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Una casa (en linea) para siempre


Rares sont les écrivains qui ont de véritables sites officiels, fonctionnels et de qualité. Depuis hier, Enrique Vila-Matas est du nombre. Sa maison en ligne a l'air prometteuse -- cliquez sur la photo.



Et puisqu'on parle de Vila-Matas, autant (re)mentionner que son dernier livre vient de paraître en Espagne. "Dietario Voluble" est composé d'extraits de ses carnets de note, entre critique littéraire, fiction et autobiographie. Un certain nombre d'entrées avait fait l'objet d'une publication dans l'édition dominicale de la version Catalogne du País. Enfin, petit rappel: vous trouverez dans les tabularchives un bon nombre de notes sur l'auteur, dont, par exemple, des textes sur "Exploradores del abismo" ou encore "Docteur Pasavento".

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Depuis Madrid

Il n'y a pas de rentrée au sens franchouille du terme en Espagne, mais en me promenant ces deux derniers jours dans les librairies madrilènes, j'ai vu quelques volumes intéressants publiés depuis un mois. Honneur à la vieille garde tout d'abord: Juan Goytisolo, qui se disait fini pour le roman, nous y revient pourtant avec "El exiliado de aquí y de allá" où il ressucite le monstre du sentier, personnage de "Paisajes para después de la Batalla". C'est chez Galaxia Gutenberg, tout comme "Quijote e hijos" de Julián Ríos, collection d'essais sous-titré "traversée de l'océan des histoires" ainsi que "La ninfa inconstante", un roman inédit de l'immense Guillermo Cabrera Infante. Un an après "Exploradores del abismo", Anagrama publie "Dietario voluble", compilation de passages des carnets de note d'Enrique Vila-Matas. Enfin, n'oublions pas que le mois prochain Carlos Fuentes sera de retour avec un nouveau roman.

En ce qui concerne la nouvelle génération, il convient de mentionner "El dorado", second roman de Robert Juan-Cantavella dont j'évoquais il y a peu un précédent travail. Très attendu en Espagne, Isaac Rosa fait parler de lui avec "El país del miedo" roman / essai sur les peurs qui dominent dans une société pourtant plus sécurisée que jamais. A priori intéressant, mais à voir comme les promesses de la présentation de "La mémoire vaine" se sont évanouies dans une bouillie révisionniste, on se méfie. Signalons aussi l'étrange "Odio Barcelona", livre collectif où des auteurs vivant / ayant vécu dans la capitale catalane expriment ce qui leur déplait dans leur ville transformée en vomitorium d'erasmus et de touristes. Au menu, Javier Calvo, Eloy Fernández Porta, Agustin Fernández Mallo, Oscár Gual ou encore Robert Juan-Cantavella. Le nom du livre est un clin d'oeil au I hate heaven des Residents.

Pour terminer, j'ai été étrangement touché par la présence dans toutes les librairies où je suis passé de piles de livres de David Foster Wallace. Ce n'est pas le supposé "hommage" mercantile qui ne fait cet effet mais bien le fait qu'à l'exception de "The broom of the system", tous ses livres de fiction sont disponibles en espagnol, de même que ses deux collections majeures d'essais -- et ça se vend. L'oeuvre de Foster Wallace est connue grâce à l'activisme de cette jeune génération évoquée ci-dessus. On continuera à parler de ces gens qui font bouger les choses comme jamais, produisant ce qui ressemble à un corpus peut-être inégal mais globalement fascinant.

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Collapsing Vila-Matas

Les lecteurs attentifs savent que j'aime beaucoup Einstürzende Neubauten. Même les lecteurs moins attentifs savent que j'aime beaucoup Enrique Vila-Matas. A ma grande surprise, j'apprends via ReadySteadyBook via Orbis Quintus via We make money not art que Blixa Bargeld, le chanteur de Neubauten, et Vila-Matas ont collaboré à la création d'une pièce sonore pour accompagner les photos de Alicia Framis. Étrange. Jusqu'au 19 juillet, l'installation est à Madrid, où je passe ce week-end. Je ferais bien un petit tour.

Un petit morceau de Neubauten pour célébrer la nouvelle, et je replonge dans mon coma footeux.





(Trois, en fait.)

(En parlant de foot et de Vila-Matas, il doit être heureux: son ami Guardiola -- voir "Desde la ciudad nerviosa" -- est le nouvel entraîneur du Barça.)

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Imposteur depuis 1973

Profitant de la sortie du fameux « Explorateurs de l’abîme », Christian Bourgois fait paraître dans son excellente mais laide collection poche Titres « Imposture », très bref roman (108 pages) d’Enrique Vila-Matas. C’est le premier texte qu’il a publié chez Anagrama, un an avant le succès de « Abrégé d’histoire de la littérature portative ». Le comptable d’un hôpital psychiatrique a l’idée de faire paraître dans le journal local une photo d’un patient amnésique. Le reste, la quatrième de couverture le résume assez bien : (le patient) « est bientôt simultanément reconnu par une Républicaine et identifié par une famille de phalangistes. Qui est vraiment ce patient ? Le célèbre intellectuel phalangiste Ramón Bruch ou Claudio Nart, un délinquant bien connu de la pègre barcelonaise ? Ce bref récit pose le problème de l’identité d’un homme reclus dans un hôpital psychiatrique à Barcelone. En arrière-plan, Vila-Matas fait revivre les conflits de la Guerre civile espagnole (1936-1939) et dépeint avec ironie la société des années 50 sous la dictature franquiste ». C’est vrai. C’est amusant, c’est intelligent. C’est inspiré d’un fait divers italien. Mais c’est autre chose qui a attiré mon attention.

Ils demeurèrent, l’espace d’un instant, tous les deux immobiles, leurs silhouettes se découpant sur un crépuscule désormais éternel : l’un avec son plateau baissé, l’air heureux et obéissant de tout être disposé à rester jusqu’à son dernier souffle un nain soumis ; l’autre, pensif, comme s’il venait tout juste de découvrir, enfin, que son penchant pour l’écriture l’avait en réalité enchaîné pour la vie au plus noble, mais également au plus implacable des maîtres.

Le pensif, c’est celui qui pourrait être un imposteur. L’imposture, ne serait-ce pas la fiction qui serait donc ce maître noble et implacable ? Ecrire pour mentir et tromper maladivement, sans espoir de jamais plus parler vrai. « Imposture » ne serait-il pas tout simplement une belle préface à l’œuvre entière de Vila-Matas, et plus particulièrement à cet « Explorateurs de l’abîme » où il joue si ingénieusement à se mettre en scène, à se donner à voir sous les prétendues lumières crues de la réalité pour mieux tromper son lecteur qui, comme la femme de Bruch, se rend sans doute compte de l’opération mais veut croire, pour des raisons qui lui sont propre, à la réalité de ce qu’il lit ?

Enrique Vila-Matas, Imposture, Christian Bourgois, €5

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Je est l'autre

Cet article est dérivé de celui, plus long, posté sur le Fric-Frac Club. Ce n'est pas juste une version courte: il y a de notables différences. Ils sont complémentaires.

Il y a une histoire, une petite légende qui se met en place depuis la parution espagnole de « Exploradores del abismo », retour à la nouvelle de Vila-Matas. Il me paraît fort probable, pour ne pas dire certain, qu’elle sera évoquée dans 95% des papiers sur le livre. Après la publication de « Docteur Pasavento », magistrale conclusion de ce que Jorge Herralde appelle la « trilogie métanarrative », Vila-Matas se serait retrouvé bloqué, ne sachant trop que faire ensuite. Le déclic se fera à la suite d’un séjour à l’hôpital : après sa convalescence, amaigrit, il se rend compte qu’il est devenu un autre Vila-Matas, que l’œuvre précédente a été écrite par celui d’avant et que celui de maintenant ne peut que faire autre chose.

Ce dédoublement est exposé dans Café Kubista, qui semble fonctionner comme un prologue. Vila-Matas déambule dans Prague et explique l’histoire de son blocage, de sa maladie, de sa transformation. Il est temps de mettre fin à la métafiction, au discours sur la réalité pour revenir à des histoires humaines, identifiables comme telles. Les personnages seront aussi réels et profonds que possible, ils se dépatteront avec la vie quotidienne, toujours à deux pas de l’abîme derrière l’existence. Le lecteur familier avec le reste de l’œuvre de l’auteur espagnol aura, une fois passé ce texte introductif, l’impression étrange de ne pas tout à fait être dans un livre de Vila-Matas. Scène de vie conjugale, science-fiction, récit d’enfance… Tout paraît s’éloigner du redoutable autremondisme auquel nous nous sommes habitués.

L’abîme est, comme le sous-entend déjà le titre, le fil conducteur du recueil. Soit ils sont dedans, soit ils y tombent presque, soit ils le fixent : tous sont touchés, que ce soit l’enfant persuadé que tout ce qui arrive à son camarade de classe finit par lui arriver à lui ou cet astronaute venu d’ailleurs, voyageant à destination de New York qui se retrouve seul survivant de la navette et finit sur une planète inconnue où on lui apprend la destruction progressive de la terre.

La pièce-maîtresse du livre est, à mon sens au moins, Porque ella no lo pidío. Ce récit raconte l’histoire étrange qui arriva à Enrique Vila-Matas. Un après-midi, Sophie Calle l’appelle à son domicile barcelonais et lui demande de la rencontrer pour parler d’une affaire dont on ne peut parler au téléphone. Quelques jours plus tard, à Paris, comme de bien entendu à une table du Flore, elle lui propose, comme elle l’aurait proposé à Auster, qu’il lui écrive une histoire qu’elle devrait s’efforcer de vivre ensuite, avec comme seul limite infranchissable celle de tuer quelqu’un. De retour chez lui, il se met au travail et lui envoie le début de l’histoire. Pour toute une série de raison, Sophie Calle ne peut se mettre à ce projet et ne répond pas toujours aux mails de Vila-Matas aussi vite qu’il le souhaiterait. Il se retrouve bloqué dans son écriture, ne sachant trop que faire entre attendre une réponse pour continuer ou se lancer dans autre chose. Au-delà de l’étrangeté même de l’idée, ce qui frappe c’est la manière habile avec laquelle l’auteur joue avec les pieds de son lecteur : la première partie tiers est la fiction écrite pour Calle, la seconde l’explication de comment c’est arrivé, la troisième que la deuxième est fausse, l’ensemble fiction et d’où lui vient l’idée (et ça ne finit pas là !).

Ce n’est donc qu’avec cette nouvelle de fin de volume qu’on arrive à voir au-delà du vernis : sous ses nouveaux vêtements, l’empereur est toujours le même. En allant plus loin que l’apparence initiale, que le faux-semblant des histoires ici contées, on ne peut que voir que le nouveau Vila-Matas est en fait l’ancien qui, avec une remarquable ingéniosité, fait semblant de ne plus l’être et finit par paraître encore plus intelligent qu’auparavant, et beaucoup plus pervers : il joue avec son lecteur comme un chat avec une souris. Au bout du compte, dans « Exploradores del abismo », on retrouve toujours l’apparition / disparition de l’auteur, le néant, le télescopage entre fiction et réel, le suicide et les enfants sans enfants. Il y a des changements, mais ils sont relatifs. Et, au-delà de l’abîme, il y aurait un fil commun: le funambule Maurice Forest-Meyer, qui se ballade dans le livre entier, sorte de métaphore de Vila-Matas lui-même, cet auteur toujours suspendu au-dessus du vide. D’ailleurs, ce n’est sans doute pas un hasard, le lecteur attentif identifiera à travers les divers récits la présence de clins d’oeil ou références aux œuvres passées. Sous le couvert de la différence, de la transformation en autre, ça reste du pur vilamatsime.

Dans un fort bon papier publié dans Letras Libres, l’écrivain Rodrigo Fresán pose la question suivante : est-ce que Vila-Matas a vraiment changé ? La réponse est oui et non. Non, parce que l’humour, le style, le rythme est le même. Oui, parce qu’il reconnaît pour la première fois ce qu’est la patte Vila-Matas et se met à l’analyser, la décortiquer. Et c’est en effet sans doute là que réside la différence : alors que précédemment l’auteur ne s’auto-théorisait pas, se contenant de jouer avec l’œuvre des ses écrivains références, cette fois-ci il fait une sorte de pas de côté pour décortiquer le travail de celui qu’il appelle l’autre. Mais l’autre, c’est toujours lui. Au final, ce recueil n’est peut-être pas meilleur que « Enfants sans enfants » où chaque nouvelle était parfaite mais l’ensemble est aussi magistral que surprenant. Vila-Matas est un roublard et, alors qu’on croyait tout savoir de lui, il nous échappe une fois de plus.

Enrique Vila-Matas, Exploradores del abismo, Anagrama, 18€
Traduction française : Explorateurs de l’abîme, Christian Bourgois. Publication le six mars (oui, c’est demain).

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Vila-Matas, Dr. Pynchon et le réalisme: digressions

Le croirez-vous : le dernier livre de Enrique Vila-Matas nous entretient d’un écrivain qui, sur la piste de Robert Walser, tente de disparaître et, peu à peu, cesse d’écrire. Cette obsession thématique du Catalan pourrait lasser s’il elle n’était pas développée, cette fois-ci, avec une telle brillance.

« Docteur Pasavento » est l’histoire de l’écrivain barcelonais Andrés Pasavento qui, invité à Séville pour y donner une conférence, ne va pas à son rendez-vous et décide de commencer un processus de disparition qui le mènera à Naples, sur les traces d’un ancien collègue walsérien ; à Paris pour scruter sans cesse la rue Vaneau ; en Suisse à l’asile où Walser passa les dernières années de sa vie, et enfin dans une ville portuaire d’un étrange pays d’Afrique noire hispanophone.

Pasavento, au début très préoccupé de ne trouver aucun avis de recherche dans la presse ou de mails inquiets dans sa boîte et ayant une très forte tendance à se loger dans des hôtels où il risque d’être reconnu, se rend finalement compte qu’il n’a pas disparu : il est simplement ignoré. Tout le monde se fout de ce qui lui arrive. Cette révélation est salvatrice et le mènera à se débarrasser de son nom pour se présenter sous celui du docteur Pynchon. Lui qui voulait « continuer à écrire et à exister sans être importuné » - grosse différence avec Vila-Matas qu’on voit et lit partout- cesse progressivement d’écrire, gommant les dernières traces de son ancienne vie.

« Docteur Pasavento » évoque un croisement entre « Le voyage vertical » -selon moi le meilleur livre de Vila-Matas- et le roman-essai à la Sebald. Au-delà de l’énorme quantité de références littéraires brassées par l’auteur, ce roman est aussi l’occasion pour lui d’écrire la version la plus élaborée de sa déclaration d’amour à la vie et à l’œuvre de Walser. C’est surtout un grand roman de la coïncidence où le moindre lien ténu est considéré comme significatif, méritant d’être exposé afin de donner une nouvelle lumière à l’expérience de Pasavento. Pas étonnant que Vila-Matas finisse par évoquer la paranoïa grandissante de son personnage qui en vient presque à penser que les médias lui parlent ou que les gens savent qui il est réellement et jouent avec lui par d’étranges devinettes.

C’est intéressant parce que ce thème me semble avoir déjà été abordé par le Catalan dans « Desde la ciudad nerviosa », où il décrit la fiction comme une tapisserie partant dans tous les sens et la vie comme un tissu continu. L’écrivain tisse le sens à partir d’un amas de matériaux disparates, créant ainsi une œuvre hybride, à la fois narration classique, essai littéraire, récit de voyage, etc. Un des personnages de « Docteur Pasavento » le dit clairement :

« La littérature (…) consiste à donner la trame de la vie une logique qu’elle n’a pas. Moi, il me semble que la vie n’a pas de trame, c’est nous qui lui en donnons un, qui inventons la littérature. »

L’exemple le plus frappant de ce type de livre est sans aucun doute « Les anneaux de Saturne » de WG Sebald. Je parle de coïncidences et voilà que tout ça me rappelle que Olivier Rohe, dans un article de Inculte #12, disait du même Sebald qu’il « rapprochait l’activité du romancier du délire paranoïaque. Ecrire une fiction, selon lui, revient à élaborer un ensemble de cohérences, un jeu de correspondances, une toile de signes reliés entre eux. Aucune présence gratuite dans un roman ; tout y a une place – méditée d’avance ou pas. Il en va de même du paranoïaque : il tisse des événements, des signes, des présences, dont rien ne justifie a priori la parenté. »

Voilà une théorie tentante et qui en plus expliquerait peut-être pourquoi les fictions de Pynchon me plaisent tellement : le contenu totalement parano serait en adéquation absolue avec le processus d’élaboration de la forme, avec le travail de l’auteur, et la combinaison de ces deux pans du délire place nécessairement le lecteur même dans la peau du malade s’attachant à recoller les bribes d’information ensemble, à associer les disparités en un tout logique et évident, alors que justement rien ne le permet au départ. Un véritable processus à la fois de transformation et de création du réel.

Ce ne serait donc pas un hasard que le docteur Pasavento se transforme en docteur Pynchon à mesure qu’il abandonne sa vie passée et devient hypersensible à toute ébauche de signe envoyé par la réalité, espérant que ça lui permette d’atteindre la vérité. On en viendrait presque à se dire qu’il est étrange que le livre soit placé sous le signe du retrait de Walser –et donc d’un certain minimalisme littéraire- alors qu’il semble illustrer superbement l’état d’esprit qui permit de donner vie aux fictions maximalistes pynchoniennes. Peut-être parce que le paranoïaque fatigué de guetter et de se méfier du monde n’a d’autre choix que de se retirer dans un asile pour se promener et tout oublier ?

Je me rends compte que ce qui se voulait au départ critique est en fait une longue digression. Je pourrais tout effacer et recommencer mais ce n’est finalement pas plus mal : Vila-Matas évoque dans « Docteur Pasavento » les digressions de manière très positive. C’est assez logique, puisqu’elles font partie intégrante du dispositif narratif de l’écrivain voulant approcher la réalité – nécessairement paranoïaque, on l’a vu- d’un monde fragmenté.

Voilà qui nous mène par des chemins de traverse, pour conclure, à la question du réalisme en fiction, qui trop souvent consiste à refuser la fragmentation et la digression. Pourtant, dans un entretien avec Transfuge, William Gass disait considérer « Le tunnel » comme un roman réaliste :

« Je suis un auteur réaliste au sens où, dans le roman, je pense qu’il faut qu’il y ait à la fois de la confusion, des oublis, des malentendus, des répétitions, des choses que l’on ne sait pas (…), toutes les choses qui sont dans la vie (…). Je pense qu’un part de hasard intervient dans l’univers et que, finalement, tout cela ne va nulle part. »

On dira donc à la suite de Gass, de Pynchon, de Sebald et de Vila-Matas que le roman traditionnel aux personnages dont on sait tout, aux causes et effets évidents, à la chronologie classique, au récit direct et sans digression, n’est absolument pas réaliste et n’arrive même pas à s’approcher vaguement de l’expérience concrète de la vie. Il ne fait, et encore, que refléter les rationalisations a posteriori des comportements. On sait pourtant, comme l’a dit John Barth que

« nulle notion n’est plus insaisissable que le motif d’une action humaine, quelle qu’elle soit. »

Enrique Vila-Matas, Docteur Pasavento, Christian Bourgois, 25€

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25 années de littérature hispanique

La revue colombienne Semana a publié une liste des 100 meilleurs romans de langue espagnole des 25 dernières années. Le jury était composé de 81 critiques, éditeurs et écrivains, dont on ne nous donne malheureusement pas le détail. Cet « top » vient confirmer, en ce qui concerne la littérature sud-américaine, ce que des auteurs comme Eloy Urroz et Rodrigo Fresán disent depuis un petit temps : il y a le boom, un trou énorme, Bolaño et puis enfin une nouvelle génération. De fait, la première place revient à Gabriel García Márquez pour « El amor en los tiempos del cólera » et la deuxième à la fantastique « Fiesta del chivo » de Mario Vargas Llosa, soit aux deux monstres sacrés survivants de cette génération qui commença à publier à la fin des années ’50. Mais le véritable « vainqueur » -si tant est qu’on puisse utiliser ce type de vocabulaire ici- est indubitablement Roberto Bolaño, qui place « Los detectives salvajes » sur le podium, « 2666 » juste en embuscade et « Estrella distante » en 14eme position. Mieux : si la liste avait été une d’écrivains et non pas de livres, c’est lui qui, au nombre de voix, viendrait largement en tête. Le premier espagnol est Javier Marías pour « Corazón tan blanco » en sixième position, juste devant Enrique Vila-Matas et son « Bartleby y compañia » (pourtant pas son meilleur : je préfère « El viaje vertical » ou « El mal de Montano »).

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Tourbillon dans le DF

2006 aura été une riche année pour le Mexico DF littéraire en France, puisque ont paru les deux grands romans de ces dernières années se passant dans cette ville : le déjà mythique « Les détectives sauvages » et le « Mantra » de Rodrigo Fresán. L’histoire des détectives m’était tombée sur le coin de la gueule comme une révélation apocalyptique et depuis j’ai tendance à essayer de la flairer un peu partout. J’en ai trouvé de forts effluves dans « Mantra », j’y reviendrai.

Rodrigo Fresán est un écrivain argentin d’une quarantaine d’années vivant à Barcelone et auteur de six livres. Trois de ceux-ci avaient déjà été traduits avant « Mantra » sans connaître de succès notable – au moins « Jardines de Kensington » fut-il défendu avec ferveur par Jonathan Lethem à sa parution américaine. Ami de Bolaño, Pauls, Vila-Matas et Piglia, il est un écrivain a priori plus accessible qu’eux, en large partie grâce au références de la culture pop qui émaillent son récit, lui permettant de plaire aussi aux amateurs de Nick Hornby ou Douglas Coupland. Heureusement, il y a plus de substance chez Fresán que chez ces deux anglo-saxons dont l’œuvre se vautre trop souvent dans l’insignifiant.

Avec ce roman, Fresán tente de livrer un portrait éclaté de du DF, tentaculaire capitale mexicaine, ville des catcheurs masqués, repère de la Mort, peuplée des descendants de Moctezuma et de Cortés, abrutie par la pollution et la drogue, captivée par les telenovelas. On se rend vite compte qu’il est pratiquement impossible d’enfermer un telle ville entre les pages cartonnées d’une couverture : tout ce qui s’avère faisable est donc de tourner autour, en prendre plein la gueule et rentrer chez soi, toujours groggy des coups pris et des cris de la foule et de l’odeur de sueur dans laquelle le lecteur se trouve entourer au cours de ces 500 pages.

Un narrateur multiforme, en perpétuelle transfiguration, part à la recherche de son ami d’enfance Martín Mantra, réalisateur de cinéma à l’art révolutionnaire et ravageusement précociforme. L’ombre du jeune homme plane sur l’ensemble du récit, bien qu’on ne l’apercevra clairement qu’en de rares occasions. Son poursuivant est à la fois compagnon d’école primaire, journaliste français, catcheur, assassin, ou bien rien de tout ça, ou bien… en fait on s’y perd comme il se perd dans sa quête et comme le visiteur sans guide s’égare dans le DF. Dans les moments de désespoir, il se confie à Maria, son amie, soit jeune mexicaine, soit cousine de Mantra, soit carrément sa sœur perdue, Maria donc, qui ressemble furieusement à la Sybille de Cortázar, coincée qu’elle est à Saint-Germain-des-prés, obsédée par un enfant mort. Comme il se doit, tout ça se termine dans un monde de l’après où les hommes morts tentent de s’unir dans la vie éternelle au démiurge Mantra.

En fait, « Mantra » est le récit de la lutte à mort entre Rodrigo Fresán et Martín Mantra, ce personnage qui prend le pouvoir et reste insaisissable pour la plume de son créateur. Rébellion de cet être de papier – on pense à Salvador Plasencia- qui fout le boxon dans une œuvre qui aurait voulu rester ordonnée. Fresán, devant cette révolte, réagit en jetant à la gueule de ses personnages des références musicales, littéraires et cinématographiques, l’air de dire « fais le malin, mon gamin, prends toi pour le plus fort, tu ne perds rien pour attendre : le domaine du réel est mien, tu pourras te débattre tant que tu veux, tu n’y pénétreras pas, ici c’est toujours moi qui ait la main ». Pas certain : gageons que de nombreux lecteurs se promènent dans le monde interconnecté à la recherche de traces de la comète Mantra.

Certains critiques ont parlé de livre-monde labyrinthique. Je pense qu’il y a là une grosse méprise. Un livre éclaté et bourré de références n’est pas nécessairement un labyrinthe. Au fil des pages de « Mantra », si l’on se perd, c’est seulement dans la contemplation des fulgurances de Fresán, jamais dans le récit lui-même, puisque il n’y a pas vraiment de sens à dénouer, d’énigme à résoudre, de sortie à débusquer. En ce qui concerne les références, elles sont tellement évidentes –et leurs sources sont pratiquement toutes regroupées dans une liste de remerciement à la fin du livre- qu’on ne saurait pas parler de jeu de piste.

Comme je le disais plus haut, il y a du détective sauvage dans « Mantra ». J’y vois même une sorte d’hommage. Tout comme le livre de Bolaño, c’est un roman sur le DF écrit pas un étranger. Il est aussi divisé en trois parties, et ces parties ont plus d’un lien de parenté avec celles des « Détectives sauvages ». On a d’abord la première, naïve, celle de la genèse, du récit d’initiation classique. Il fait place à une longue deuxième partie, kaléidoscopique, démesurée. Là où Bolaño choisit de livrer la vie de ses deux protagonistes par l’intermédiaire de nombreux témoignages de leurs connaissances, Fresán opte pour un récit à une voix – mais polymorphe- prenant la forme d’un abécédaire psychédélique, brossant le portrait du DF tout en étant également une recherche du mantra perdu. Chez les deux auteurs, on retrouve cette multiplicité contradictoire d’approches du sujet, cette mythologisation du banal et cette mascarade de l’extraordinaire en ordinaire. Enfin, la troisième partie est celle de l’approximation de l’aboutissement de la quête, dans la mort et le crime, laissant la porte ouverte. Bolaño, obsédé par l’échec, avait un final tragico-absurde. Fresán, courant après son personnage, a un final holocauste, tragiquement apocalytiforme, comme aurait dit Mantra lui-même. Peut-être sans le savoir, l’Argentin réécrit le livre du Chilien, le transformant radicalement, tout en en restant très proche.

« Mantra » est un livre remarquable, à lire non pas comme le guide de Mexico qu’il devait être au départ, mais bien comme un épisode crucial de la guerre entre auteur et personnage, un manuel de survie dans le chaos. Il n’arrive pourtant pas à la cheville des « Détectives sauvages », dont il n’a pas l’aspect essentiel, l’indiscutable force, l’évidence du chef-d’œuvre. Honte à tous ceux qui ont mis le Fresán devant le Bolaño dans leurs listes de fin d’année !

Rodrigo Fresán, Mantra, Passage du Nord/Ouest, 24€
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Le Martín Mantra de la troisième partie évoque furieusement en moi le Giles Goat-Boy de John Barth.

Il y a, à la page 303, une liste de noms de catcheurs très littéraire. J’en citerai ceux-ci : Judge Holden, Doble Humbert, Wyatt Gwyon le Faussaire, Jazzy Gatsby, Benny Profane, Humboldt Herzog et Patagonia Chatwin. Un piledriver comme punition pour ceux qui ne savent pas d’où ils sortent.

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Home is where fiction lives

Après avoir fait ses adieux à la scène et assassiné le mari de la femme qu’il aime, un célèbre ventriloque s’enfuit en Arabie à la recherche d’une nouvelle voix et raconte quelques épisodes de sa vie. Voilà pour le côté face. Le côté pile, c’est peut-être le manifeste littéraire d’Enrique Vila-Matas.

Le catalan est de ces écrivains dont l’idée derrière les livres est parfois meilleure que les bouquins eux-mêmes. C’est sans conteste le cas de « Bartleby et compagnie » et « Abrégé d’histoire de la littérature portative ». D’autres oeuvres sont par contre impeccables : « Le voyage vertical » et « Le mal de Montano », par exemple. « Una casa para siempre » est à mi-chemin entre ces deux pôles : le récit ne tient pas toujours la route, mais ce défaut est compensé par une imagination surprenante, un humour permanent et une profondeur insoupçonnée dans les considérations sur l’art dont les pages sont truffées.

Sous des atours tragiques, l’histoire de ce ventriloque est souvent amusante. Impliqué dans deux meurtres horribles, persécuté par un ancien ami, cocufié par la femme de ses rêves, étranger pour son fils, le narrateur se raconte pourtant avec une réjouissante faconde. Le récit de ses soucis parisiens n’est jamais glauque : on est dans un délirant burlesque surréaliste, d’autant plus que ces ennuis culmineront avec la capture par son ennemi de sa voix – ce qui lui permettra de s’en trouver des nouvelles, choses indispensables pour son office. Malheureusement, notre ami de voyage ne les garde pas longtemps, ses voix. Il doit bien souvent se contenter d’une seule, ce qui n’est pas très crédible. Il trouvera celles qui le rendront célèbres le jour où il se dispute de façon définitive avec son assistante / amante. L’abandon de cette carrière quelques années plus tard coïncidera avec l’assassinat du nouveau mari de cette femme. En fuite, l’ex-ventriloque se rend au pays des milles et une nuit, où il espère trouver de nouvelles histoires à raconter.

De façon assez évidente, Vila-Matas compte ici nous entretenir des difficultés de la création artistique. Passons sur le lieu commun de l’accouchement dans la douleur pour nous intéresser plutôt à ces histoires de voix. Comme le ventriloque, l’écrivain doit trouver sa langue, son style afin de naître à son art, d’acquérir une identité propre et unique. Au cours de sa carrière, il devra en changer pour se renouveler et affrontera parfois le syndrome de la page blanche ou l’insidieuse impression de n’avoir plus rien à dire. Pour sortir de cette impasse, une remise en question profonde, un changement de méthode ou même de décor est nécessaire. Là, on pense à Robert Walser, un des auteurs qui obsèdent le Barcelonais. Après avoir écrits quelques romans et de nombreux récits, Walser, peut-être en mal d’inspiration, peut être convaincu d’avoir tout dit – on ne sait pas en fait- change radicalement de méthode d’écriture : il se met à composer ses textes sur n’importe quelle surface de papier, traçant les lettres, les mots, les phrases au crayon, de façon microscopique, presque illisible. Ce changement de méthode a son effet sur la forme : il crée les microgrammes. Après une dizaine d’année, il se transforme une dernière fois et devient un écrivain qui n’écrit plus.

Est-ce que Vila-Matas entamera un jour pareille transformation ? Pour l’obsession qu’il affiche envers la multiplicité des voix, il faut bien se rendre compte que son œuvre est plutôt univoque, tant il est fasciné par ceux qui décident de ne plus écrire, qui changent radicalement, qui se retirent. Je n’ai pas lu un seul texte de lui qui n’évoque ces choses là. Belle contradiction ?

Ce qui est certain, c’est l’attachement indéfectible que ressent Vila-Matas pour la fiction et le jeu littéraire, ces maisons pour toujours. Le dernier paragraphe du livre en est un superbe manifeste :

« Mi padre, que en otros tiempos había creído en tantas y tantas cosas para acabar desconfiando de todas ellas, me dejaba una única y definitiva fe: la de creer en una ficción que se sabe como ficción, saber que no existe nada más y que la equisita verdad consister en ser consciente de que se trata de un ficción y, sabiéndolo, creer en ella. »

Enrique Vila-Matas, Una casa para siempre, Compactos Anagrama, 5.50€
Traduction disponible chez Christian Bourgois: Une maison pour toujours, 13.70€

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