose d’auto-satisfaction son ignorance absolue, matinée de la certitude d’être quelqu’un et donc de parler sagement. Oui, lorsqu'il l'ouvre, c'est pour mieux nous montrer le vide et ses belles caries. Mettre son avis sur un piédestal, c’est aussi ridicule que de demander l’opinion de Zinédine Zidane ou de Miss Bol d’Or. Laissons ce genre d’illusion à d’autres. Les littérateurs et la politique n’est en fait que la version cultureuse du micro-trottoir, cette pratique journalistique dont le mécanisme fascinant est à peu près celui de la moto ramasse-crotte.

La littérature est une maîtresse exigeante, et ses practiciens se doivent d’y consacrer la plupart de leur temps. Je vois d’ici la larme dans les yeux de certains lecteurs, émus par le souvenir de l’écrivain dans la cité. Séchez-les, chers amis : le plumitif se souciant trop de politique signe en fait un pacte avec le diable qui assèche son œuvre fictionelle. Que l’écrivain écrive, le lecteur lise, le citoyen citoyenne, et le politique exécute ses basse œuvres ! Amen.

4 commentaires  

Nouvelle forme poétique

En mai 1968, certains claironnaient que la poésie était dans la rue. En février 2007, Fausto pense qu'en fait la poésie est sur le net. Elle est même involontaire et est à dénicher dans les moteurs de recherche. Quelle plaisir d'ouvrir ses stats et d'y trouver une phrase mémorable, plus courte et plus puissante qu'un haïku!


(Cliquez sur l'image)

0 commentaires  

Qu'on lui coupe la tête!

Vladimir Nabokov aurait dit que, parmi tous ses livres, celui pour lequel il avait le plus d’estime était sans doute « Invitation to a beheading ». De ceux que j’ai lu, c’est peut-être cette invitation que j’ai le moins apprécié. Ca ne dit rien sur la qualité du livre, d’ailleurs : je n’ai pas encore lu de mauvais Nabokov.

Dans l’introduction à la traduction anglaise – le livre avait d’abord été publié en Russe en 1935- Nabokov se fâche très fort contre les critiques qui y voit un livre politique influencé par son expérience de première main du communisme et du nazisme : « The question whether or not my seeing both in terms of one dull beastly farce had any effect on this book should concern the good reader as little as it does me. » Ce genre de remarque ne devrait étonner personne, Nabokov ayant affirmé à de nombreuses reprises que pour comprendre un livre, il fallait le lire minutieusement sans perdre son temps à chercher les détails biographiques ou historiques qui jetteraient une certaine lumière sur sa composition : tout est entre la première page et la dernière, imprimé en caractère noir sur la surface blanche.

Pourtant, il est inévitable que le lecteur ait une lecture politique de « Invitation of a beheading », puisqu’il s’agit d’un homme condamné à mort pour une raison obscure, victime de torture psychologique et soumis à des lois absurdes – le règlement d’ordre intérieur de la forteresse où il est enfermé prescrit ce qu’il est permis de rêver. Une lecture plus attentive détourne cependant le lecteur de cette analyse dystopique.

Cincinnatus C. est condamné pour un crime plutôt vague : « gnostic turpitude ». Selon Scott Esposito, ce serait peut-être un « mépris » pour la matière : le jeune Cincinnatus aurait lévité sous les yeux ébahis de ses petits camardes,et aurait sans doute continué à avoir ce genre de manifestation étrange à l’âge adulte, transgressant ainsi un tabou de sa contrée. Pourquoi pas. On notera en tout cas que Nabokov ne perd pas son temps à expliciter ce qui va l’envoyer vers l’échafaud : le sujet n’est donc pas vraiment le régime répressif. Par ailleurs, dans les descriptions plutôt courtes qui en sont faites, le pays imaginé par l’auteur ne paraît pas être véritablement totalitaire, dictatorial.

En fait, « Invitation to a beheading » est une œuvre de pure imagination, celle d’un esprit libre de toute contrainte simplement réaliste. Finalement, c’est un roman assez absurde. Le comportement du directeur de la prison semble aberrant, la famille de Cincinnatus est tout à fait étrange et Monsieur Pierre a tout d’une apparition venue du cinéma burlesque. La structure même du monde dans lequel ils vivent, et particulièrement de la prison, est complètement détachée de la contingence scientifique. L’univers est onirique, comme certains éléments du récit paraissent l’indiquer – mais paraissent seulement, parce que s’il y a bien une chose à retenir, c’est de ne pas se fier aux apparences.

Sans vouloir lui donner une intention qu’il aurait peut-être estimé ridicule, je pense que le livre de Nabokov nous entretient de la différence, perçue comme danger, comme menace. L’altérité, pour employer un mot malheureusement à la mode de nos jours, a toujours provoqué des réactions fortes. La faute à qui ? Aussi bien à la foule des « normaux » incapable d’accepter l’autre qu’à cet autre lui-même qui ne saisit pas les occasions de se faire accepter ou de sortir de sa position délicate. Cincinnatus aura ainsi plusieurs possibilités d’appels à l’aide, jamais il ne les saisira, sans doute parce qu’il ne les voit pas. La différence résiderait-elle justement dans cette incapacité à la prendre en compte dans nos relations avec autrui – un problème d’adaptation, en somme?

Vladimir Nabokov, Invitation to a beheading, Penguin, £9.99

2 commentaires  

Compulsif

Mille-feuilles nous parle des problèmes du lecteur compulsif. Le sujet m’interpelle, parce qu’il rejoint deux miennes préoccupations. Quand on lit autant, que retire-t-on vraiment de la lecture ? Pourquoi lisons nous tant de romans ? Cette deuxième question m’a été directement posé et j’ai promis d’y réfléchir. La promesse tient, et je ferai état du résultat de cette réflexion ici.

En ce qui concerne le premier point, je parlerais de vertige. Oui, lorsque je me rends compte que depuis le premier janvier 2007 j’ai terminé 17 romans, je ne peux que ressentir un certain vertige. A ce rythme de lecture, que peut-on bien retenir d’un livre, si ce n’est des impressions diffuses et superficielles ? J’espère tout de même que ce blog indique qu’il m’arrive de retirer le sel véritable des bouquins enfilés.

Je pense en fait que beaucoup de gens passent par une phase où ils dévorent de façon vorace chaque page imprimée qui passe à portée – un peu comme Fermin. En ce qui me concerne, je suis en plein dans cette période. Il s’agit à mon sens d’une activité influencée par la prise de conscience qu’on aura jamais le temps de lire tout ce qu’on veut – et donc qu’il faut essayer d’en faire le plus tout de même- et d’un désir de se refaire une culture, une carte intellectuelle en réaction à une connaissance souvent bien scolaire de la chose littéraire. Le moment compulsif est celui de la cartographie et de l’état des lieux. Il peut durer longtemps, mais il aura une fin, suivie du début d’un cycle plus apaisé qui donnera l’occasion de relire plus lentement, plus sagement, les livres précédemment identifiés comme piliers de notre identité, de notre sensibilité.

Oui, le lecteur compulsif débroussaille, trace les grandes lignes, s’engage dans un processus d’essais, de tentatives, de trouvailles, d’auto-découverte, afin de faciliter le travail quand la fatigue arrive, quand le désir de calme, de lenteur, de qualité s’impose définitivement.

0 commentaires  

En espagnol!

J’espère avoir l’un ou l’autre lecteur qui maîtrise l’espagnol. Il y a aussi des blogs littéraires dans cette belle langue – lisez-les !

Suggestions pour commencer :

  • El lamento de Portnoy – sous le signe de Roth, nuestro blogger español nous parle de Roberto Bolaño (mucho y muy bien) et de Faulkner, parmi bien d’autres choses. Gran variedad !
  • Ojo Travieso – Desde Chile ? A Lili le gustan los microcuentos y Cortazar. A Fausto también.
  • Lector mal-herido – Juan vient de publier un mensaje sobre “El pasado” de Alan Pauls, livre qui m’attend dans la pile « à lire ». Según Juan, « “El pasado” se inscribe sin concesiones dentro de las novelas que apuestan el cien por cien de su capital al estilo. » No sabes como me gusta leer esas palabras!

Enfin, un blog pas littéraire. Pourquoi je le mets ? Porque me da la gana ! (En fait, il a des bonnes vidéos musicales.)

Et pour ceux qui ne lisent pas l’espagnol, il y a toujours un blog écrit en français mais dont le titre se lit dans la même langue que du Quevedo :

3 commentaires  

Ça blogue

Le blog de Claro n'avait été que fort sporadiquement mis à jour ces derniers temps. On le comprend: il a mieux à faire. Mais voilà que hier, la mis-à-jourite aiguë a frappé. Que du bon!

  1. Un petit "revenons-y" sur visite de Gass - After Gass, Aftermath, After mass.
  2. Trois photos de la lecture au Village Voice
  3. La vf de la postface du "Inversion" de Brian Evenson. Livre à lire, je vous l'ai déjà dit, bande d'ectoplasmes de tonnerre de Brest!
  4. Finalement, un court extrait vf d'un certain "Only revolutions". Vous l'avez déjà lu, hein? Hein?!

1 commentaires  

Paris est parfois une fête

Si je me suis allé à Paris, c’est bien sûr pour écouter et voir William H. Gass. D’autres choses m’ont aussi rendu le séjour agréable, que mes précédentes impressions ne vous donnent pas une image trop négative de ce voyage.

Deux heures avant la lecture, j’ai fait connaissance avec Olivier Lamm que l’on connaît généralement plus comme musicien que comme amateur –expert, j’ai envie de dire- de la littérature américaine contemporaine. Notre conversation, que même une bière infâme vendue à un prix exorbitant n’est pas arrivée à gâcher, m’a franchement enchanté, puisque nous avons pu couvrir le domaine musical – avec la désagréable impression de devenir, à 25 et 27 ans respectivement, des vieux cons revenus de tout- et littéraire, échangeant nos impressions sur les livres lus et des noms d’auteurs à découvrir. Je remettrai ça avec grand plaisir à la prochaine occasion.

A notre arrivée à Village Voice, il y avait déjà beaucoup de monde, et si nous trouvâmes deux chaises libres, il ne s’agissait pas des meilleurs de la maison. L’inconvénient somme toute mineur, surtout quand je pense à ceux qui durent rester au rez-de-chaussée, se contentant d’une retransmission vidéo. Le nombre de gens présents me surpris. Parmi eux, il y avait Marc Chénetier et Pierre-Yves Pétillon, ainsi que deux ou trois visages connus de moi, mais sur lesquels je ne saurais mettre de noms.

Lorsque Gass parle, on se rend compte immédiatement que cet homme est habitué à prendre la parole en public. La voix est claire, posée. Il ne semble jamais hésiter. Après avoir lu avec humour quelques passages de « The Tunnel », son œuvre maîtresse dont je devrais préciser qu’elle se chante presque plus qu’elle ne se dit, tant il y a de la musique dans cette prose époustouflante, Gass laissa la place à Claro, son traducteur, pour qu’il lise quelques extraits de la version française de ce livre réputé intraduisible. C’est avec grand plaisir que je peux dire que la musique, peut-être un peu altérée, est toujours bel et bien là. Je suis certain qu’une fois de plus, les félicitations s’imposent.

C’est clairement dans les réponses aux questions de l’assistance que Gass m’impressionna le plus, me laissant l’impression stupéfiante d’écouter l’homme le plus brillant que j’ai eu la chance de voir en chair et en os, de pouvoir approcher. Un seul coup d’œil à son œuvre critique considérable – et malheureusement seulement disponible en anglais- vous convaincra d’avoir affaire à l’un des plus remarquables analystes contemporains des mécanisme de la littérature. Absolument fascinant, indispensable.

Une fois la lecture terminée, je pus m’approcher de Gass et lui faire signer trois livres. J’aurais vraiment aimé pouvoir lui glisser une phrase intelligent et pertinente, mais comme paralysé ou à bout de souffle après un sprint essentiel à ma survie, je ne pus que souffler dans son oreille une ou deux platitudes qui méritaient à peine plus d’un « Thank you ». Je ne sais d’ailleurs pas ce qu'il m’arriva à ce moment là, parce que dans la conversation que j’eu le bonheur d’avoir avec Claro, je n’arrêtai pas de faire des commentaires assez proches d’une complainte type « je suis franchement plutôt nul et mon blog est un petit carnet égocentrique pour jeune homme à la mémoire défaillante. Il ne mérite donc pas qu’on s’y attarde ». Je me frapperais bien pour cette attitude servile, mais dois surtout remercier Claro pour sa gentillesse.

Je ne sais pas si je reviendrai à Paris pour une future lecture, puisqu’il faut bien dire que cette occasion était unique : à 82 ans, il y a peu de chance d’avoir l’opportunité de rencontrer une fois de plus William H. Gass. Ceci dit, je me laisserais bien tenter par un Pynchon se dévoilant en public pour la première fois à la sortie de « Contre le jour ». Allez Claro, un petit effort de persuasion ! Quoiqu’il en soit, merci à tous ceux qui ont permis la concrétisation de cette évènement, longue vie à Gass, longue vie au « Tunnel » !

1 commentaires  

Paris ne finit jamais assez vite

Mardi 06 en fin de matinée, je suis arrivé à Paris. J’y mettais les pieds pour la première fois depuis bien six ans. Malgré la richesse culturelle et historique, c’est une ville qui ne me plaît pas. Même après de nombreuses visites, je ne m’y suis jamais senti à l’aise – contrairement à Londres ou Madrid, par exemple- et je ne sais trop comment expliquer cet état de fait. J’avais donc une certaine appréhension lorsque je descendis du train en gare du nord.

Je suis allé faire un tour au Père-Lachaise. La seule fois où je m’y étais rendu, je devais avoir 16 ou 17 ans, et le souvenir de cette expérience avait une teinte par trop juvénile et romantique pour que je m’y fie. Un nouveau coup d’œil était indispensable. Sur place, je décidai d’aller trouver une tombe précise à l’autre bout du cimetière. Le seul nom qui m’ait réellement motivé était celui de Benjamin Constant. On peut y voir sans aucun doute une trace d’atavisme – une bonne partie de la carrière universitaire de mon grand-père fut consacrée à Constant de Rebecque, dont il préside le comité pour l’édition des œuvres complètes. En chemin, j’ai vu surgir un hippie d’une quarantaine d’années, vêtu d’un immonde t-shirt tye-dye de Jim Morrison. Il interpellait les promeneurs pour désigner le chemin de la tombe du chanteur. On dit que les cimetières sont lieux de repos éternel, on ne peut donc que plaindre Morrison de devoir passer l’éternité sous le monument le plus laid du Père-Lachaise, défiguré par la cohorte abrutie des dévots doorsiens. Je plains encore plus ses voisins de section, qui n’avaient sans doute rien fait pour mériter ça.

Evitant le chemin empestant le patchouli, je me dirigeai dans des allées plus tranquilles. Il y a bien sûr des monuments superbes et d’autres horribles, des tombes d’inconnus, d’autres qui évoquent de grandes pages de l’histoire. Il y a surtout le plaisir des noms. Le plus frappant fut pour moi celui de la famille Chrétien-Lafolie. Je ne sais ni qui ils furent ni de quand date le caveau, mais tomber sur cette sépulture discrète surmontée d’un nom aussi peu commun provoqua en moi un certain plaisir. Il y aussi les anecdotes qui n’auront aucune signification pour d’autres que moi. Je souris en découvrant que la concession perpétuelle numéro 666 était celle de la famille Kellermann, grands généraux d’Empire et ducs de Valmy – qu’ont-ils fait pour mériter, parmi tous les soldats de Bonaparte, de se voir affubler du chiffre de la bête ? Un peu plus loin de cette maléfique découverte, je fus surpris de voir qu’on enterrait encore des de La Rochefoulcaud (Aude, décédée à vingt ans, le 30 mars 2002). Etais-je assez idiot pour croire que les grands hommes n’avaient pas de descendance ?

J’arrivai finalement à la dernière demeure de Constant, extrêmement sobre pour quelqu’un dont les funérailles furent suivis par une foule énorme. Après quelques instants à me dire que je ne ressentais vraiment aucune émotion à me trouver à quelques mètres de la dernière demeure de tels ou tels grands, je me décidai à rebrousser chemin et retrouver le monde des vivants.

Ce retour ne se fit pas sans mal. Le soir même, sur le boulevard Saint-Germain, je fus pris d’un mouron comme je n’en avais pas connu depuis longtemps, sans aucune raison apparente à part le sentiment d’être dans un endroit qui ne voulait pas de moi et dont je ne voulais pas moi non plus.

Le lendemain, cherchant à comprendre la raison de cette attitude qui me semblait irrationnelle, je me promenai à travers la ville pendant près de trois heures sans trouver la moindre piste de réponse satisfaisante. Pour calmer cette légère angoisse, je n’eu d’autres solutions que de me livrer à l’activité la plus réparatrice que je connaisse –ou presque- : celle de passer ses mains le long des rayons de librairie pour en sortir les admirables volumes qui me feront passer de superbes moments dans les mois à venir. Mission acomplie, mais à grand frais !

C’est avec un certain soulagement que j’accueillis l’heure du retour en Thalys. Que l’on ne s’y trompe pas : je ne regrette pas un seul instant le voyage, je me suis rendu là non pas pour la ville mais pour écouter un homme remarquable. Disons seulement que si ma compagne me propose de me rendre à Paris avec elle cette fois, et même si cette présence calmera sans doute le mal-être, la réponse sera « pas maintenant, attendons de n’avoir pas le choix ».

--------------------
Demain, j'évoquerai les rencontres qui ont fait de ce voyage une réussite.

2 commentaires  

Aural Delight - iPod load runner

Première sortie pour cette nouvelle colonne tabula-rasienne. Comme les plus fidèles parmi vous le savent déjà, dans une vie passée, je me piquai de chroniquer des CD’s. Ma consommation musicale a radicalement décliné depuis, mais l’envie m’est venue d’abandonner le royaume littéraire une fois de temps en temps et évoquer les petits plaisirs auditifs qui résonnent dans ma tête. Ces notes apparaîtront toujours le dimanche, mais bien sûr pas chaque dimanche…

Pour la première, je me fais écho du message de Richard à Existence Machine et vous livre les 10 derniers morceaux à avoir été sélectionnés par mon iPod en fonction shuffle – normalement c’est 15, mais bon…. C’est plus facile que de choisir un thème précis.

1 Wolf Eyes - “Rusted mange”

Il y a maintenant deux ans ou peut-être trois, je ne sais plus, j’ai vu Wolf Eyes live à Hasselt et c’était juste grand. L’énergie, le volume, la passion, les morceaux, la salle, tout s’était marié pour faire de cette fureur noise la plus douce des musiques sur le moment même. Depuis, que ce soit leurs albums ou leurs collaborations avec, par exemple, Anthony Braxton, tout ça m’emmerde.

2 Marvin Gaye - “Let's Get it On”

Transition absolument parfaite! De l’ennui bruitiste le plus total, on passe au remède ideal. Candy for the ears, musique sublime, voix sublime. On peut en dire des clichés sur l’organe de Marvin qui fait s’humidifier votre tendre moitié – pas sans effet sur votre propre organe- mais dans beaucoup de stéréotypes, il y a une part de vrai…

3 The Sleepy Jackson“Don't Say”

Il faut aller voir au-delà du look très Adam and the Ants de Luke Steele. The Sleepy Jackson, ce sont des chansons pop baroques absolument parfaites. “Don't Say” ne déroge pas à la règle. Merci beaucoup à l’Australie: alors que les Flaming Lips semblent s’égarer, on a déjà trouver la relève.

4 Kazuki Tomokawa“Akai Porian

En novembre dernier à Gand, Tomokawa donna un concert trop bref (20 minutes ?) mais complètement retournant. Je désespère totalement de voir un aussi grand chanteur ignoré de par chez nous. Il chante presque de la gorge, avec une conviction et un engagement total, des morceaux folks aux paroles desquels on ne comprend rien – japonais oblige-, mais paradoxalement, ça n’empêche pas de se trouver complètement attrapé, piégé dans le monde poignant de ce monument.

5 Ghost“Motherly Bluster”

Deuxième japonais de la liste. Signé sur Drag City, Ghost est un des groupes nippons les plus connus dans le monde indé. Ce morceau est extrait du successeur du magistral “Hypnotic Underworld” et fait partie de ce que j’aime le moins dans leur catalogue : les petits bricolages folklo-hippie qui tournent en rond. Ils sont nettement meilleurs quand ils se lancent dans un long jam psyché ou écrivent un morceau à chantonner au coin d’un feu puant le patchouli. Mais bon, une chanson isolée n'est pas une bonne idée: Ghost s'apprécie sur la durée d'un album, c'est à la lumière de l'ensemble que les éléments prennent de la valeur.

6 Bark Psychosis“Burning The City”

Oui, oui, je sais, le classique est “Hex”, mais je préfère franchement “Codename: Dustsucker”, le petit dernier, dont ce titre – pas le meilleur- est issu. Le terme post-rock a été inventé pour eux, bien que leur son ne ressemble en rien aux Explosions in the sky et autres scories maléfiques qui donnent au genre une si mauvaise réputation. En fait, Bark Psychosis, c’est du My Bloody Valentine apaisé. “Codename: Dustsucker” est la bande son parfaite pour un long voyage en bus sous la pluie.

7 Blut aus nord“MoRT 7”

Rien à dire sur ce morceau absolument chiant. Si vous voulez vraiment du black metal avant-gardiste, une seule référence : “666 International” de Dodheimsgard. Gymnopédies oï-isées, indus darkthronisé, black hypersonique et électro goatlordisé, ça à la saveur d’un petit pain au pus. Odieusement délectable.

8 Squarepusher- “Rotate electrolyte”

Soit c’est moi, soit c’est lui. C’est le nouvel album, mais ça sonne comme en 2000. On n’avance pas et ça fait chier. Mettez Warp à la retraite.

9 Jim O'Rourke“Good Times”

Le maître. Sur les quinze dernières années, en matière pur bijoux pop, on n’a pas fait mieux. Jim O’Rourke est Dieu, ou quelque chose s’en approchant. J’ai appris avec un immense bonheur qu’il ne participerait plus à Sonic Youth : ça m’arrange, parce que, si son activité expérimentale n’a pas faiblit avec son implication dans la vieillesse sonique, ses chansons chorales ne se cachaient plus que chez Loose Fur, et ça sonnait franchement production du dimanche.

10 King Crimson “ProjeKct X: Heaven And Earth”

Robert Fripp déconstruit sa bête, et ça fascine plus que ça ne stimule. Maintenant, si on veut parler de “Red”

0 commentaires  

Destins slaves

L’un des meilleurs livres de 2005 était « Europe Central » de William T. Vollmann. La traduction française sera publiée, je pense, cet automne chez Actes Sud. En guise de mise en jambe à ces trente-six portraits d’individus coincés par le nazisme et le stalinisme dans un dilemme inextricable, je vous suggère la lecture d’un livre assez similaire, « Un tombeau pour Boris Davidovitch ».

Vollmann ne cache pas l’influence que ce livre a pu avoir lors de l’écriture du sien. Il le considère d’ailleurs comme un des meilleurs du vingtième siècle. Il a raison : c’est superbe. Kis est un écrivain Serbe né en 1935 et mort prématurément à Paris en 1989. Comme tant de gens d’Europe centrale, il est frappé de plein fouet par les deux totalitarismes du siècle – son père, juif, meurt à Auschwitz en 1944. Ces expériences personnelles ressortent bien sûr dans ce « Tombeau pour Boris Davidovitch », publié en 1976, à une époque où l’intelligentsia française décrivait encore « L’archipel du goulag » comme de la propagande droitiste. Le dégoût profond que ressent alors Kis l’aura sans aucun doute encore plus motivé à l’heure d’écrire son livre.

Tout comme celui de Vollmann, on pourrait prendre cette œuvre comme un recueil de nouvelles : c’est en fait un roman extrêmement cohérent, dont les sept parties entretiennent d’intimes rapports thématiques entre elles. Le sous titre du livre le dit clairement : ce sont « sept chapitres d’une même histoire » - tout comme les portraits de « Europe Central » sont 36 chapitres d’une même histoire…

Voilà bien des histoires glaçantes, secouantes, révélatrices des mécanismes destructeurs, broyeurs de vies humaines, à l’œuvre dans les systèmes totalitaires. Coincés entre le marteau et la faucille, parfois également acculés par la sinistre croix, les personnages de ces sept chapitres sont placé dans un carrousel infâmes auxquels ils ont bien souvent décidé de participer volontairement, avant de se rendre compte que si la roue tourne, ils restaient bloqués dans cette voiturette les emmenant vers une mort certaine et particulièrement horrible.

Vladimir Nabokov appréciait peu les écrivains « politiques » - « popular purveyors of illustrated ideas and publicistic fiction »- et on ne peut lui donner tort, tant il s’agit souvent de médiocres écrivaillons dont les idées – souvent toutes aussi médiocres- servent d’alibi à la pauvreté du style. On l’aura compris, « Un tombeau pour Boris Davidovitch » est un roman éminemment politique, mais il y a derrière ça une écriture, une poétique véritablement superbe. Sous des apparences de dossier historique, les mots claquent, les sentences tombent, les phrases chantent. Impossible de ne pas être séduit : il faut même se calmer, car c’est le genre d’écriture qui fait foncer tête baissée alors qu’il faudrait parfois s’arrêter pour mieux déchiffrer les mots et la façon dont il s’enchaînent.

Danilo Kis, Un tombeau pour Boris Davidovitch, Gallimard, 11€

0 commentaires  

Le bon garçon et le Pérou

Lorsqu’on parle de fiction contemporaine de facture classique, je ne peux m’empêcher de penser à Mario Vargas Llosa qui, selon moi, s’impose comme le représentant le plus brillant de cette catégorie. Sa « Fête au bouc » est une œuvre où aucune ligne ne sonne faux, chaque mot est à sa place et forme sans aucun doute le plus puissant le roman sur une dictature réelle qu’il m’ait été donné à lire.

Il y a quelques mois sortait « Tours et détours de la vilaine fille », le dernier Vargas Llosa en date. J’en ai lu, des critiques dithyrambiques –« ce livre à sa place au côté de chef-d’œuvres du passé comme « Moby Dick » » ! Malheureusement, la lecture des cent première pages, certes plaisante, était loin de me convaincre : l’écriture me semblait plate, cucul, les dialogues précieux. Et pourtant, petit à petit…

Dans les années ’50, Ricardo, jeune adolescent péruvien, fait la connaissance de Lily, petite chilienne immigrée à Lima. Il en tombe amoureux mais n’arrive pas à la tomber, malgré ses multiples tentatives. Une quinzaine d’années plus tard, le gentil Ricardo vit à Paris, seule ambition de sa vie, et fait traducteur pour l’Unesco tout en aidant parfois un ami à héberger des candidats guérilleros de passage entre le Pérou et les camps de formation cubain. Une de ces aspirantes révolutionnaires est justement Lily – et cette fois, il la convainc de ses sentiments. Cela ne dure malheureusement pas, puisqu’elle s’envole vers l’île de Fidel. Durant les trente années suivantes, Ricardo, le bon garçon, retrouve par hasard sa mauvaise fille, toujours sous des noms différents et dans des situations rocambolesques. Plus précisément, elle revient toujours à lui lorsqu’elle se retrouve dans les difficultés jusqu’au cou. Bonne âme, aveuglé par l’amour, Ricardo, malgré son intention de dire non et de clore le chapitre, se fait chaque fois avoir.

Comme tous les bons romans - et, en fin de compte, il est de ceux-là-, « Tours et détours de la vilaine fille » se lit de plusieurs façons. En première intention, on identifiera bien sûr le récit d’une obsession à sens unique, d’un amour destructeur – bien que finalement rédempteur. Pour ce pan-là du récit, et malgré les défauts que j’ai déjà cité, Vargas Llosa prouve une fois de plus l’étendue de ses talents de conteur. Le lecteur sait bien sûr à l’avance que la mauvaise fille va redébarquer dans la vie de Ricardo, et il croit chaque fois subodorer la manière dont va s’effectuer ce retour – non sans crainte, tant ça semble cousu de fil blanc. Pourtant, on est chaque fois surpris par le rebondissement, par ces tours et détours, justement. Par ailleurs, la marche inexorable de l’histoire vers plus d’amour, suivi de plus d’horreur, suivi d’encore plus d’amour et de conscience de Ricardo à la fois de l’idiotie de son comportement mais de l’impossibilité d’agir autrement est fascinante.

Si on veut bien se détacher de l’histoire composée par Vargas Llosa, il reste quantité d’autres choses dans ces quatre cent pages. A 70 ans, le maître péruvien semble établir un premier bilan de sa vie : le parcours géographique de Ricardo est vaguement calqué sur celui de l’auteur. On retrouve le Paris existentialiste où un jeune auteur sud-américain fréquentait les milieux immigrés d’extrême-gauche et était lui-même séduit par le communisme. Suit une période londonienne et une prise de conscience des aveuglements de sa génération. Les années ’80 sont celles d’un retour bref au Pérou, à l’époque de la catastrophique présidence de Alan Garcia, et enfin, une période madrilène. La relation de Vargas Llosa avec son pays semble ambiguë : chaque fois qu’il y retourne, il s’y reconnaît de moins en moins et il est consterné par la route de plus en plus destructrice sur laquelle il se dirige. En même temps, s’il ne s’y sent plus à la maison, il faut bien dire que malgré les années passées en Europe, il s’y sent toujours étranger. Pour utiliser une image idiote, il ressemble à une plante qu’on aurait déracinée de son milieu d’origine pour la planter dans un biotope différent. Elle s’intègre plus ou moins bien au paysage, à l’air extérieurement saine, mais il y a, à l’intérieur, quelque chose qui ne va pas…

On peut – mais ce n’est là que mon point de vue personnel- également voir la mauvaise fille comme une métaphore du Pérou. Prête à tout pour réussir, suivant les promesses de retour sur investissement immédiat, elle se laisse séduire par tous les charlatans, oubliant qu’il y a des chemins plus sages et moins dangereux vers le développement personnel. De temps en temps, elle retourne vers la moins flamboyante raison pour s’aveugler une fois de plus peu après et reprendre le chemin de l’auto-destruction.

Deux mois après la publication espagnole de « Tours et détours de la vilaine fille », Alan Garcia, qui avait presque mis le Pérou en faillite à la fin des années ’80 – provoquant ainsi la candidature malheureuse de Vargas Llosa à la présidence-, prêtait une nouvelle fois serment comme président de la république. Le Pérou est parfois une bien mauvaise fille – et ce roman, malgré certains défauts, vaut bien le détour.

Mario Vargas Llosa, Tours et détours de la vilaine fille, Gallimard, 21€

0 commentaires  

Des jours et des semaines

« Des jours et des semaines durant on se triture vainement les méninges et l’on ne saurait dire, à supposer que l’on soit interrogé sur ce point, si l’on continue à écrire par habitude ou pour se faire valoir, ou parce qu’on ne sait rien faire d’autre, ou encore parce que la vie n’a pas cessé de nous étonner, par amour de la vérité, par désespoir ou par indignation, pas plus qu’on ne saurait dire si le fait d’écrire nous rend plus sage ou plus fou. Peut-être chacun de nous perd-il la vue d’ensemble au fur et à mesure qu’il bâtit sa propre œuvre, et peut-être est-ce pour cette raison que nous sommes disposés à nous imaginer que le progrès de la connaissance se mesure à l’aune de la complexité croissante de nos constructions intellectuelles, et cela bien que nous pressentions en même temps que jamais nous ne saisirons les impondérables qui, en réalité, déterminent notre parcours. »

W.G. Sebald, Les anneaux de Saturne, Folio, 7.70€

0 commentaires  

William Gass à Paris (Fausto aussi)

Douze ans après sa publication aux Etats-Unis, « Le tunnel », dernier chef-d’œuvre américain du vingtième siècle, paraîtra enfin en France au mois de mars, dans une traduction de Claro, au Cherche midi, collection Lot49.

L’auteur, William H. Gass, vient à cette occasion en tournée promotionnelle à Paris. Si je ne m’abuse, il arrive demain et repart vendredi prochain. Oh joie : mardi 06 février, il ira à la rencontre de son public ! Occasion unique de voir ce grand romancier, critique et philosophe de 82 ans.

Ni une, ni deux, pour Fausto : congé, thalys, hôtel, j’y serai !

MARDI 6 FÉVRIER 2007
- 19H -

LECTURE-RENCONTRE AVEC :

WILLIAM H. GASS,

SON TRADUCTEUR CLARO & SES ÉDITEURS
À LA LIBRAIRIE VILLAGE VOICE
6 RUE PRINCESSE
75006 PARIS

0 commentaires  

Naissance d'une nation

Après une petite centaine de pages de « Argall », le dernier « Seven Dreams » paru, William Vollmann s’interroge sur la présence dudit Samuel Argall:

« Now where is he? My servile eyes cannot spy him; he’s embodied Absence; he’s a fist in a cloud. Altho’ I named this book for him, I can’t compass him. I’m conquered.
So pray allow me to keep on with the history of Capitaine John Smith. »

Il s’agit peut-être là de la phrase qui cerne le mieux les contradictions et les particularités à la fois de ce volume, mais aussi de toute cette série de cartographie symbolique de l’Amérique. S’il y a un personnage central dans ce livre, c’est bien Pocahontas. Au deuxième plan, on retrouve sans conteste John Smith. Et pourtant, le titre est « Argall ». En fait, Vollmann a très bien compris que ceux qui font réellement l’histoire restent dans l’ombre, invisibles, tirant les fils, complotant, dissimulés derrière des hommes de paille.

L’historiographie officielle fait du couple Pocahontas – Smith un mythe presque originel, prouvant que l’union entre les sauvages et les occidentaux est, malgré les difficultés, possible. Si on se réfère aussi bien au célèbre dessin animé de Disney qu’à « The new world », le dernier film de Terrence Malick, la princesse indienne et l’aventurier anglais sont deux jeunes gens superbes animés d’une passion ravageuse qui risque de les mettre au ban de leurs communautés respectives. Chez Vollmann, on en est bien loin : elle est franchement laide et il est un manipulateur qui ne se soucie guère de l’indigène, si ce n’est pour la voir jouer un jour avec son sexe. « Argall » n’est pas un livre romantique.

De fait, il n’y a pas grand-chose pour réchauffer le cœur de ce John Smith au déjà long passé qui débarque en Virginie à 26 ans et y trouve une terre superbe mais sans or, où il est impossible de survivre sans l’aide des indiens – pas de fermier parmi les colons-, où la fièvre et la variole font des ravages, où les luttes de pouvoir et les mini coups d’Etat se succèdent. Tour à tour condamné à mort pour mutinerie, épargné, envoyé auprès des indiens, emprisonné, libéré, remis au fer par ses compatriotes, libéré une fois de plus, fait chef de la colonie, destitué, remis au fer une troisième fois et finalement renvoyé au pays, Smith n’arrivera jamais au bonheur. Le portrait qu’en fait Vollmann est finalement dur, sans concession : c’est celui d’un jeune homme un peu niais, hyper-ambitieux sans en avoir les moyens, qui, après des aventures ubuesques en Europe part de l’autre côté de l’océan certain d’y devenir un seigneur puissant. Trop impatient, manipulateur peu subtil, il se prétend fin stratège mais préfère en fait une brutalité sanguinaire assez affolante à la négociation, aussi bien dans ses rapports avec les indiens qu’avec ses administrés. Pas surprenant qu’on l’ait mis dans un bateau pour qu’il ne revienne jamais.

Pocahontas sauve Smith de la mort des mains de son père, chef de tribu, alors qu’elle n’est pas pubère. Pendant la période de captivité de l’anglais, elle s’en enamourache et il lui promet le mariage – procédé bien pratique pour entrer dans les bonnes grâces du potentat local. Une fois le capitaine relâché, Pocahontas rend de nombreuses visites à la colonie, amenant souvent de quoi manger. Pourtant, c’est sans une seule pensée pour la princesse que Smith retourne à Londres. Il mentionnera à peine son nom dans le livre qu’il consacrera ensuite à ses aventures.

C’est alors que débarque Samuel Argall, personnage discret et mystérieux dont on se rend pourtant vite compte que l’ombre est projetée sur chaque page du livre. Il est la quintessence de ces serviteurs du Roi qui firent l’Amérique. Commerçant rusé, soldat sans pitié, politicien machiavélique, c’est le type d’homme nécessaire pour mettre sur pied une colonie viable et régler le « problème » indien. A Londres comme à Jamestown, Argall est partout, chaque personnage sentant dans son cou ce souffle que l’on imagine méphitique. C’est lui qui fait enlever Pocahontas afin de négocier avec le indiens, c’est lui qui a l’idée de la marier, c’est lui qui trouve son mari, c’est lui qui pense à l’exhiber devant le Roi à Londres, c’est lui qui se trouve au premier rang lors de son enterrement, c’est lui qui empêche Smith de revenir, c’est lui qui s’enrichit en ruinant ses concurrents et en détruisant les villages indigènes. Il est, en fin de compte, la figure tutélaire qui plane sur le destin du Général Custer, de Edgar Hoover, de Randolph Hearst, sur tous ses hommes pour qui tous les moyens étaient bons pour arriver à quelque fin que ce soit. Selon Vollmann, John Smith n’est pas un symbole états-unien. C’est à Samuel Argall qu’il convient d’assumer ce rôle.

Par le plus grand des hasards, après avoir terminé « Argall », j’ai lu le « Rebels, turn out your dead » de Michael Drinkard, et j’ai senti qu’il y avait là un lien presque logique entre l’histoire de la colonisation virginienne et celle des mésaventures de Salt, cultivateur de chanvre pris en plein milieu de la guerre d’indépendance. Sur un peu moins de deux siècles, les colons se sont transformés en citoyens américains et ont finis par se rendre compte qu’ils se trouvaient eux-mêmes dans la situation des indiens – les descriptions du comportement des beefeaters envers les rebelles sont éloquentes. Cette fois-ci, c’est la liberté qui a triomphé – et Drinkard indique que cette volonté de liberté réside en chacun, puisque Salt, qui n’avait de sympathie particulière pour aucun des camps, refuse de déclarer loyauté au Roi, alors que cela lui aurait épargné d’horribles conditions de détention. La cartographie imaginaire et symbolique des Etats-Unis n’est donc pas dessinée par Vollmann seul. Ils sont nombreux à s’y attacher, et c’est nettement plus passionnant que celle des livres d’histoire officiellement sanctionnés.

William T. Vollmann, Argall, Penguin, $18.00
Michael Drinkard, Rebels, turn out your dead, Harcourt, $24.00

8 commentaires  

Clicky Web Analytics