En vérité, je vous le dis

Ce matin, je devais vous parler de littérature nazie mais ce matin j’ai décidé de vous parler d’autre chose. J’ai un message, oui, un message. Parler de livres vous fait passer pour un binoclard sérieux, et c’est vrai. Mais, en vérité je vous le dis, il m’arrive régulièrement de m’exciter bien plus sur une organisation tactique que sur une structure narrative ; sur un tacle sec et précis que sur une métaphore filée un tant soit peu nouvelle ; sur une frappe qui heurte l’équerre que sur une histoire à deux doigts de toucher une Vérité. Bref, vous l’aurez compris, j’ai vu du football. C’est vrai. (note : prononcer cette phrase avec l’accent du vieux de Charleroi –vidéo ci-dessous.)


J’ai appris la géographie en regardant sur une carte où se trouvait chaque équipe de première division de chacun des principaux pays. J’en choisis une à soutenir et à suivre dans chaque championnat. De l’évident au moins évident. Anderlecht West Ham Ajax Celtic Cologne Porto Parme Marseille et Barcelone, n’en citons que quelques unes. Tout ça est loin, et je ne suis guère plus que jupiler barclay et bbva. Certaines allégeances ont changé : ma belle famille du Real me pousse dans les bras de l’Atletico ; ma belle famille andalouse mais du Real me pousse dans les bras du Betis. En 1992, sans belle famille et pas encore pubère (n’y voyons, je vous en prie, aucun lien), c’était Barcelone. J’aime les joueurs discrets, ceux qui se font remarquer quand ils ne sont pas là. Sans doute pour ça, mes préférés ont souvent été des défenseurs (même si la pureté des frappes de Luc Nilis – vidéo ci-dessous – m’a fait opter, un temps, pour ceux qui étaient dans la lumière. C’est vrai – voir note du premier paragraphe).


En 1992 donc, plutôt que Koeman (défenseur pas du tout discret), Stoitchkov ou Laudrup, c’était Bakero et Guardiola. Ce dernier n’avait que 21 ans, et bien sûr, vous savez tous où il en est aujourd’hui. Je ne pouvais évidemment savoir, à cette époque, que Guardiola resurgirait dans ma vie quelques années plus tard par l’intermède d’Enrique Vila-Matas. Dans le texte « L’art de connaitre des footballeurs » de « Desde la ciudad nerviosa », il explique avoir toujours voulu connaître des joueurs, mais que cette activité lui paraissait extrêmement difficile pour un écrivain jusqu’au jour où surgirent les footeux intellectuels. Certains que son heure était arrivée, il fut invité à dîner avec Miguel Pardeza, alors ailier du Real Saragosse. Mais tandis que Vila-Matas passait son temps à lui donner des conseils pour mieux dribbler, Pardeza voulait causer roman espagnol. Bref : Vila-Matas s’adapta peu à peu aux nécessités de l’art de la conversation avec des footballeurs intellectuels et augmenta le nombre de rencontres. Succédèrent à Pardeza Ernesto Valverde et Andoni Zubizarreta. C’était, à l’époque, nous dit-il, trois as du football intellectuel. Pour former le poker, il ne lui manquait que Pep Guardiola. Et ce fut fait un soir, grâce à David Trueba : Guardiola avait lu Vila-Matas et voulait le rencontrer. Notre écrivain se sentait aussi privilégié que s’il avait rencontré Borges lui-même, et, finalement expert, il ne parla pas de football : la paire discuta Joyce toute la nuit. Vila-Matas dixit.

Tout ça pour dire que l’entraîneur couronné hier soir est un footballeur de grande, grande classe, un homme intelligent et beau (selon madame Fausto et la moitié de l’Espagne, me dit-on), il est très bien doté tactiquement et a même quelques pouvoirs magique qui ont permis à Messi de sauter plus haut que des mecs lui rendant vingt centimètres. Bref, tout, absolument tout indique que Guardiola est ce que nous avons de plus ressemblant à Dieu.

Mais moi, je me rappelle d’un petit gars (1.78 pour sa position, ce n’est pas des masses) que je vis pour la première fois vers 1999. Il jouait alors au poste d’arrière droit et avait une coupe de cheveux à la David Coverdale époque 1987 (vidéo ci-dessous). C’est vrai (voir note du premier paragraphe).


Depuis, rentré dans le jeu, défenseur central, capitaine et toujours ces putains de cheveux. Hier, pour cause de blessures et de suspensions, il a été contraint à retourner, dix ans après, sur le côté droit. On n’a pas vu son adversaire direct de tout le match. Mais lui, on l’a vu arpenter l’entièreté de son flanc, on l’a vu parfois jouer en tant que milieu offensif devant Xavi et Iniesta et on l’a aussi vut juste derrière Messi , en deuxième attaquant, pour le second but. Ubiquité, omniscience. Oubliez Guardiola, oubliez Messi. Tout ça, c’est sans doute grâce aux cheveux. Et voici le message, devant vos yeux ébahis. En vérité, je vous le dis : Dieu s’appelle Puyol.


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Bolaño: quatre mains, deux de trop


Il y a quelques années, Javier Moreno dessina un diagramme de l'oeuvre de Bolaño. « Consejos de un discípulo de Morrison a une fanático de Joyce » ne s'y trouve pas. Ce n'est qu'un des éléments qui montre qu'on fait souvent peu de cas de ce livre, considéré comme une curiosité plus que comme un véritable roman du corpus bolañien. C'est aussi, avec « Novelita lumpen », les essais de « Entre paréntesis » et la poésie, l'un des seuls travaux du Chilien a ne pas être disponible en français. Pourtant, ce bref roman mérite qu'on s'y attarde. Je ne vais pas prétendre qu'il s'agit d'un grand livre, mais on y trouve des choses qui ne sont pas dénuées d'intérêt.


Le problème quand, comme c'est mon cas ici, on cherche surtout à dégager d'une relecture globale de l'oeuvre d'un auteur des éléments pertinents pour la rédaction d'un article est qu'il est particulièrement difficile voire même vain de tenter de dégager qui a écrit quoi. « Consejos de un discípulo de Morrison a une fanático de Joyce » est en effet un romain écrit à quatre mains, celles de Roberto Bolaño et de Antoni García Porta, probablement l'un de ses plus vieux amis catalans. Porta, dans sa préface, essaie de se souvenir comment le livre fut écrit et prétend avoir une très mauvaise mémoire. Bolaño n'est pas une source fiable: lorsqu'il parlait de « Consejos ... », sa version changeait chaque fois. Porta dégage donc trois méthodes possibles: une première où les deux auteurs auraient travaillé ensemble sur quelques ébauches, établi des prémisses et choisi une fin, puis se seraient partagés les chapitres à écrire; une seconde où ils se seraient simplement lancés dans un exercice de cadavre exquis avec l'espoir d'obtenir quelque chose de bon; enfin, une troisième où l'un des deux écrivains (ici Porta) aurait écrit une première version que l'autre (Bolaño) aurait relue, complétée, corrigée. Porta écrit que « Consejos... » est sans doute le résultat d'un mélange des trois méthodes, mais à lire le reste de son introduction, on se rend compte que, même s'il ne le dit pas clairement, l'option la plus probable est la troisième. En parcourant sa correspondance, Porta découvre qu'il a écrit une première version en 79 et que celle-ci a été relue par Bolaño en 1981. Le Chilien propose alors à son ami quelques changements. Dans une autre lettre, d'octobre 1982, Bolaño explique carrément que le roman est terminé (il dit être au chapitre XXI d'un total de XXIV, information qui semble nouvelle pour Porta) et suggère à Porta de lire ensemble le résultat afin de s'occuper des « derniers détails ». Le lecteur de la préface ne peut s'empêcher de penser que Porta insinue que le résultat final tient plus à Bolaño qu'à lui, mais tout ça n'est que spéculation de notre part. Que faire alors, d'autant plus que notre absence totale de connaissance du reste de l'oeuvre de Porta nous empêche de réellement tenter de comparer? Même lorsque certains passages nous paraissent estampillés Chili, les attribuer aux deux auteurs. Tenir compte des éléments pertinents pour notre projet mais diminuer leur importance par manque de certitude quant à leur paternité.

L'intrigue de « Consejos... » tient en peu de mots: le Catalan Ángel et la sans-papier sud-américaine Ana sont en fuite après avoir volé et tué l'ancienne patronne de la jeune femme. Ils ne s'arrêteront pas là et sous la direction d'une Ana à moitié folle, le sang coulera bien plus. Exil, illégalité, sexe, mort, folie: faut-il en dire plus? Le terrain sera plutôt familier à tout lecteur de Bolaño.

Les jours où Ana et Ángel sévissent connaissent d'autres faits sanglants, le plus souvent commis par des jeunes marginaux, comme si Barcelone était en proie à une épidémie criminelle à visée insurrectionnelle. De fait, les deux personnages du roman ayant tant d'amis à gauche ou très à gauche, et coupables d'assassiner en premier lieu leurs anciens patrons ne peuvent, pour le public, qu'agir pour des motifs politiques ou révolutionnaire. Il n'en est pourtant rien: la politique est illusion, le moteur de cette ballade n'est autre que la folie d'Ana. Ángel suit par amour, et à l'heure de justifier son action, il ne peut faire mieux que lui trouver une revendication, quelle surprise chez Bolaño, artistique ou littéraire.

-- Ecoute, Panocha, s'il m'arrive quelque chose, dit que j'ai fait tout ça pour protester contre notre situation.
-- Quelle situation?
(....)
--- La situation des jeunes artistes du monde entier, coincés entre la pauvreté et le silence. Tu peux mentionner parmi mes prédécesseurs les jeunes poètes suicidés. (...) Mais ne nomme aucun catalan, ici on ne se suicide que par amour.

La violence politique n'est pas (ou plus) prise au sérieux, comme en témoigne cet autre passage, où elle est ravalée à simple fonction de saison: à l'été la folie et l'amour, à l'automne la politique, à l'hiver le repos.

Il ne reste plus que nous, pensai-je, et ça mettrait un terme à la vague de violence estivale à Barcelone. En automne, la violence serait politique et il y aurait plus de morts. En hiver, les choses tendraient à se calmer, le froid fait que les gens restent à la maison ou au bar. Ce n'est pas bon d'aller à la prison en hiver. Au moins, les premiers jours ne doivent pas être bons.

Avant de se lancer dans cette triste épopée, Ángel tentait d'écrire. La littérature, hormis Ana, est sans doute sa seule passion, et elle est tellement prégnante qu'il s'arrangera pour épargner une victime potentielle qui s'avère poète. Le chapitre XII détaille son projet tout bonnement délirant de roman, « Cant de Dèdalus annunicant fi » où un Stephen Dédalus à l'âge de maturité abandonne, par fatigue, la littérature et se lance dans une rebellion armée qui l'enverra en exil. A son retour chez lui à Barcelone, il se fait abattre. Il semblerait bien qu'Ángel, pour n'avoir pas su écrire son livre, se console en participant au délire d'Ana qui partage certains traits avec son synopsis. L'identification est telle qu'à plusieurs reprises il s'affuble lui-même du nom de son personnage. Mais la partie lecture de ce chapitre évoque Bolaño: le parcours de lecteur de Dédalus renvoit à l'affection beat du Chilien dans sa jeunesse. La conclusion frappe aussi:

Dans une lettre à un ami, il cite aussi en tant qu'auteur de grande influence Néstor Sánchez: le perdu, le disparu dont on ne sait pas si ce fut pour des raisons politique ou de sa propre volonté.

N'est-ce pas finalement ce que beaucoup pensent de Bolaño, après sa mort? Ses exils furent-ils politiques ou personnels? Après tout, on a entendu beaucoup chose, aussi bien de sa part que via les multiples articles affabulateurs parus ces derniers mois, aux Etats-Unis principalement.

Intéressant aussi, ce passage où Ángel s'interroge sur son écriture:

Sérieusement, qu'était la littérature pour moi (...). La Forme à travers laquelle la vie devrait être si ce n'est claire, lisible, stable. Mais la forme a acquis progressivement le visage du crime. La vie quotidienne, les travails qui me fournissaient la nourriture et mes inutiles travaux parallèles, quelques femmes, les livres, les rues, tout me poussait au crime, un lieu inconnu que j'identifiais parfois avec l'aventure, ce territoire où les rôles n'existent pas ou bien sont multiples et interchangeables et où le talent n'obéit à aucun discours, ne veut rien dire, n'a aucune importance. Une bouche muette.

Mais laissons-là (pour le moment) les considérations hasardeuses sur les liens entre « Consejos... » et l'oeuvre future de Bolaño. Sans doute pas inintéressantes, elles sont trop risquées même si la relecture, par essence, prête l'esprit à vagabonder et à spéculer, peut-être aussi à voir des traces et des indices là où il n'y a coincidence que dans l'esprit du lecteur.

Trois remarques tout de même. Du plus important au plus anecdotique:

1) Qu'est-ce d'être de gauche dans l'Amérique du Sud des années '70? Mourir:
Le type est mort maintenant; je crois qu'il militait dans un parti de gauche et qu'il n'a pas voulu s'exiler.
2) Parmi les noms de poètes que Ángel voit sur les étagères d'une de ses victimes, Nuria Rosquelles. On se souviendra que Nuria était la patineuse de « La piste de glace » et Rosquelles le fonctionnaire municipal qui l'aimait d'un amour non-réciproqué. Les deux livres datent plus ou moins de la même époque.

3) J'ai le souvenir que dans beaucoup de ses livres, les personnages de Bolaño font l'amour « la nuit entière ». Mythe de la vitalité de la jeunesse? Je ne sais pas. Toujours est-il que ce cliché des étreintes qui ne se finissent pas, on le retrouve chez d'autres auteurs sud-américains. Pourtant, dans « Consejos... » Ángel passe son temps à avoir des problèmes d'érection. On pousse donc un cri (gémissement?) de soulagement lorsque, à la page 163, il retrouve tout sa puissance dans les bras de Kati, poète vénézuellienne.
De façon inévitable, nous passâmes la nuit ensemble dans sa chambre. Elle criait comme une louve, j'ai le dos tout griffé. Au début, il ne se dressait pas mais à la fin je passai la nuit entière à l'introduire et à le sortir.

Une dernière remarque avant d'arrêter pour aujourd'hui: la meilleure partie du livre est, selon moi, l'appendice, fragments désordonnés du journal d'Ángel, entre souvenir barcelonais et exil parisien où, dans la misère, il craint à tout moment une arrestation, prétend écrire et cherche la femme. C'est aussi la partie qui fascine le plus Porta, parce que, selon lui, “le discours cesse d'être strictement policier et nous rencontrons le Bolaño qui nous émerveillera ensuite dans tant de nouvelles et de romans, le poète aussi, bien sûr”. Le volume contient aussi “Diario de bar”, seul récit survivant des deux qu'ils écrivirent à quatre mains.

Toute traduction de ma blanche main.

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Vision

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Bolaño: sur une piste ténue

A peine lancé dans une relecture de Bolaño, voilà que je retombe dans la simple lecture: avec « Una novelita lumpen » et la plupart de sa poésie, « La piste de glace » est un de ses rares textes que je ne connaissais pas encore. Jusqu'à cette semaine. On en parle rarement, de cette « Piste de glace ». Pourtant, c'est vraiment un très beau roman. Excellent, peut-être pas. Mais très beau. Et, finalement, qu'importe l'excellence pourvu qu'on ait la beauté?

En lisant ce livre dans la foulée de ma relecture d' « Anvers » et de « Monsieur Pain », une question s'est imposée: à quel point ce roman, apparemment écrit à la même époque, a été retravaillé pour sa publication en 1993? On ne va pas prétendre qu'on ne dirait pas le même auteur, puisque l'on sait déjà qu'on retrouve dans les deux titres pas mal des thèmes, des particularités et des modes opératoires de Bolaño, mais la différence frappe, tout particulièrement avec « Monsieur Pain », meilleur point de comparaison -- « Anvers » étant par trop fragmentaire, plus proche d'une prétention poétique.

Tout d'abord, Bolaño semble, cette fois-ci, savoir où il va, que ce soit en ce qui concerne le prétexte de l'histoire, le destin de ses personnages ou le type de narration qu'il choisit. L'assemblage est beaucoup moins dû au hasard. Au niveau de l'écriture également, tout paraît plus assuré, même si les voix des trois narrateurs ne se distinguent que par ce qu'ils disent ou par leur ton, plutôt que par leur style. Techniquement, si on voulait tenter d'établir un vague lien, la structure à narrateurs multiples pourraient faire penser à la deuxième partie des « Détectives sauvages » bien qu'ici un été soit observé au lieu des pérégrinations d'un duo, ce qui change bien sûr pas mal de choses. Thématiquement, c'est sans doute un lien plus fort et plus concret qui nous unit à la même partie des mêmes détectives (comme si c'en était un brouillon ou plutôt une version préalable), puisque Bolaño y manipule une époque et des éléments biographiques qu'il remettra en scène dans la vie de Arturo Belano de façon plus romantique. Parce qu'ici, pas de romantisme ni de célébration d'une jeunesse folle: le portrait est plutôt terre-à-terre et les trois acteurs principaux sont trop différents pour que Bolaño s'adonne au même type de jeu automystificoglorifiant qu'il pratiquera dans « Les détectives sauvages ». D'une manière plus large, on retrouve bien sûr ici une certaine fascination pour la mort, la violence et surtout la folie, ainsi que les figures de l'exil qui peuplent son oeuvre, que ce soit celui qui nous emmène à des milliers de kilomètres de ce qui toute une vie fut un domicile, à une grande-distance de la vocation que l'on croyait être celle de notre vie, à des lieux et des lieux de ce que l'on pensait être notre personnalité ou encore à trois bouteilles ou trois nuits sous un pont de trop, ce qui cause ainsi le basculement dans une quasi-démence.

Je suis bien sûr très heureux de voir ici les germes de ce qui suivra, mais tout ça importe finalement très peu une fois qu'on est face à l'image centrale du livre: une jeune femme superbe en train de s'entraîner sur une piste de glace installée dans un palais moderniste en ruine sur les ordres d'un fonctionnaire municipale au bord du précipice; il la regarde, l'encourage; ils sont observés en secret par une autre jeune femme, sans doute à moitié folle, munie d'un couteau effilée; un poète mexicain en séjour illégal la dévore des yeux espionnant les deux autres occupés l'une à se perdre dans son sport, l'autre dans la contemplation de celle qu'il aime. Tout est là, dans ce triangle tout sauf équilatéral. Ce n'est pas un roman policier, l'intrigue n'est pas politique, c'est un roman d'amour et d'illusions, sur l'infinie capacité de l'être humain à se berner soi-même. Et c'est magnifique.

Je terminerai rapidement cette brève note de lecture avec une considération sur ce que je rappelle être le but « officiel » (c'est-à-dire surtout l'excuse) de ce processus de relecture: le projet d'écriture d'un papier sur la gauche chez Bolaño. Comme je le disais dans ma première note « relecture », je sais que les passages pertinents seront difficiles à trouver. J'espère en fait trouver une espèce de portrait en creux. Dans « La piste de glace », pas grand chose sauf à prendre en compte l'affiliation politique de Enric Rosquelles, le fonctionnaire municipal qui détourne des ressources publiques pour construire la patinoire. Il est socialiste, ou plutôt encarté au parti socialiste ouvrier espagnol. Bien qu'il est pratiquement certain qu'une bonne partie du monde littéraire aurait fait de cet homme le membre d'un parti de droite (j'entendais d'ailleurs encore dire ce matin à la TVE que la gauche était plus rapide à se distancer de la corruption, ce qui fera rire tout lecteur belge), on ne peut pas prétendre qu'il s'agit là d'un exemple de l'opinion de l'auteur sur la gauche, corrompue. Bien que beaucoup de trotskistes se sont reconvertis en militants sociaux-démocrates, Bolaño ne semble être de ceux-là: il pencherait plutôt du côté d'une désillusion envers le politique, et le choix du parti concerné n'indique rien, n'a aucune implication sur le roman. On dira tout au plus qu'il fait montre d'un certain mépris envers les pratiques inévitables dans toutes particraties – de quelque bord que ce soit. On ira donc voir ailleurs, d'autant plus que le but n'est pas de savoir si Bolaño était plutôt de gauche ou plutôt de droite (comme si on ne le savait pas) mais bien d'examiner comment il représente (quelle) gauche et les impacts que cette représentation aurait sur le sens (?) de son oeuvre.

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Bolaño: retour à l'ordre

J'ai beaucoup de temps libre pour le moment, ce qui me permet de terminer ou de continuer à travailler sur d'anciens projets (l'article sur le livre de Daniel Sada publié récemment sur le Fric-Frac Club avait été abandonné pendant deux mois, j'ai aussi relu pas mal de Mishima et il serait temps que je concrétise vraiment mon texte à ce sujet), d'en lancer de nouveaux mais aussi, bien sûr, de lire encore plus que de coutume. Etrangement, pourtant, ça ne se traduit pas nécessairement par une plus grande activité sur ce blog. Comme si, sachant ne pas être pressé, je préférais m'occuper de choses de plus grande ampleur, qui demandent, justement, une gestation plus longue. On verra ce qu'il en ressortira. Toujours est-il que je me suis replongé, il y a quelques jours, dans une relecture de l'oeuvre de Roberto Bolaño. Il n'est pas bien original de dire qu'en matière de littérature, ce qui importe bien souvent, ce qui apporte richesse à notre perception d'un roman, c'est la seconde lecture. Dans le cas de Bolaño, découvrir l'ensemble (ou presque) de son travail sur deux ans est évidemment un grand choc qui se ressent dans une sorte de bonheur stupéfait ne permettant pas toujours critique ou analyse véritable. Sur les premiers titres, quand bien même ce qu'on en dit est juste, ce qu'on y voit est pertinent, on tatonne à la recherche de quelque chose que seules nos lectures suivantes de l'auteur pourront nous donner. Ainsi, sans même se soucier de chronologie, lire « Les détectives sauvages » avant tout et puis passer à « Monsieur Pain » ne laissera pas les mêmes sensations que de le faire dans le sens inverse. Une relecture des « Détectives sauvages » alors que le reste a été lu au moins une fois sera donc non seulement différente (tout lecture étant de tout façon différente) mais surtout changera notre perspective sur l'oeuvre générale de l'auteur. Et c'est ça qui m'intéresse aujourd'hui.

On parle toujours de Bolaño et du fascisme, ce qui est normal et légitime. Ce qui m'intrigue depuis quelques temps et que je n'ai vu examiné nulle part (envoyez-moi des références s'il y en a), c'est la question de la représentation de la gauche. Le thème est moins courant, les passages pertinents sans doute plus difficiles à trouver mais, de mémoire, je me souviens du trotskiste de « La littérature nazie en Amérique », de plusieurs scènes dans « Nocturno de Chile » et d'une altercation avec un chauffeur de taxi dans « 2666 » qui dépeignent un sinistre portrait. Pour rechercher d'autres traces éventuelles autant que pour relire l'esprit clair (c'est-à-dire débarrassé de l'ébahissement initial), je me replonge donc dans tous les livres de Bolaño et ce de façon chronologique, histoire de voir s'il y aurait, dans ce domaine-là, une évolution. Bien que je sois à la recherche d'éléments précis, je ne pense pas me fermer à tout ce qu'il se passe d'autre, ce qui devrait permettre de parler en ces pages de ce qui n'apparaîtra pas dans l'article que j'espère tirer de ma relecture.

J'ai commencé par « Anvers » qui semble être le plus vieux texte disponible (1980). J'en avais gardé de très bons souvenirs et me suis rendu compte que c'était sans doute dû à une sorte d'ensorcellement. Il y a dans ces 126 pages une qui est absolument magistrale: la dernière. J'en avais déjà utilisé un extrait en citation il y a un bout de temps. Le reste n'est malheureusement pas à la hauteur. « Anvers » est une collection de fragments (débuts, milieux ou fins de..) plus que le thriller sans solution annoncé en quatrième de couverture. Ce ne serait pas un problème si les fragments en question avaient assez de puissance pour que l'on puisse passer outre (les intranquilles fragments de Pessoa reçoivent peu de plaintes) mais malheureusement « Anvers » penche un peu trop du côté du fragment dénué de sens: abondent le phrases qui ne veulent absolument rien dire et qui même d'un point de vue sonore, rythmique ou poétique sont mauvaises. En refermant « Anvers » pour la seconde fois, on est soulagé de ne pas avoir commencé par celui-ci à l'époque (et dire que ça avait été, pendant un temps, mon intention). Bien sûr, tout n'est pas à jeter, mais l'intérêt est presque... anthropologique. On y voit déjà les traces de thèmes, d'éléments voire même de tics d'écriture qui feront d'un exilié chilien de plus l'un des grands écrivains de notre temps. Dans ce texte, Bolaño se cherche et c'est le lecteur qui le cherche qui trouvera ici de quoi retenir son attention.

J'ai ensuite lu « Monsieur Pain », roman dont j'avais gardé un moins bon souvenir que pour « Anvers » bien que je ressente, toujours aujourd'hui, une certaine affection pour pas mal de ses éléments. « Monsieur Pain » est en fait, à l'autopsie, clairement meilleur que son prédécesseur bien que de manière évidente une pièce vraiment mineure de l'oeuvre bolanienne. Il s'agirait de la première tentative réussie de terminer un roman. Bref et très peu « centré », mais roman quand même. J'aime beaucoup le personnage de monsieur Pain, « héros » et narrateur de ce récit, qui ne fait rien ou presque (si ce n'est une séance auprès du patient Vallejo – autour duquel, pour ceux qui n'ont pas lu, tournerait un étrange complot fasciste visant à s'assurer qu'il meure pour des raisons non déterminées --, Pain l'occultiste de l'acupuncture passe son temps à préférer ne pas ou quelque chose du style). L'histoire racontée par Pain a des accents policiers et il n'y comprend visiblement rien, Bolaño non plus et le lecteur encore moins. Mais ce n'est pas grave, trouvé-je encore une fois: on s'amuse quand même et on apprécie déjà les biographies inventées de fin de volume, qui annoncent peut-être « La littérature nazie... », le duo de flics ou d'espions qu'on retrouvera dans « Nocturno de Chile », les détours absurdes et le pesant sentiment de fatalité et de découragement. Ceci dit, on comprend – et, dans une certaine mesure, partage – l'agacement de certains lecteurs à cette succession de scènes insensées qui semblent n'avoir d'autre fonction que de s'assurer que livre atteigne le nombre de signes réglementaire pour être accepté au concours que Bolaño finira par gagner. Et on se dit finalement que les dites scènes sont des fragments bien plus satisfaisants qu'une bonne partie de ceux d'« Anvers ».

Avant de vous laisser pour aujourd'hui, une petite note sur la chronologie. Les amateurs de Bolaño sauront qu'elle n'est pas facile à établir, puisque pas mal de textes ont été publiés bien après leur écriture. « Anvers », par exemple a été écrit en 1980 (et peut-être révisé ensuite) pour ne paraître qu'en 2002. « Monsieur Pain », publié en 1999, date, selon la note préliminaire, de 1981 ou 1982. Dans sa note en ouverture de « La piste de glace », Robert Amutio, le traducteur de Bolaño, explique que le roman a été écrit « au début des années 1980 », tout comme « Consejo de un discipulo de Morrison a un fanatico de Joyce », roman à quatre mains écrits avec Antoni Garcia Porta qui, quant à lui, déclare dans sa préface que le projet fut lancé en 1979, repris avec Bolaño en 1981 et terminé en 1983. Et ce sont là le seules informations disponibles: à première vue, je n'ai rien pu trouver dans les autres textes de l'auteur ni dans le volume critique qui lui a été consacré chez Candaya. Doit-on donc considérer qu'à l'exception des titres cités, le reste a paru plus ou moins dans l'ordre chronologique (ce n'est probablement pas le cas des nouvelles et des poésies, mais ne nous compliquons pas la tâche...)? Dans ce cas, que fait Bolaño entre 1983 et 1996 (date de parution de « La littérature nazie en Amérique »)? Ecrire des poésies et des nouvelles, participer à des concours, mais encore? Sans réponse fiable, on est obligé de faire avec ce qu'on a. Ce n'est bien sûr pas grave, mais la question m'intéresse. Et si un lecteur fidèle ou de passage a plus d'informations sur ces points-là, je serais très heureux d'en prendre connaissance...

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Altamont au bout de la route

Il y a quelques jours, j’évoquais « Liberation » de Brian Francis Slattery, qui avait un certain parfum contre-culturel made in 60’s. J’y voyais une contradiction entre la liberté chantée par les actions des personnages et la sécurité (au moins sociale) souhaitée par le discours politique qui sous-tendait de nombreuses parties du récit. Il fut un temps où un écrivain comme Slattery aurait sans doute beaucoup moins hésité à revendiquer une liberté totale, déconnectée aussi bien du capital que de l’Etat, et se déployant dans un sorte de brouillard (pourpre, si vous voulez) hédoniste intemporel. Beaucoup de gens arguent que cette utopie a pris fin entre le 25 juillet et le 6 décembre 1969 dans un bain de sang. C’est cette époque que Zachary Lazar a tenté de revisiter dans « Sway », son deuxième roman, publié l’an passé. La presse, unanime, louangea. 

« Sway » mélange trois narrations : les débuts de Rolling Stones jusqu’à la mort de Brian Jones, la vie de Kenneth Anger et les évènements liés à Charles Manson. Tout ça sent le souffre de façon un peu cheap, il faut bien le dire, et d’ailleurs, Lattès qui a publié, je le découvre aujourd’hui, la traduction en janvier dernier joue sur cette corde en nous promettant un choc Manson – Rolling Stones qui, évidemment, n’arrive jamais. Bien sûr, le lecteur français est déçu s’il y va pour ça (voyez cette note, où, en plus, cette grande fan de « Mick » s’excuse de la musique de la vidéo qu’elle met en lien alors qu’elle est précisément le fait de Jagger. Soit…). Heureusement, Lazar n’écrit pas dans cette optique sensationnaliste. Que fait-il donc ? Il observe la fin d’une illusion.

Le 25 juillet, Bobby Beausoleil et Charles Manson assassinent Gary Hinman. Le 08 août, Manson ordonne à quatre membres de sa « famille » aux racines hippies de massacrer tous les occupants de la maison Tate – Polanski. Le lendemain, il se rend lui-même, accompagné de six disciples, chez Leno et Rosemary La Bianca qu’il fait tuer. Le 06 décembre, les Rolling Stones donnent un concert gratuit à Altamont. Un homme s’approche de la scène et, jaloux de Jagger parce qu’il plait à sa copine, sort un flingue. Il est poignardé à mort par les Hell’s Angels qui assurent la sécurité de l’évènement. Il devait s’agir d’un second Woodstock. Dans sa recréation fictionnalisée de ces évènements, Zachary Lazar argue que, plutôt que le coup d’arrêt souvent dépeint, il s’agit finalement là de la culmination ou de l’accomplissement des 60’s. La conclusion logique. Voilà qui change de la vulgate flower power, mais qui n’est pas vraiment neuf : lire « Slouching towards Betlehem » ou « The white album » de Joan Didion (qui a d’ailleurs écrit un article sur Linda Kasabian, la disciple qui dénonça Manson), c’est déjà s’engager sur ce chemin. Le travail de John Gray (pas celui qui réalisa un film sur Manson, mais bien le philosophe politique) qui montre que toute utopie est condamnée à aboutir à un bain de sang justifierait aussi le point de vue de Lazar

Mais « Sway » est un roman et si on peut déjà être content que ce qu’il dit des sixties diffère de la version habituelle, on ne peut pas lui reprocher que ça ait déjà été dit. D’un point de vue personnel, ce qui m’a plu dans ce livre, c’est qu’il se concentre sur les personnages secondaires. Bobby Beausoleil. Membre de la première incarnation du groupe qui allait devenir Love, Beausoleil a passé les quarante dernières années en prison pour le meurtre de Gary Hinman. Derrière les barreaux, il composa la musique du film Lucifer Rising, de Kenneth Anger dans lequel, bien avant son incarcération, il devait jouer. Anger, le cinéaste de l’avant-garde camp par excellence, tournicota autour des Stones vers 1968 et 1969 aussi bien pour Invocation of my demon brother (apparition de Jagger et de Richards, musique de Jagger) que Lucifer Rising (avec Marianne Faithfull dans le rôle de Lilith). Ils partageaient alors tous une fascination pour l’occulte et la figure de Satan. Enfin, « Sway », à mon sens au moins, parle plus d’Anita Pallenberg que de Brian Jones. Beausoleil plutôt que Manson, Anger plutôt que Godard, Anita plutôt que Jagger. Le choix se justifie parce que finalement lorsque sa fiction se fait histoire alternative, on évolue avec une plus grande liberté en évoquant l’ombre plutôt que la lumière. Au lieu de causer icônes éternelles, aller voir les figures plus discrètes (bien que Pallenberg…) permet sans doute aussi de toucher ce qu’il y avait de commun à l’époque, que l’on soit grande star ou enfant perdu du summer of love. Au-delà de ça, je dois bien constater que mon excitation à découvrir Beausoleil dans les premières pages de « Sway » n’a aucune origine littéraire : c’est un réflex de fan. Je suis arrivé à sa musique parce que je me suis intéressé à Kenneth Anger à l’époque où j’ai découvert Coil. Et le fait est qu’au cours de ma lecture, je ne me suis pas détaché un seul moment de cette attitude de fan lecteur, parce qu’il n’y avait pas grand-chose pour m’en détacher, ni dans l’écriture, ni dans la structure, ni même dans l’histoire. Si je m’étais arrêté à mi-chemin pour me demander pourquoi je lisais, j’aurais dû dire « parce qu’il y a Anger et Beausoleil ». 

« Sway » n’est pas une célébration des années soixante, et c’est très bien ainsi. Cela mis à part, il n’y a malheureusement aucune raison de célébrer le roman de Zachary Lazar. On n’y apprend pas grand-chose sur l’époque décrite, rien sur la littérature, rien sur le roman. Quelques jolies images et tournures, c’est tout. Si ce n’est pas un livre à oublier, c’est juste un livre oubliable. 

Zachary Lazar, Sway, Vintage, £7.99 

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Bogus Blimp


Il y a quelques années, un collectif étrange hantait la Norvège et les oreilles de (malheureusement) trop peu de monde. Bogus Blimp, en cessation d'activité depuis 2004, nous a laissé trois albums sur cinq ans qui développent un son et une esthétique bien à eux, s'inspirant de la tradition du cabaret et du film muet, des Residents et de Neubauten qu'ils ont su combiner avec leur propre univers plutôt étrange. La musique est marquante, les voix impressionnent et les vidéos (réalisées par le chanteur) fascinent. Même si c'est 5 ou 10 ans après, il n'est pas trop tard pour découvrir les rois du cabaret-core.


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Cannibalisme liégeois

Je crois que l'affiche est assez claire. J'espère voir mes quelques lecteurs liégeois au rendez-vous ce vendredi à 18h00 pour la rencontre avec Claro à l'excellente librairie Livre aux trésors, rue Sébastien Laruelle.

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Post-crash America

Nous sommes assez nombreux à avoir découvert il y a deux ans « Spaceman Blues » de Brian Francis Slattery, mélange assez rafraichissant de fiction pulp et d’aventures pynchoniennes. Certains ont beaucoup, beaucoup aimé, d’autres ont trouvé ça amusant, sans plus, mais personne ne s’est emmerdé. J’avoue tomber dans la seconde catégorie, ce qui explique qu’à l’heure de découvrir « Liberation », son deuxième roman, je pensais plutôt qu’il me permettrait de faire un break entre deux livres plus « lourds ». J’avais à la fois tort et raison : bien qu’il soit dans la droite ligne de son prédécesseur, ce texte-ci me semble receler des aspects bien plus profonds.

Le titre complet est tout un programme : « Liberation, being the adventures of the Slick Six after the collapse of the United States of America ». Six roublards (les slick six) ont une longue histoire de crime: détournement d’argent, trafics en tous genre, meurtres malheureusement. Depuis des années séparés (conflits internes aussi bien qu’emprisonnements), la chute des Etats-Unis va les réunir pour une dernière mission, pensée par Marco, le plus dur et le plus fort de la bande. Parqué, après procès, sur un bateau pénitentier, il ne revient au pays après de longues pérégrinations que lorsqu’il devient évident que l’Etat qui l’avait enfermé n’existe plus : balayé par une crise économique phénoménale, l’ancienne grande puissance mondiale s’est écroulée lorsque le poids de la dette et les réclamations des créanciers se sont avérés trop fort et ont rendu le dollar absolument sans valeur. Conséquences ? Chaos et violence. Des poches autonomes se créent ici et là, mais, partout ailleurs, la loi du plus fort. A New York, le pouvoir est entre les mains du Aardvark, mafieux qui tirait déjà pas mal de ficelles au temps d’avant et qui se retrouve aujourd’hui avec encore plus de richesses et de force. Partout dans le pays, l’esclavage est de retour, qu’il soit volontaire (les affamés se vendent eux-mêmes) ou plus traditionnels (ancienne mode, où le transaméricain remplace le transatlantique). Marco sait que s’il a passé des années en prison, ce n’est pas à la justice qu’il le doit, mais bien au Aardvark. Et c’est lui qu’il veut abattre, afin de retrouver sa fierté et de libérer le pays, tout en réunissant la seule famille qu’il se connait : les slick six. 

« Liberation » est un mélange curieux. Comme « Spaceman blues », c’est une fiction aux aspects pulps (bien plus que n’importe quel Pynchon) et aux prétentions littéraires qui se nourrit à de multiples sources. Les Slick six renvoient, comme les fameux Chums de « Against the day » à la littérature d’aventure pour garçons, à une différence près : il s’agit ici d’une version éminemment contemporaine, nourrie de la culture manga et super-héros. Il y a bien sûr un clair aspect si ce n’est science-fiction, au moins anticipation, ainsi qu’une révision du western et des éléments de l’épopée psychédélique, sortis des voyages de Ken Kesey et de ses Merry Pranksters. Cette dernière référence n’est bien entendu pas un hasard : un vent contre-culturel un tantinet désuet (bien que mis à jour) souffle à travers le livre.

Comme de bien entendu, un tel mélange garantit un résultat divertissant et chaotique. Mais il y a bien plus : les intuitions et intentions politiques de Slattery se font plus précises ici que dans « Spaceman blues ». On ne dira pas que le discours y est entièrement convaincant. En première analyse vraiment à gauche du spectre, « Liberation » est en fait une sage réflexion sociale-démocrate, éloge du juste-milieu. Ce n’est pas a priori un mal – vous ne m’entendrez pas dire qu’un roman ne peut pas être politiquement au centre ou à gauche ou à droite, ce ne sera jamais le critère – mais disons que le contraste est grand avec la célébration du chaos, de la créativité et de la liberté que l’on trouve de façon assez fréquente dans le texte. L’idéal est trop propre quand on voit le type de personnages mis en avant. Et par rapport à la radicalité de ces êtres de papier, on s’étonne des réflexions plutôt banales sur l’impossibilité qu’une société aurait à fonctionner sans Etat, que celui-ci sera de toute façon remplacé, dans ses aspects les plus négatifs, par les mafias et qu’enlever la loi tout en gardant le capitalisme ne peut mener qu’à l’esclavagisme. Tout ça est assez curieux de la part d’un auteur au background académique tel que le sien (droit international, développement économique, affaires publiques) et qui doit connaître les nombreuses objections émises par les anarchistes comme par les libéraux radicaux contre ces scénarios. (Et, sans vouloir être trop affirmatif, on a un peu l’impression que la vision cauchemardesque développée par Slattery est une sorte de réponse convenue aux libertariens tels Nozick – pour qui la démocratie est déjà un esclavage -- ou Block.) 

Mais pardonnez-moi pour cette digression qui ne devrait finalement pas avoir d’impact à la lecture du roman pour ceux qui sauteront le pas. Vous vous en fouterez et vous aurez raison. Et surtout, l’important n’est pas cette espèce de dialectique entre contenu politique et structure du roman mais bien la façon qu’à Slattery de réécrire l’histoire des Etats-Unis à travers « Liberation ». Parce que c’est bien ça qui, à mon sens, donne au roman une dimension que « Spaceman blues » n’a pas, dans mon souvenir au moins. Le retour à l’esclavage est un bon en arrière de presque 150 ans, l’ouest encore « sauvage » et hanté par des bandes de « pillards » nous ramène quant à lui encore plus loin, avant même la théorie de la destinée manifeste. Ces deux éléments omniprésents dans le roman légitiment sans doute à eux seuls la décision de Slattery d’en faire un portrait déformé, un miroir déformant de l’histoire des Etats-Unis. Les évènements du passé sont rejoués, quand ce ne sont pas simplement les fantômes des victimes d’antan qui ressurgissent dans un étrange retour. Parmi de nombreux parallèles qu’il conviendrait d’étudier plus en profondeur, Manhattan est revendu, Jamestown redevient le point de départ de l’embryon d’une nouvelle aventure. Et c’est ce type de procédés et d’évènements, disséminés en toile de fond des dernières aventures jubilatoires des Slick Six qui fait passer « Liberation » du mindtrip divertissant au sick, slick & deep mindfuck.

Brian Francis Slattery, Liberation, Tor, $14.95

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