L'impossible possible

Le blog est impropre au débat, les véritables discussions n'existent pas: ce sont toujours des batailles d'egos et de toute façon, les commentaire ne vont jamais en profondeur.

Cette petite antienne m'a été chantée dans différentes versions ces dernières semaines. Heureusement, on en avait rien dit à ces gens qui, partant d'une simple note sur un mauvais livre, ont mis en ligne 125 réactions, où il est question non seulement de l'auteur critiqué et de ses tactiques mais aussi d'histoire de la forme et de perspectives culturelles sur celle-ci. Pas plus avertis ceux qui se mirent à intervenir à la suite de cette autre note, sur un roman culte américain. On y parle de récpetion transatlantique, d'édition ibère et de fiction du futur.

Il doit s'agir d'une illusion. On me dit que ce n'est pas possible. C'est sans doute ça. Toujours est-il que je vais finir par devoir écrire en espagnol, histoire de voir.

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Je fais dans les emmerdes

"Raymond Chandler" par Scott Laumann

J’aime bien la présentation de la collection Vintage Crime. Le papier n’est pas beau, il y aurait pu y avoir un effort de mise en page et au moins une table des matières, mais j’aime le style de la couv’. C’est peut-être pour ça que j’ai acheté « Trouble is my business » quand je l’ai vu dans une librairie indienne. Voilà qui est con, se déplacer en Inde, y acheter du Chandler. Je ne dis pas le contraire. Mais à y réfléchir, ce n’est peut-être pas plus con que d’y acheter des livres d’auteurs d’origine indienne ayant passé la majorité de leur vie ailleurs que sur le sous-continent. Au moins, là, il y avait la couverture. Quoi qu'il en soit, je ne sais toujours pas pourquoi je l’ai acheté où et quand je l’ai acheté, c’est du passé, il faut bien s’y faire. La nouvelle question, c’est pourquoi j’ai commencé à le lire quand j’ai commencé à le lire, c’est-à-dire hier. La question n’a pas grand intérêt mais je me la pose quand-même. J’ai écrit l’autre jour une notule sur Ray Loriga, dont le prénom d’écrivain est un hommage raccourci à Chandler. C’est peut-être pour ça. Aujourd’hui, ça fait 50 ans que Chandler est mort. J’ai dû voir la date en préparant l’histoire de Loriga. C’est peut-être pour ça aussi que, quand j’ai vu le joli volume Vintage crime, je me suis dit, pourquoi pas, allons-y.

Mais  que dire de Chandler ? Il force l’admiration du lecteur de polar comme de celui de « grande littérature », quelle que soit le sens de cette expression, même si les raisons sont différentes. Père fondateur d’un genre ou d’une école pour les uns, version pulp du modernisme pour d’autres. Curieusement, j’ai donc acheté ce livre en Inde et à l’heure de parler de son auteur, je me sens aussi gêné que si on me demandait d’écrire mes impressions indiennes. Vous voyez, dans ma petite caboche tremblotent quelques conceptions liées aux théories post-coloniales, et des positions vis-à-vis du paternalisme. Quelle que soit mon expérience dans l’ancien dominion britannique, tout ce que j’allais pouvoir en dire allait être malheureusement teinté d’une trop grande conscience de tas de chose qui inhibent à l’heure de causer. C’est pas très clair, c’est comme ça et c’est la même chose en ce qui concerne Chandler : le blog est là, il le prouve, je ne suis pas un lecteur de polar, je parle de l’autre côté de la barrière, du littéraire du prétentieux, quoi que tout cela veuille dire et je suis bien trop conscient que les durs du polar n’aiment pas que les snobs de la fiction dite littéraire mettent le nez dans leurs affaires pour vouloir m’y risquer – suffit de voir certaines réactions à « Noir » de Robert Coover. Je ne dirais donc pas ce que quelqu’un d’autre a très bien dit ailleurs : « je révère Chandler parce qu’à mon sens il est pulp haut-moderniste et (aussi) pour l’œil qu’il a, je veux dire mis à part l’économie et l’esprit, pour les lumières, les textures, les amplitudes et les fréquences » (de sa prose). Je voudrais dire ça, mais je n’ose pas, parce que ça ne veut rien dire sans doute, sauf que moi je l’ai instinctivement compris bien que ça suffirait à faire de moi l’ennemi qui veut reprendre le polar au peuple. Ou un truc du genre. 

Il y a de bonnes histoires dans « Trouble is my business », même si ce n’est pas du vintage Chandler. Si on adore Chandler, comme le dit Allen Barra dans Salon, c’est surtout pour ses romans. Mais on s’amuse dans ces nouvelles. Il y a toujours une femme moins innocente qu’initialement cru, un cadavre de plus, un flic qui se fâche, et un Marlowe qui ne sait jamais exactement pourquoi il fait ce qu’il est en train de faire juste là, quand il se jette dans les bras d’un gros sadique en ayant la certitude de ne pas toucher un balle à la fin. C’est une formule, et Markson, pour encore évoquer un postmoderne de plus, a bien joué avec dans ses deux romans pulp. Voilà donc 50 ans  que le code a été défait et pourtant l’original plait toujours autant. Est-ce l’exotisme du LA des années ’30 ? Ou le plaisir de l’authentique ? Eh bien, on espère que non car pour le coup ce serait effectivement se complaire dans un drôle de paternalisme littéraire. « J’aime parce que c’est cliché ». Non, ce n’est pas de ça qu’il s’agit. Ce n’est pas la formule du récit qui devrait plaire, ce sont les formules du détective qui restent. Et les descriptions, de lieux, comme de gens, et les images, les chandlérismes on appelle ça (la femme « exclusive as a mailbox »). Mais non, même ça je n’ai pas la légitimité pour le dire, alors je vous laisserai avec Barra qui, dans son article pas toujours juste, en dit quand même, des choses justes. Entre autres, l’originalité de Chandler, même comparé à Hammett, la précision de son style, sa propension à écrire des récits dont la conclusion (qui est coupable et pourquoi?) n’a finalement que très peu d’importance comparé à la façon dont on est arrivé là (le voyage plutôt que la destination) et l’angoisse qui en découle. Barra suggère même que le lecteur doit se pencher sur les intrigues de Chandler de la même façon que d’autres interprètent « Finnegans wake » . Cette dernière remarque me semble osée, peut-être aussi osée que la visite d’un tripot par Lou Harger dans Finger Man. Passons et approuvons le reste.

« Trouble is my business » a été traduit en français par « Les ennuis c’est mon problème ». Même si ce n’est pas tout à fait juste, j’aurais dit « Je fais dans les emmerdes », comme d’autres disent « je fais dans les affaires » ou « je fais dans l’import-export ». La vérité, c’est que parler polar ça crée des emmerdes, et que là je fais dans les emmerdes parce que je n’ai rien dit. Je suis encore plus dans les emmerdes parce qu’il manque 17 pages au milieu de mon exemplaire indien. Voilà donc les emmerdes avec mon banquier : il a fallu que j’achète les deux tomes de Library of America. Mais c’est comme ça. Certains jours, on fait des trucs, on sait pas pourquoi. 

Raymond Chandler, Trouble is my business, Vintage, 275 roupies (mais amputé de 17 pages)

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Passa Porta

On ne donne pas souvent dans l’agenda par ici, pardonnez-moi pour l’écart que je fais aujourd’hui. Ce week-end, Bruxelles s’adonne au festival Passa Porta et est envahi d’écrivains. Contrairement aux foires et autres salons, d’abord grandes kermesses du livre, il s’agit ici d’une succession de débats ou d’évènements autour de la littérature. Le thème de cette année ? Le monde est en chantier. Plutôt que « comment écrire le monde ? », la question, pourtant posée à des écrivains, est malheureusement « comment construire le monde », ce qui plombe d’une teinte politique de mauvais aloi les premiers jours du festival. (Précisons, comme nous l’avons déjà fait, qu’il n’est pas question de renier l’aspect éventuellement politique des œuvres et de leurs créateurs, mais bien de souligner qu’il n’y a aucune raison, a priori, pour que l’écrivain soit meilleur ou plus pertinent dans ce domaine-là que le pilier de comptoir du bar d’à côté.) Tout ça pour dire que je ne me rendrais ni à la conférence inaugurale du hongrois Péter Nádas ni à la soirée consacrée à la rédaction d’une constitution européenne en vers par vingt-cinq poètes de l’Union. Il y a, par contre, plusieurs choses qui valent le détour dans la journée de dimanche. Pas moyen d’assister à tout, malheureusement : il s’agit de choisir. Le programme détaillé est disponible en ligne, permettez-moi juste quelques suggestions, dans l’ordre chronologique.

Au Palais des Beaux-Arts (ou Bozar, si vous êtes modernes), de 11h30 à 13h, Enrique Vila-Matas causera avec Patrick Deville. J’ai lu l’an passé le « Dietario voluble » de EVM qui vient de paraître en français chez Bourgois. Chouette lecture, même si je suis loin d’être aussi enthousiaste que Bustos. A peu près au même moment (12h30) au Falstaff, si vous êtes portés sur les prix, remise de l’Indications / Passa Porta, consacré à la littérature étrangère (parmi les nominés, Fois, Enard ou Tristan Garcia). Les hispanisants feraient pourtant bien de rester aux Beaux-Arts, puisque, de 13h à 14h, il y aura une rencontre poétique avec Antonio Gamoneda, le lauréat du Cervantès 2006, Ada Salas et Miguel Casado. Guère de temps pour manger : à 14h, vous aurez le choix entre une rencontre sur le thème de la traduction et des échanges entre centres littéraires européens au Métropole, tandis que Yves Pagès joue à dévoiler les coulisses de l’édition dans une conférence fiction à l’Arenberg. Ce qui est certain, c’est qu’on n’ira absolument pas au Pathé Palace à 14h30. C’est en flamand et on n’y comprend goutte mais surtout, c’est Guy Verhofstadt. Plus amusant – mais pas nécessairement intéressant – le clash Michel Le BrisCamille de Toledo au sujet de la littérature-monde de 15h à 15h45 à l’espace Wallonie. Voilà qui laissera un quart d’heure pour se rendre à la Bellone pour la rencontre / concert Dominique A / Mathias Énard. Pour ceux que ça tente, Olivier Rolin sera à 17h30 aux Beaux-Arts. Il sera suivi, pour la clôture, par Carlos Fuentes. A vous croiser à l’un ou l’autre de ces rendez-vous.

Pour terminer cette note, je ne peux m’empêcher de citer in-extenso le top 10 soumis par Pierre Senges à Télérama (ah ah) qui lui demandait ses livres préférés. Voilà qui n’a rien à voir, Senges n’étant pas invité à Passa Porta, mais ne perdons pas l’occasion de rire un coup.

Szent Orpheus breviáriuma, vol 1
Szent Orpheus breviáriuma, vol 2
Szent Orpheus breviáriuma, vol 3
Szent Orpheus breviáriuma, vol 4
Szent Orpheus breviáriuma, vol 5
Szent Orpheus breviáriuma, vol 6
Szent Orpheus breviáriuma, vol 7
Szent Orpheus breviáriuma, vol 8
Szent Orpheus breviáriuma, vol 9 de Miklós Szentkuthy
Dictionnaire hongrois-français de Sándor Eckhardt

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Tout a commencé avec Ray Loriga

Jorge Loriga n’est pas un nom qui frappe, Ray Loriga (prononcer Raï) est déjà plus particulier, d’autant plus lorsqu’on sait qu’il se dit que c’est un hommage de l’auteur à Raymond Chandler. C’est aussi une apparence: cheveux longs presque gras, barbe mal rasée, ray ban, tatouages et cuirs. Et une (ex-)femme chanteuse. Tout ça explique sans doute et malheureusement la réception tiède que les cénacles littéraires espagnols lui réservèrent pendant des années. Le succès public fut immédiat : il arriva dès le premier roman, « Lo peor de todo », en 1992 alors qu’il avait 25 ans. Icône pop en un bouquin, choisi comme représentant espagnol de la Génération X, le voilà étiqueté pas sérieux, literatura basura. Il n’y eut que Enrique Vila-Matas, dans les écrivains établis, pour dire sans honte qu’il aimait ses textes. Jusqu’il y a peu de temps, on lui demandait encore s’il était vraiment sérieux dans son appréciation ou si c’était une blague. Et quand Loriga s’est mis à penser cinéma, écrivant le scénar de Carne Tremula pour Almodóvar ou d’El septimo dia pour Carlos Saura, réalisant lui-même deux films, les traditionalistes se trouvèrent renforcés dans leur conviction que ce type qui parlait bien trop de rock et dont les livres jouaient trop sur des chapitres courts, que ce type, donc, n’était pas un écrivain. Il suffit pourtant de lire « L’homme qui inventa Manhattan » pour se rendre compte de l’erreur. 

Malheureusement, le monde littéraire espagnol a longtemps été très conservateur. Loriga disait d’ailleurs en 1993 qu’en Espagne, il fallait écrire comme si la télévision n’existait pas. Bien que quelqu’un comme Javier Marías soit toujours très fier de ne pas utiliser d’ordinateur et de ne rien connaître à internet, de nombreux auteurs ont depuis prouvé qu’il était possible d’écrire des textes littéraires qui n’ignoraient pas ses nouvelles donnes et il est assez clair que c’est l’arrivée de Loriga dans ce paysage figé qui a déclenché un mouvement long, laborieux qui fait qu’aujourd’hui des auteurs comme Agustín Fernández Mallo ou Robert Juan-Cantavella sont plus acceptés qu’ils ne l’auraient été il y a vingt ans. Je nommais Marías, et ce n’est pas tout à fait dû au hasard. Il se trouve que dans la première partie de son essai « Afterpop », Eloy Fernández Porta « oppose » la réception critique d’un livre de cet auteur et d’un livre de Loriga. Alors que Marías est systématiquement comparé aux grands écrivains des temps passés, ses romans comportent des références de basse culture pop, tandis que Loriga, toujours écarté des écrivains sérieux, a des références de haute culture pop. L’un multiplie les éléments « basura » mais est encensé pour un travail dit d’élite, l’autre multiplie les éléments et les références d’une grande finesse culturelle (bien que pas encore avalisés par la majorité) et est presque qualifié de « basura ». Toujours selon Fernández Porta, cela est dû à une conception de la littérature qui exclut le pop et une conception du pop qui ne considère comme pop que ce qui vient des générations d’après la génération dominante. En poussant le raisonnement plus loin, il aura peut-être fallu le sacrifice de Loriga pour que ceux qui viennent après puissent voir, dans une certaine mesure seulement, les enjeux de leurs fictions reconnus légitimement littéraires. 

Mais baste de ces considérations, évoquons au moins brièvement le livre que Fernández Porta citait en exemple, « L’homme qui inventa Manhattan ». On ne peut tout de même pas abandonner le bon Eloy ici, puisque sa description du travail de Loriga, au moins sur ce livre, me semble on ne peut plus juste : il y voit une combinaison de lettrisme rock et de nouvelles au format Duras ou Handke dans sa période américaine. « L’homme qui inventa Manhattan », au-delà d’un excellent titre et de l’histoire de l’homme qui a effectivement inventé Manhattan est aussi le récit du rapport de Loriga lui-même avec une ville où il a passé quelques années. Dans de courts chapitres, récits ou nouvelles (c’est selon), des voix se croisent pour décrire plutôt qu’une ville une succession d’états d’esprit ou de situations qu’elle peut éveiller ou créer. Il s’agit pratiquement toujours d’immigrants ou d’étrangers, notamment parce que c’était la condition de Loriga lui-même, aussi parce que New York est par essence la ville de l’immigration mais surtout parce que, à de rares exceptions près, on ne parle sans doute bien d’un lieu (ou en tout cas avec une portée plus que locale) que si on n’en est pas. Il ne faut pas lire « L’homme qui inventa Manhattan » comme un guide de la ville ou pour y retrouver une sorte d’état des lieux précis d’un espace géographique, il faut le lire pour ses histoires – la palette de situations et d’émotions est assez grande – et pour Loriga lui-même qui, à travers ces courtes esquisses, est finalement l’inventeur d’un lieu qu’il a imaginé avant de connaître. C’est sans doute cette confrontation, bien maîtrisée dans le contexte de cette fiction, entre les attentes, le concret et les espérances futures qui fait de ce texte autre chose qu’une simple succession d’anecdotes de la vie quotidiennes de quelques passants de la grosse pomme. 

Je pense que « L’homme qui inventa Manhattan » est le premier livre de Loriga dont le succès fut autant public que critique (il y a toujours eu quelques critiques pour le suivre, mais pour celui-ci, la réaction fut plus massive, sauf erreur de ma part). De façon plus intéressante, on dit aussi que c’est un livre charnière dans son écriture, puisque peu à peu il laisse tomber le rythme effréné d’une écriture presque rock pour des choses plus lentes, plus calmes, presque contemplatives. C’est extrêmement évident dans son dernier roman, le très court « Ya sólo habla de amor » où il tente d’entraîner le lecteur dans les pensées d’un écrivain-traducteur d’une quarantaine d’années qui ne se préoccupe plus que d’amour.  Dans une paire de décors, le personnage s’interroge sur sa relation déficiente aux femmes et, perdu, n’arrive finalement qu’à se projeter dans le corps de son idéal imaginaire, un joueur de polo argentin.  « Ya sólo habla de amor » souffre à mon sens de deux choses : l’introspection n’est pas aussi intéressante ou profonde qu’elle pourrait l’être et la fort jolie écriture est justement trop jolie. Son ami Almodóvar a décrit Loriga comme la rencontre de Duras et de Jim Thompson. On sait ce qu’il faut penser de ces verdicts à l’apparence de slogan, mais si on veut y donner du crédit, on dira en tout cas que pour ce livre-ci, il n’y a rien de Thompson. Et on s’ennuie plus que chez Duras. On dit – mais je ne l’ai pas assez lu – que l’œuvre de Ray Loriga est assez inégale. Le sdeux livres ici évoqués tendraient à le démontrer. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’un auteur fondamental du panorama littéraire espagnol qui vaut bien le détour. 

Ray Loriga, L’homme qui inventa Manhattan, Les allusifs, 15€
Ray Loriga, Ya sólo habla de amor, Alfaguara, 18€

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Gonzo Ibérico & la madeleine plagiée

Je ne sais pas s’il est facile de trouver « Otro », le premier roman de Robert Juan-Cantavella, mais je sais qu’il n’est pas simple de mettre la main sur « Proust Fiction », son premier recueil de nouvelles. Eh bien, l’effort n’est pas vain car, il faut le dire d’entrée, c’est une petite merveille. Juan-Cantavella a plusieurs casquettes : dernier responsable de rédaction de la mythique revue barcelonaise Lateral, traducteur du français (la dernière parue est « Zona » de Énard) et écrivain membre à part entière de ce que la critique journalistique veut ranger dans une case générationnelle (nocilla, afterpop, mutante o lo que sea). Son nouveau roman, « El dorado », est, soyons vulgaire, tout simplement bonnard. Allons-y.

Publié en 2005, « Proust fiction » regroupe une série de nouvelles parues dans diverses revues. Julián Ríos l’avait présenté comme le travail d’un nouvel auteur réellement nouveau. Goytisolo, quant à lui, évoquait des récits juteux ou fouillés, ce qui, venant du Juan sans terre, n’est qu’un superbe compliment. Que se passait-il là dedans ? Tout est presque dans le titre et dans le récit correspondant. Collision direct entre grande culture littéraire (on parle de Cervantès, Cortázar et Proust) et les popismes fin de siècle. Ouh là là, je sens quelques froncements de sourcils. Train wreck : Tarantino et Proust ! Mais c’est une réussite totale. Imaginez : une certain Giacomo Marinetti, petit fils du futuriste, se lance dans la poésie et plagie plagie plagie, est poursuivi, envoyé en tôle et se retourne contre un pauvre Proust qui écrirait maintenant, l’accusant, dans un procès ayant lieu à Nürnberg, d’avoir volé sa madeleine à José Ángel Valente, etc. Au milieu de tout ça, l’intimidation du fragile Marcel par un groupe vandale discutant un peu trop bruyamment des influences réelles de Tarantino et des délires scatologiques en latin. Plus plein d’autres choses. En 65 pages parfaites. Ce n’est pas pour rien que j’avais évoqué ce texte en parlant du « Bastard battle » de Céline Minard. Evidemment, on se marre mais si on ne faisait que se marrer, ni Ríos ni Goytisolo n’en parleraient. Le lecteur travaille. Le lecteur participe. C’est directement amusant, et c’est encore plus amusant en pelant comme un oignon le récit afin de découvrir ses différents niveaux de références et d’allusion. Et surtout, il s’agit là d’une manière superbement ludique de retravailler le concept de plagiat dans son sens ou son absence de sens littéraire. 

On n’évoquera pas tous les textes mais si « Proust fiction » referme « Proust fiction » il nous faut aussi au moins brièvement évoquer « El deslumbrado » qui ouvre « Proust fiction », parce qu’il est aussi révélateur du jeu littéraire et de la créativité de l’auteur : il s’agit là de l’histoire de quelques géants attendant du côté des moulins un chevalier errant à la triste mine. Cantavella nous raconte comment ils disparaissent, changeant sans doute la face du monde sans le vouloir. Imaginez un seul instant ce qu’il aurait été d’Alonso Quijano si ses géants avaient vraiment été des géants…

Une des constantes du recueil est  la figure de Trebor Escargot, alter ego hijoputa de Juan-Cantavella. Presque toujours à la marge du récit, il prend la place centrale dans « Badajoz », version un brin dingue et cojonudamente ibérique du « Fear and loathing in Las Vegas » de Hunter S. Thompson. Escargot, journaliste chargé, part en reportage gonzo version postpunk dans la principale ville de la province la plus pauvre du pays pour assister à un congrès d’archéologues qui est en fait un congrès de muséologues. Ajoutez à ça une histoire de meurtre abracadabrante et bien bon bref quoi. Ce n’est certes pas le meilleur récit mais ça annonce un machin grandiose ou presque, ça annonce « El dorado ».

Eh oui, « El dorado ». L’ami Escargot est envoyé faire un petit reportage à Marina D’Or, immense bloc de béton sur la côte du Levant. Tout ça commence un peu comme une version villégiature du « Supposedly fun thing I’ll never do again » de David Foster Wallace : le journaliste doit narrer l’expérience du vacancier moyen mais comme il n’est pas vraiment à sa place… et qu’il a la malette chargée d’alcools et de pilules, ainsi qu’une obsession certaine pour Sinatra sur Last.fm, on dérape très vite. Le dérapage devient vautrage quand l’Escargot, speedé mais lent, se rend compte que sa typologie de la populace locale (ou des retraités en short, ou des familles entières) correspond à un véritable conflit armé générationnel plutôt laid – le conflit n’est pas métaphorique. Le danger est trop grand, ni une ni deux, Escargot va chercher son pote Brona à sa sortie de cabane et zou direction Valence où Benoît XVI va venir célébrer les Veme rencontres mondiales de la famille sous fond d’assassinat en série des monarques du monde entier et de recherche de l'eldorado perdu. Je vous laisse imaginer la suite…

Derrière un délire omniprésent et des blagues parfois insensées, « El dorado » est le deuxième livre de 2008 qui nous propose un portrait dévissé de l’Espagne. Le premier était « España » de Vilas, qui le faisait d’une façon toute différente avec un projet plus clair (rien que le titre). Ici, c’est une toile de fond derrière une comédie lysergique de grande puissance. Juan-Cantavella est originaire de la province de Castellon dans le Levant (comme Óscar Gual), et il parle de sa terre puisque Marina d’Or, l’épouvantable bloc de béton attrape-touriste, est tout proche. Cette zone de villégiature représente d’ailleurs bien ce que l’Espagne a fait de plus infâme en matière de bétonisation de la côte sur les 30 dernières années mais en plus, étant donné qu’il s’agit d’un des projets les plus pharaoniques du secteur de la construction ibère, peut servir d’image de la dérive d’un pays dont l’économie est basée sur les promoteurs immobiliers et les constructeurs. De même, les grands rassemblements réguliers de croyants autour du thème du respect de la famille traditionnelle sont aussi devenus une manifestation typique d’une certaine identité espagnole, pour le moins de son pan le plus lié à la congrégation des évêques. Ce ne sont là que les deux points principaux d’un portrait finalement plus large de l’Espagne en version outrée et kitsch qui ne plaira pas à tous : certains se demandent où on va alors que ceux qui apprécient d’abord le voyage en lui-même (headtrip ou mindtrip) seront, je pense, enchantés. D’un point de vue littéraire, si la référence Gonzo est évidente, Juan-Cantavella en donne sa propre version, celle qu’il appelle le « Punk Journalism », où la réalité est matière première d’un processus de post-production qui la piratera. L’autre grande référence, c’est Malinowski, l’anthropologue de l’observation participante. Mais ce n’est pas tant cette méthode qui attire Escargot / Juan-Cantavella que ses journaux intimes où ce qu’il dit diffère de façon notable de ses travaux académiques. Et donc Escargot participe mais dit à voix haute ce qu’il ne faut pas dire.

Si « Proust fiction » était d’abord un travail essentiellement littéraire, partant du canon pour le décomposer et le recomposer, « El dorado » décompose et recompose un pays et permet à Juan-Cantavella de démontrer son versant pulp et canaille. Escargot, c’est un grand Blondino venu du sud et ses aventures forment un livre bel et bien bruyant. C’est l’heure de prendre un Mai Tai.

Robert Juan-Cantavella, Proust Fiction, Poliedro, 14€
Robert Juan-Cantavella, El Dorado, Mondadori, 18€

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Journalistes italiens

Où que vous soyez en Europe, s’il y a un livre sérieux que vous rencontrez partout, il s’agit bien du « Gomorra » de Roberto Saviano. C’est sans doute autant lié au sort de l’auteur, Rushdie contemporain (menacé de mort par la Camorra qu’il a disséqué un peu trop précisément, il est en fuite perpétuelle sous protection policière), qu’aux qualités évidentes du livre. « Gomorra » est aussi puissant de par son contenu que de par son écriture. Livre fort, courageux, extrêmement intéressant et au final beau. Deux bémols m’empêchent quand même de me joindre totalement au concert de louanges. Le premier est lié à l’absence totale de sources – bien qu’il soit possible que ce soit l’édition française qui s’en soit débarrassé. Il ne s’agit évidemment pas d’attendre de Saviano qu’il révèle les noms des personnes lui ayant passé des informations, mais plutôt d’un étonnement réel quand à l’absence total de références ou de renvois vers des éléments tangibles. D’où viennent les chiffres, les données ? Quand ont été réalises tels ou tels entretiens ? Ce sont là des informations indispensables à l’heure de jeter un regard sérieux sur ce type de livre. Bien sûr, le fait même que l’auteur soit menacé de mort avalise a posteriori ses dires, mais je ne peux m’empêcher de regretter l’absence d’annexe avec ces informations. C’est malheureusement assez courant dans les livres-enquêtes journalistiques français (et donc peut-être aussi italiens) et nous mène à l’exact opposé de la pratique anglo-saxonne.

L’autre bémol est plus substantiel, à mon sens, et si j’avais lu le livre à une époque où j’avais le temps de revenir dessus, j’en aurais sans doute fait un papier plus complet : le discours politique de Saviano est maladroit, inconstant et peu convaincant. L’un des leitmotivs théorique du livre est celui de la camorra comme avant-garde de l’ultralibéralisme radical. Il devient vite évident que derrière cette idée il y a déjà un problème fondamental de connaissance en philosophie politique. Ce qui est considéré ici comme libéralisme correspond à la vision du vulgus pecum et n’a pas grand-chose de commun avec la théorie politique et économique du même nom qui, rappelons le tout de même, se base sur le droit, qu’il soit garanti par l’Etat, pour les plus modérés, ou naturel, pour certains des plus radicaux. Le libéralisme dénoncé est un fantasme absolu qui rappelle les cris délirants de certains pour qui des politiques tout simplement sociales-démocrates sont communistes. En fait, Saviano décrit les processus typiques du capitalisme corporatiste statodépendant justement dénoncés par les libéraux radicaux. De plus, un parfum de contradiction plane régulièrement sur le rôle de l’Etat dans ce montage où l’on a un peu l’impression qu’il est la solution avant d’être identifié comme le problème et vice-versa. Rappelons juste que l’existence des mafias dépend en large mesure d’un Etat qui interdit certaines pratiques. Sans la forteresse Europe, le trafic de clandestins serait-il aussi lucratif ? Sans la guerre contre la drogue, ses substances seraient-elles d’aussi mauvaises qualités et rapporteraient-elles autant ? Bien sûr, le sujet n’est pas aussi simple que ça, mais c’est une dimension essentielle qui doit être pris en compte dans l’analyse politique du phénomène. Cette relation de dépendance entre mafia et Etat éloigne justement la camorra de l’épouvantail radical libéral puisque ces radicaux là veulent le moins d’Etat possible et déclarent qu’il n’est qu’une mafia ayant réussi (par ailleurs, les libéraux les plus radicaux sont des anarchistes qui ne pensent ni que le système capitaliste à besoin de l’Etat pour survivre, ni qu’une société sans Etat serait une société sans propriété).

Mais je ne comptais pas parler autant de Saviano. Je voulais parler d’un autre auteur qui livra il y a quelques années une mémorable fiction sur un thème assez proche. Giosuè Calaciura fournit, à travers un monologue criminel spectaculairement écrit, un somptueux portrait de l’histoire de la mafia dans « Malacarne », un chocs de 2007. Dans un même style littéraire, il s’intéressa aussi, avec « Les passes noires », à l’esclavage sexuel auquel sont soumis de jeunes africaines amenées illégalement en Italie. Peut-être est-ce dû à la réutilisation d’une technique exactement identique à celle de « Malacarne », mais ce roman, pourtant remarquable, m’a moins touché. En ce début d’année, Les allusifs publient un nouveau texte de Calaciura qui est, lui, assez différent. De prime abord, « Conte du bidonville » est l’histoire d’une mère qui recherche sa fille perdue dans les quartiers pauvres d’une ville ougandaise. A la manière des deux précédents titres, l’histoire d’un individu est prétexte à un parcours bien plus global dans les maux de notre époque. Il s’agit ici bien évidemment d’une Afrique dévastée par la pauvreté, la faim et la maladie, où les gens survivent dans un théâtre misérable où priment exploitation, violence, prostitution et sida malgré l’insistance désespérée des individus pour vivre leurs amours, leurs rêves et leurs joies. Calaciura est un journaliste et on imagine que ses voyages et reportages contribuent à la force de ses romans. Remarquable écrivain, on craignait quand même l’enferment dans une formule stylistique. La bonne surprise des « Conte du bidonville » c’est qu’il n’en est rien. On n’est plus dans le monologue et on sort de la déferlante verbale. C’était brillant mais ça l’est tout autant. L’écriture respire plus, le ton est plus posé, presque moins urgent. Il y a même l’introduction de quelques éléments magico-réalistes qui s’intègrent plutôt bien à l’ensemble. Bref : Calaciura a plus d’un tour dans son sac et même si je n’ai pas ressenti le même choc qu’à ma découverte de « Malacarne », « Conte du bidonville » est une très belle pièce du corpus de plus en plus fascinant d’un écrivain dont le pouvoir d’empathie et surtout la capacité à présenter des situations complexes dans un nombre de page réduit impressionne, d’autant plus que les thèmes éminemment politique et la brièveté de l’espace d’exposition n’empiètent en rien sur une qualité littéraire remarquable.

Giosuè Calaciura, Conte du bidonville, Les allusifs, 14€
Roberto Saviano, Gomorra, Gallimard, 21€

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Tainted Sun Ra



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J’ai lu quelques bons livres depuis le début de l’année, mais rien qui ne m’ait aussi authentiquement amusé que “Cut and roll” de Óscar Gual. A en juger la réception critique à sa publication en Espagne, je ne suis pas le seul, même si quelques journalistes ou bloggers sont tombés sur Gual à bras raccourcis : le roman évoquerait trop Palahniuk et certains y voient la faiblesse d’un auteur incapable d’écrire par lui-même, contraint d’imiter ce qui a été fait ailleurs, avant. En réponses, d’autres bloggers ou commentateurs dirent que rien que le fait d’avoir, dans la littérature espagnole contemporaine, quelqu’un qui écrivait comme Palahniuk était une nouveauté à célébrer. Ni l’un ni l’autre : il y a du Palahniuk dans « Cut and roll » mais ce n’est pas que ça ; il n’y a rien à célébrer si on se contente d’importer une formule – et heureusement, il ne le fait pas.

J’ai eu l’attention attirée par ce livre pour deux raisons : il paraît chez DVD Ediciones, l’excellente maison de Sergio Gaspar, où sont / ont été publiés Manuel Vilas et José María Pérez Álvarez et un excellent et hilarant texte de Gual figurait dans le recueil « Odio Barcelona ». D’autres choses contribuèrent à ma curiosité : le titre ou encore les chapitres considérés comme des tracks d’un CD. Tout ça, à défaut de promettre un grand roman, promettait tout de même quelque chose d’autre, potentiellement palpitant.

Tout commence pourtant assez mal, dans une sorte d’hommage à Reservoir Dogs. Trop longue scène où des hommes en costume s’appelant par des noms de couleurs discutent affaire. Curieux au début, amusant ensuite, tout ça devient un peu laborieux au fur et à mesure, ce qui est bien dommage car cette séquence introductive est déterminante pour la suite du récit. En tout cas, malgré ses faiblesses, cette première track donne un peu le ton : détournement et utilisation de la culture pop, structures empruntées à d’autres médias, ironie un poil trop contemporaine et intrigue… intrigante. 

Une fois l’introduction passée, les choses démarrent réellement, au départ sous forme de puzzle dont les pièces s’assemblent petit à petit. Joel est un ancien ingénieur informatique froid, distant et très peu humain (de fait sa vision de l’homme est quasi-transhumaine) qui s’est reconverti dans un négoce des plus étranges. Travaillant pour une mystérieuse femme, un grade hiérarchique en dessous des fameux hommes en costume, il rend visite à des gens ayant passé un contrat avec la patronne afin de régler l’addition : il coupe et emporte un membre. Cut. Pacte faustien : on leur donne le succès sur les catwalks du monde, on leur reprend, quelques années après, une jambe. On leur donne les good-looks du jeune premier ou du musclor hollywodien, on leur coupe, quelques années après, le nez. Il y a bien entendu un mais. MAIS. Gros mais. Jusqu’ici, la petite entreprise ne connaissait pas la crise et la plupart des créances étaient remboursées à échéance. De temps en temps une râlerie, mais finalement toujours l’inéluctable schlak, accepté comme une bizarre destinée auto-endossée. Et voilà qu’un type décide que sa dette, il n’honorera. Histoire d’assurer ses arrières, il prend les devant et flingue les hommes en costume. La patronne, qui comprend que ça commence à sentir le roussi, se cache et demande à Joel, jusqu’ici simple (mais excellent) exécuteur-tranchant de remonter la piste et arriver au mauvais coucheur.

Joel n’est pas un détective. C’est un type qui aime les machines, les ordinateurs. Un type dont les seuls véritables amis d’enfance se sont suicidés sur fond de Judas Priest. Un type qui s’adonne au bonsaï et à un aquarium avec des poissons rouges. Bref, autant dire que le contact social n’est pas son fort (c’est sans doute pour ça qu’il coupe si bien) et que le processus d’investigation, quand ce n’est pas au cœur des programmes qui font tourner une imprimante industrielle, lui est totalement étranger. C’est évidemment là que « Cut and Roll » sort un peu plus de la route (parce que franchement, sur la route de l’intrigue classique, on n’y avait déjà plus qu’une seule roue). Entre chapitres enquête et chapitres Vie de Joel, Gual monte en fait un roman policier qui sort de ses gonds. « Cut and roll » se fait récit d’apprentissage coupé court. Gual intègre des chapitres où l’évolution personnelle du personnage est exprimée à travers sa relation à la musique (et plus particulièrement Black Sab’ et les héritiers stoners). C’est sans doute pour ça qu’on l’a comparé dans un grand journal espagnol à Bret Easton Ellis (je ne vois pas d’autre raison) mais si les pages musicales d’ « American Psycho » faisaient de Bateman le posterboy idéal du Rolling Stone naze des années 80, celles de « Cut & roll » donnent chair, sang et émotions à un être que l’on croyait froid. Cinéma et musique ne sont pas les seuls domaines servant de référence. Gual est ingénieur informatique, son personnage aussi, et donc lorsqu’il s’improvise détective, c’est vers l’online qu’il se tourne – pas de surprise à voir débarquer le hacker (qui n’est pas un cracker) et des paragraphes de code, sans que, on rassure tout de suite les âmes sensibles, ce ne se fasse au détriment de la lisibilité : bien au contraire, en observant ces codes, le lecteur trouvera parfois de quoi rire un bon coup. L’ingénierie ne s’arrête pas là : en juste liaison avec les opérations de cut cut de Joel, Gual introduit le travail de l’un ou l’autre artiste (tel Eduardo Kac) ayant pour particularité de s’adonner à la performance biologique. Et roule la machine transhumaine ! Bien sûr, le littéraire n’est pas oublié : Jean Giraudoux (oui, lui) n’est pas vraiment étranger au massacre des hommes en costume.

Al fin y al cabo, « Cut and roll » est un récit mutant peuplé de personnages plus ou moins mutants. Peut-être Gual essaie-t-il de trop faire (ironie, usage des stéréotypes, emploi de différents genres littéraires, niveau de langage – pas seulement littéraire, mais aussi la dynamique humain, programmation --, fragmentation de la narration, références innombrables, thèmes pas faciles), de trop rassembler dans un seul livre mais est-il possible de faire autrement lorsqu’il s’agit clairement du roman d’une ère où tout dirige vers la multitude d’information, de data ? Impossible de tout digérer et Gual s’en sort en fait plutôt bien. Et puis, Palahniuk peut-être, soit… mais surtout que ça ne vous éloigne pas du fait qu’une fois rentré dans « Cut and roll », il n’y a de place que pour le plaisir de lecture. On peut raisonnablement espérer que si les influences s’effacent au fils des années, lire Gual restera de toute façon un bon moment.

Óscar Gual, Cut and Roll, DVD ediciones, 15€

Note 1 : je l’ai dit, les chapitres sont des tracks: “Cut and roll” est en fait structuré comme ces cassettes de 90 minutes que pas mal d’entre nous, alors jeunes, bourraient jusqu’à la gueule de morceaux d’origines disparates. La continuité narrative d’un album disparait mais on n’y perdait pas nécessairement.
Note 2 : Né en 1976 à Almassora, Óscar Gual est peut-être un ami d’enfance de Robert Juan-Cantavella, né à Almassora en 1976. En tout cas, Joel rencontre Escargot, l’alter-ego de RJ-C, dans un track 13 repris sous un autre angle dans le fameux « El dorado » de ce dernier RJ-C. Et ce roman là, on en reparle probablement la semaine prochaine.

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Une critique intense

Pedro rebondit sur la petite discussion qui a animé ces pages depuis deux semaines.

le réseau et ses communautés, dont l’acte de naissance part toujours du constat que ce qui devrait être écrit et disponible ne l’est pas, s’inscrivent toujours inévitablement dans ces lacunes béantes. Il faudrait même inventer un autre mot que « critique », pour désigner une activité volante, fluide, décomplexée, volontairement dilettante. Ce nouveau discours s’affranchirait du jugement, dépassant le « bon / pas bon » en rejetant le médiocre et en ne s’atelant qu’à l’analyse des forces, et en finirait avec la hiérarchie en plaçant telle ou telle œuvre non au-dessus ou au-dessous d’une autre, mais à côté.


On aimerait proposer le mot intensité pour désigner toute action de l’œuvre (musicale, picturale, littéraire) sur notre cœur, nos nerfs, notre pensée. Le rôle du critique serait, non pas de juger l’œuvre, mais d’en dégager à la fois les problèmes et les intensités. Ces intensités, toujours ressenties personnellement, diffèrent non par leur ordre mais par leur différence.
(…)
La notion de différence d’intensité est très importante, car dès lors que la notion de chef-d’œuvre a été évacuée, on se voit alors accusé de mettre sur un même plan un manga japonais et The Recognitions de Gaddis, les films des frères Zucker et ceux de Kubrick, le dernier morceau d’un groupe de rock métalleux et une chanson des Beatles. (…) Des milliards d’intensités nous attendent, marquées par la nouveauté ou la variation : cette époque peut être une grande époque, à condition qu’on le désire et qu’on la relance par de nouvelles intensités, de nouvelles différences.
(…)
Le véritable dialogue consisterait plutôt à débattre de manière interne aux textes,
c’est-à-dire se servir de ce que font les autres pour rebondir dans sa propre
réflexion forcément fragmentaire, et ce surtout en s’aidant d’autres domaines en
apparence très éloignés, rejoignant ainsi l’idée d’une transversalité fertile. Ces rebonds ne s’expriment pas forcément par écrit, ils peuvent aussi prendre des formes silencieuses, d’élaboration lente et personnelle, qui peuvent resurgir des mois plus tard sans qu’on ne s’y attende plus. Le critique, à mesure qu’il se fixe des objectifs, désire en réalité s’orienter vers des surprises : et lorsque deux éléments disparates viennent brusquement s’imbriquer, il n’y a pas de plus grande joie que cette découverte.

Je lui ai laissé un commentaire, il en mérite plus.

Toujours lié à ce sujet, Juan Asensio, sur son dernier message, met en avant les contributions au débat d'idée avec l'étranger que sont les traductions de certains de ces textes. On dira sans doute de même pour, par exemple, papiers pour The Quaterly Conversation. Je crois pourtant que le débat passe surtout par un dialogue direct et public avec des blogs, des sites, des revues dans d'autres langues. Il faut, il me semble, créer des ponts, et pour ce faire, il ne suffit pas de disséminer ses propres critiques.

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Quarterly Conversation 15: Zone en anglais


Alors que la moitié des blogs que je lis causait Énard en septembre dernier, je n'en avais rien dit. En ce mois de mars, mon texte sur son roman "Zone" parait dans le quinzième numéro de The Quarterly Conversation. Jetez-y un oeil, et commentez ici si vous le souhaitez. Que ceux qui l'ont déjà lu -- il est disponible depuis la fin de la semaine dernière -- sachent que certains "edits" disaient parfois le contraire de ce que je voulais dire. La version actuellement en ligne me satisfait bien plus: elle est débarassée de contre-sens.

Comme toujours, le sommaire de TQC est très alléchant: vous y trouverez des textes sur le journal de Susan Sontag, la publication en VO de "La confrérie des mutilés" de Evenson (six mois après la VF) ou sur une des inspirations possibles de Coetzee. Sans oublier, bien sûr, de nombreuses critiques, dont celles des derniers Aira et Fuentes à paraître en anglais, ainsi que le nouveau (et fort attendu) roman d'Evan Dara.

Et puisque nous en sommes à parler revues en ligne, les pages littéraires du dernier numéro de Teína valent aussi le détour (Fresán, Chejfec, Levrero, etc).

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