Apocalypse Now

« The horror. The horror ! » Plusieurs années après le cataclysme, dans un paysage de désolation, l’homme et son fils se mettent en route vers le sud. La mère n’est plus. Le monde n’est plus. L’humanité n’est presque plus. La ruine et la mort entourent les deux voyageurs, les prédateurs rôdent.

Ils continuent ce parcours vers un inconnu que le fils doit voir meilleur. Un avenir auprès des « good guys ». Des civilisés. De ceux qui ni ne volent ni ne tuent. Ils portent la flamme, le feu, la morale, la promesse d’une bonne vie. Il est difficile d’y croire. Le père fait semblant de se le cacher, et pourtant, l’indicible est perceptible.

Toutes leurs possessions sont amassées dans un chariot, dont le rétroviseur est l’accessoire principal, l’outil indispensable afin de ne pas se faire surprendre par derrière, de garder un œil sur un passé que l’on n’ose imaginer tant il doit être pire que cet épouvantable présent. Ils doivent sans cesse se cacher, se dissimuler, éviter les autres hommes pour se protéger de ces bandes qui chassent pour se nourrir de chair humaine, la seule qu’il est encore relativement facile de se procurer.

Pour l’homme et l’enfant, chercher de quoi survivre est la préoccupation quotidienne, et la chose la plus difficile à faire. Il faut rentrer dans les villes, dans les maisons. Il faut risquer de tomber sur d’autres hommes, ou sur des cadavres. Chercher, toujours chercher. Trouver si peu. Les périodes d’abondances, les nuits dans des couvertures sèches, le ventre rempli, sont rares, entourés de longues semaines de faim et de froid.

Les morts ont plus de chance, et pourtant ils luttent pour vivre. Le paradoxe humain. La force malgré l’épouvantable. Mais l’inéluctable est toujours là. Dieu est présent. Dieu est absent. On ne sait pas bien.

« The Road » fait mal. Un roman noir de chez noir, une œuvre puissante, dure, révoltante. Une chose hallucinante qui laisse une marque profonde. Qui donne à notre regard cet air hagard de rescapé. Les derniers mots de Kurtz pourraient être ceux de tous les fantômes, les ombres d’humains qui traversent ces pages.

Cet homme de 73 ans est le seul qui puisse regarder Thomas Pynchon droit dans les yeux sans s’avouer vaincu. Avec « The Road », ce styliste hors pair fournit une œuvre concise, une essence, un concentré de son talent. Le meilleur livre de 2006 ? Le plus bouleversant. Cormac McCarthy.

Cormac McCarthy, The Road, Knopf, $24.00

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Nouvelles du front (7)

  • Wired, le magazine des geeks, s’intéresse aussi à la littérature. Pour preuve, dans l’édition de ce mois, le lecteur trouvera des « very short stories » de six mots, par des auteurs tels que Margaret Atwood ou Richard Powers. Ces histoires sont aussi disponibles en ligne.
  • Le nouveau Norman Mailer est prévu pour janvier prochain. Les détails sur le contenu du livre font tout doucement surface. Je ne sais trop qu’attendre, car le sujet me semble fort casse-gueule et le bon vieux Norman est capable du meilleur comme du pire…

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NBA 2006: Kalfus - A disorder peculiar to this country

L’idée était pourtant bonne. Le 11 septembre 2001, Joyce s’en va prendre l’avion 93 de United Airlines, direction Los Angeles. Son mari Marshall travaille bien haut dans le World Trade Center. Elle manque son avion, il arrive en retard. Lorsque la nouvelle des attaques commence à se répandre, une joie naît en chacun d’eux. Le vol 93 s’est écrasé quelque part dans le Connecticut. Les tours se sont effondrées. C’est la fin des ennuis : l’être détesté est mort ! Eh oui, cet homme et cette femme sont en pleine procédure de divorce, et ça se passe mal.

Le lendemain, il faut faire le deuil de ses espoirs et recommencer la lutte de l’un contre l’autre. On aurait pu croire que cette expérience qui les avait fait voir la mort en face allait les rapprocher un tant soit peu. Il n’en est rien. Dans l’échiquier post 9/11, Joyce est le monde arabe et Marshall les USA, car, bien sûr, il ne s’agit pas seulement d’un livre d’humour noir sur un couple, mais aussi d’une métaphore de la situation américaine actuelle. Et c’est là que ça déraille.

« A disorder peculiar to this country » est le deuxième roman de Ken Kalfus, qui est également l’auteur de deux recueils de nouvelles. A 52 ans, on le décrit souvent comme un grand voyageur : mari d’une journaliste, il a vécu en Yougoslavie, France, Irlande et surtout en Russie où il a situé la plupart de ses fictions. De retour aux Etats-Unis, il a décidé d’y planter le décor de son dernier texte.

La première moitié est plutôt bonne. Le style est vif et on est en pleine comédie noire : Joyce est persuadée que c’est Marshall qui a envoyé une enveloppe soi-disant remplie d’anthrax à son lieu de travail et le dénonce au FBI, il se procure de la dynamite pour se faire sauter dans la cuisine, et ainsi de suite. On a évidemment aussi droit aux grands classiques du divorce : les avocats copains comme cochons qui font traîner le machin et encaissent le pognon, l’instrumentalisation des enfants ou encore les disputes pour garder des objets qu’on aime de toute façon pas. La séparation est rendue encore plus difficile par le contentieux sur le luxueux appartement familial situé en plein cœur de New York : chacun le veut, et pour ne pas être accusés d’abandonner le domicile, Marshall et Joyce sont contraints de continuer à vivre ensemble jusqu’au jugement.

Les problèmes arrivent dans la deuxième partie. Là, Kalfus souligne à traits de plus en plus gros le parallèle entre la situation du couple en instance de séparation et entre les USA et les musulmans. Pas subtil pour un sou, l’auteur offre des scènes plus embarrassantes et grotesques les unes que les autres avant d’arriver à un final sous forme de politique-fiction absolument pitoyable.

Kalfus est particulièrement à son aise lorsqu’il donne dans la psychologie du divorce, mais dès qu’il s’aventure ailleurs, ça foire. « A disorder peculiar to this country » est une superbe leçon : comment trouver une excellente idée de comédie noire, comment la foirer en tentant de lui donner une résonance plus profonde et comment aliéner son lecteur en écrivant la conclusion la plus ridicule qu’il m’ait été donné de lire. Un cas d’école.

Ken Kalfus, A disorder peculiar to this country, Ecco, $24.95
Traduction française sous le titre “Un désordre américan” chez Plon

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Cet article est le troisième d'une série de cinq consacrée aux finalistes du National Book Award 2006. Le premier et le deuxième sont déjà en ligne. Le prochain suivra la semaine prochaine.


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NBA 2006: Powers - The Echo Maker

Un soir d’hiver dans le fin fond du Nebraska, la police retrouve Mark dans son camion retourné sur le bord d’une route. Après une période de coma, il se réveille et est incapable de reconnaître sa sœur Karin qui le veille. Alors qu’elle agit et qu’elle ressemble exactement à elle, il est convaincu qu’il s’agit d’un imposteur. Terrassée par la nouvelle, Karin finit par contacter Gerald Weber, spécialiste du cerveau mondialement connu. Mark est atteint du syndrome de Capgras. Commence alors une double quête : celle de Karin pour guérir son frère, et celle de Mark pour comprendre ce qu’il s’est passé le soir de l’accident.

Voilà en gros ce que l’on peut lire sur la quatrième de couverture de « The echo maker », le neuvième roman de Richard Powers. Lorsque j’ai lu ça, je me suis demandé si cela valait bien la peine de se procurer un livre dont l’intrigue me semblait d’un incroyable banal – à la limite du cucul la praline. En fait, je suis un gros con : j’aurais dû me dire qu’avec Powers, rien n’est jamais ordinaire. Comme le dit si bien la citation du Guardian qui se trouve sur cette même quatrième de couv’ : « bare summaries do not begin to do justice to the richness of Powers’ imagination ». Indeed.

Même si on se contente de prendre l’histoire du petit bout de la lorgnette, comme suggéré par cet insipide résumé, Powers impressionne : on a l’a un véritable « page turner » dont les 450 pages se liraient presque en une seule nuit. De plus, il n’a pas oublié qu’il se destinait au départ à une carrière de scientifique, et a donc fait des recherches méticuleuses pour soutenir son histoire. L’ignare que je suis a bien profité de toutes les informations sur le cerveau et ses désordres que l’auteur dissémine un peu partout. Et comme notre écrivain est un homme talentueux, il arrive à communiquer ce savoir sans prendre un ton professoral, sans que cela se fasse au détriment de l’intrigue.

Ce qui frappe surtout, c’est la richesse de « The echo maker ». Powers a toujours plus ou moins donné dans le roman d’idées. Parfois, cette volonté s’est réalisée au dépend des personnages. Ce n’est pas le cas ici. La narration est forte, les personnages ne chantent pas nécessairement sur le même ton que leur maître, le style est convaincant, il y a de nombreux rebondissements, bref : il est impossible de ne pas accrocher. Et ce résultat est obtenu alors que la densité des thèmes abordés n’est pas diminuée. On sent bien un écrivain en totale possession de ses moyens.

Assez logiquement, vu l’intrigue, l’identité est un des sujets centraux du roman. L’identité se construit, évolue, elle n’est pas fixe et est finalement assez difficile à cerner : il y a ce qu’on est, et ce qu’on semble être. Powers joue merveilleusement avec toutes ces notions. La condition de Mark redéfinit entièrement la relation frère-sœur. Karin veut le faire guérir notamment parce qu’elle a elle-même perdu le nord : elle ne sait plus où elle se situe par rapport à lui. En fait, tous les personnages semblent avoir perdu leurs repères. Le neurologue à la mode est en train de devenir la risée des médias, sa vision de son travail discréditée par la nouvelle garde. Daniel, l’amant de Karin, est peut-être un homosexuel qui ne se l’admet pas. Entre temps, il se dévoue corps et âmes aux oiseaux migrateurs, voulant atteindre une sorte de perfection morale impossible. Barbara, l’aide soignante de Mark, est bien trop cultivée pour être arrivée à ce job autrement que par une catastrophe personnelle. Là où s’est d’autant plus intéressant, c’est qu’on se rend petit à petit compte que Powers est en fait en train de jouer avec nos stéréotypes, nos préconceptions : c’est parce que l’on a une idée de ce que devrait être une aide soignante qu’on en vient à douter de Barbara. Mais qui dit que cette conception est la bonne ?

« The echo maker » est sans doute aussi le roman sur le 11 septembre le plus convaincant de tous ceux publiés à ce jour. C’est surprenant, a priori. Un livre situé dans le Nebraska et non à New York un matin de d’été indien de 2001 ? Le fait est que Powers est un écrivain qui embrasse la complexité des choses et qui la rend avec une subtilité rare. Pour parler d’un évènement qui a tellement secoué la société américaine, point besoin de mettre en scène la petite amie d’un disparu. A lire cette œuvre, c’est tout le pays qui est atteint du syndrome de Capgras. Après le traumatisme, une fois le choc passé, alors que commence la digestion, l’assimilation du cataclysme, on aurait un peuple incapable d’identifier clairement ce qu’il chérissait avant. Les libertés civiles sont mises à mal. L’esprit de la constitution est violé. Et ceux qui agissent ainsi prétendent que l’on défend en fait les valeurs qui ont fait et qui font encore leur grand pays.

De Powers, je n’avais lu que « Three farmers on their way to a dance » et « Prisoner’s dilemma ». « The echo maker » est, d’une certaine façon, l’aboutissement d’un parcours littéraire, le moment où tous les éléments déjà semés au cours des huit romans précédents sont rassemblés harmonieusement, délaissant l’excès ou les approximations pour parvenir au juste équilibre. On savait que Richard Powers était un écrivain important. Aujourd’hui, on est convaincu que c’est un grand.

Richard Powers, The echo maker, William Heinemann, £11.99

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Cet article est le deuxième d'une série de cinq consacrée aux finalistes du National Book Award 2006. Le premier était sur « Only revolutions » de Danielewski. Le prochain suivra d'ici à la semaine prochaine.

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Nouvelles du front (6)

  • La grosse nouvelle littéraire du moment en Russie, c’est l’apparition sur le net d’une copie du nouveau roman de Viktor Pelevine. On ne sait pas bien s’il s’agit d’une copie volée chez l’éditeur ou bien d’un coup marketing. Leonid Shkurovich, le directeur de la maison d’édition, a en tout cas confirmé l’authenticité du texte, bien qu’il s’agirait d’une version de travail n’ayant qu’une lointaine ressemblance avec le livre fini. Quoiqu’il en soit, le gens qui, comme moi, sont toujours sous le coup de « La mitrailleuse d’argile » attendent déjà la traduction de pied ferme.
  • J’ai eu le très grand plaisir de découvrir qu’on disait du bien de Tabula Rasa sur la page de Claro, l’écrivain et traducteur de Pynchon notamment. A mon tour de vous orienter vers lui : son blog est une petite caverne d’Ali Baba où vous trouverez des extraits de traductions inédites, des passages du « Livre vain », son work-in-progress, ainsi que plein d’autres choses. Mentionnons également Creamy & Delicious, où Pugnax, pas cabot pour un sou, parle de livres dont je vous parle aussi, de livres dont je vous parlerai, mais surtout de livres qu’encore moins de francophones lisent alors qu’ils le devraient. In the darkening and awful expanse of screen something has kept on, a film we have not learned to see. A vos browsers, à vos feed readers !

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Nixon, maître queutard

De tous les post-modernes américains, Robert Coover est peut-être le plus traduit en France. A quoi c’est dû, je ne le sais pas trop. Toujours est-il que tous ses livres depuis « Le bûcher de Times Square » ont connus une parution française, et ce bien qu’aucun de ceux-ci ne se soit avéré un best-seller. Tant mieux pour le lecteur francophone.

Robert Coover est né en 1932 dans l’Iowa. Tout au long de sa vie, il a été professeur de littérature, dernièrement à Brown. Parmi ses anciens étudiants, on compte Rick Moody et Ben Marcus. Il est également le fondateur de l’Electronic Literature Organization, un portail internet décider à aider la création et la diffusion d’œuvres littéraires utilisant le média électronique.

Influencé par Dostoïevski, Joyce, Beckett et Gaddis, contemporain immédiat de John Barth, John Hawkes et William Gass, contributeur régulier de McSweeney’s, cet auteur finalement peu lu est une des forces créatrices les plus importantes de la littérature américaine actuelle, une source constante d’inspiration pour ses multiples élèves.

Il y un an, j’avais été assez déçu par « Les aventures de Lucky Pierre », la dernière traduction parue au Seuil. Il s’agissait des aventures d’un acteur porno prisonnier de Cinécity, sa vie uniquement faite de performances sexuelles de plus en plus dingues. Fascinant pendant cent pages, cela tournait au gimmick pendant les quatre cent suivantes.

Je viens d’avoir l’occasion de lire un texte plus ancien, et nettement plus réussi. « Une éducation en Illinois » est un court roman, initialement paru en 1987. Il s’agit de l’histoire de la mort d’un certain Gloomy Gus à Chicago en 1937, abattu par la police lors d’une manifestation syndicale.

Gloomy Gus est un jeune homme qui savait tout faire sauf deux choses : draguer et jouer au football. Il décide donc d’abandonner graduellement ses autres activités pour apprendre à exceller dans ces deux domaines. L’apprentissage sera long et rude, mais il finira par devenir le meilleur joueur de son université, puis des Chicago Bears. Parallèlement, il se transforme en véritable maître queutard. Malheureusement, ses sacrifices lui ont coûtés le reste de ses connaissances.

Pour en arriver là, pour vaincre son hermétisme total au deux disciplines, il a été forcé d’apprendre à l’aide de routine plus absurdes les unes que les autres, utilisant des codes chiffrés sensés lui indiquer ce qu’il doit faire à quel moment. Malheureusement, notre pauvre ami voit ses codes « crackés » par ses adversaires et perd complètement la boule. Il plaque sa fiancée contre un mur ou offre son vit à une cheerleader en plein stade. Gloomy Gus est interné, soigné et relâché. Il est devenu acteur au répertoire unidimensionnel et échoue parmi des syndicalistes marxistes à Chicago, où il trouvera la mort.

Gloomy Gus, c’est en fait, 10 ans après « The Public Burning », le retour dans la fiction de Coover de l’homme qu’il déteste le plus : Richard Nixon. Le vrai prénom de Gus est Dick et c’est un quaker californien. Coover essaie d’imaginer la carrière du président du Watergate s’il avait consacré son énergie non pas à la politique mais bien au sport et au sexe.

C’est un roman parfois fort drôle, très cinématographique, facile à lire. Robert Coover n’est finalement pas un écrivain sur lequel il est nécessaire d’avoir fait une thèse pour pouvoir l’apprécier. « Une éducation en Illinois » se savoure très bien comme ça, au lecteur de choisir s’il veut ensuite faire la chasse aux multiples références, à la métanarration.

Il s’agit sans doute d’un texte mineur, mais c’est un point d’entrée dans l’œuvre de ce père du post-modernisme littéraire qui paraîtra idéal à celui qui hésite à se lancer directement dans le grand bassin.

Robert Coover, Une éducation en Illinois, Le Seuil, épuisé

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La maison Russie

Un vieil homme de 86 ans se rend en Russie, son pays natal, en septembre 2004 et y entame son dernier voyage. Dans une longue lettre à sa fille, il raconte les zones d’ombres de sa vie. « House of meetings » est le onzième roman de Martin Amis, et il est très différent de ce à quoi il nous a habitué.

Ces dernières années, Amis est devenu, pour des raisons plutôt mauvaises, la cible préférée de certains médias de son pays. « Yellow Dog », son précédent roman, a été injustement massacré et ses prises de positions sur l’Islam, tout à fait manichéennes, ne l’ont pas aidé à se refaire une image. A n’en pas douter, de nombreux journalistes aiguisent la hache qui leur tient lieu de plume depuis l’annonce de la parution de son nouvel ouvrage. J’ose espérer qu’ils seront assez intelligents pour se rendre compte qu’ils feraient mieux de s’abstenir.

« House of meetings » peut sans doute être vu comme une coda sous forme de fiction à « Koba the dread », l’essai sur Staline et l’indulgence des intellectuels occidentaux envers l’URSS, paru en 2002. En effet, le personnage d’Amis est un héros de la seconde guerre mondiale, envoyé au goulag pour déviation fasciste, ce crime dont on n’a jamais bien su ce qu’il recouvrait. L’auteur met à profit les nombreuses heures de recherche effectuées à l’époque et parsème son œuvre de chiffres ou d’anecdotes authentiques et révélatrices.

Après quelques mois en captivité, le narrateur voit arrivé parmi les nouveaux « fascistes » son demi-frère Lev. Fragile et idéaliste, il refuse de se battre pour sa survie – alors que la violence et l’immoralité est indispensable pour se sortir plus ou moins entier de ces années de privations, de froid et de mauvais traitements. Le goulag est un processus continu de bestialisation de l’être humain. L’ancien héros de guerre n’a, lui, aucun scrupule à user de la violence pour protéger Lev et pour s’en sortir lui-même. Pourtant, il y a de l’animosité entre les deux hommes : Lev s’est marié avec Zoya, l’amour inaccessible de son frère. Ainsi se forme un triangle amoureux qui s’érigera toujours en obstacle sur la route hors de la servitude.

Sortis du goulag, ils vont suivre des chemins séparés. Le narrateur reconstruit sa vie en restant aussi immoral qu’il ne l’était lorsqu’il violait les femmes allemandes en 1945. Pas nécessairement de violence, mais une absence totale de questionnement éthique. Après un acte particulièrement méprisable, il s’établit aux Etats-Unis et fonde une famille, gardant le secret sur son passé. Lev, quant à lui, est brisé et ne se remettra jamais vraiment de ses années d’esclavage.

S’il s’agit peut-être du premier roman non russe à s’intéresser à l’expérience concentrationnaire soviétique, et si Amis n’est pas avare en détails, chiffres, anecdotes authentiques et en longues descriptions de la décrépitude morale dans laquelle les esclaves du camarade Staline sont plongés, il serait faux de croire qu’il s’agit là de l’unique thème du livre.

Au-delà du goulag, il s’agit d’un portrait de la Russie, pays trop grand, Etat trop artificiel pour être maintenu autrement que par la violence. C’était vrai au dix-neuvième siècle, ça l’était bien sûr sous l’URSS, et c’est toujours le cas de nos jours. Le narrateur revient dans son pays au moment de la prise en otage de centaines d’enfants par des tchétchènes en Ossétie du nord. Ca finira évidemment en bain de sang, et le récit de cette boucherie revient constamment en toile de fond. Le portrait dessiné par Amis est sombre, sans espoir.

« House of meetings » pourrait, de prime abord, paraître trop glauque. C’est une erreur. Il est certain qu’il s’agit d’un livre dur, mais il ne se complait pas dans la cruauté. De plus, l’histoire est illuminée par une prose absolument fabuleuse. On sait qu’Amis est un grand écrivain, mais, cette fois-ci, il abandonne l’alternance du « high brow » et du « low brow » pour se concentrer sur l’élégance des phrases, sur la beauté de la langue. On ressent l’influence nabokovienne.

Ce roman ne réconciliera certainement pas Martin Amis et l’intelligentsia de gauche anglaise. Ca devrait être le moindre de nos soucis. Il est nettement plus intéressant de se demander ce que ce livre implique pour les futures productions de l’auteur. Est-ce qu’il inaugure ici un nouveau chapitre de sa carrière ? Si « House of meetings » est une bonne indication de ce qui nous attend, ça s’annonce palpitant.

Martin Amis, The house of meetings, Jonathan Cape, £15.99

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Nouvelles du front (5)

  • C’était la semaine des récompenses : aux Etats-Unis, la liste des finalistes pour le National Book Award a été rendue publique. En fiction, on attendait Philip Roth, Cormac McCarthy ou encore Richard Ford, et on obtient une liste à la fois surprenante et intéressante. Les nominés sont Mark Z. Danielewski pour « Only Revolutions », Richard Powers pour « The echo maker », Ken Kalfus pour « A disorder peculiar to this country », Dana Spiotta pour « Eat the document » et enfin Jess Walter pour « The Zero ». J’ai déjà lu le Danielewski, suis en train de plancher sur le Powers, et les trois autres devraient voler en ce moment par-dessus l’atlantique. J’espère pouvoir vous entretenir de tous avant l’annonce du gagnant le 15 novembre.

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Un rêve au froid

On ne saluera jamais assez l’apport des directeurs de la collection Lot49 à l’édition française. Sans eux, Richard Powers, auteur fort lu aux Etats-Unis, n’aurait peut-être jamais été traduit. De même, les amateurs de William Gass seraient toujours à rêver d’une éventuelle version française du « Tunnel » - en librairie au printemps prochain.

Un autre auteur bénéficiant des bonnes faveurs de Lot49 est William T. Vollmann. Certes, l’olibrius est déjà disponible en français, mais l’on attendait toujours la traduction de la série « Seven Dreams ». C’est maintenant chose faite, puisque « Les fusils » est enfin dans les librairies.

« Seven Dreams » est un projet de rédaction en sept volumes d’une histoire symbolique de l’Amérique du Nord, consacrée aux relations entre les indigènes et les blancs. A l’heure actuelle, ont parus quatre des sept bouquins –dans le désordre, puisque ceux à venir sont les volumes trois, cinq et sept. « Les fusils » forme le sixième tome.

Ce roman approche un thème peu couru : celui des relations entre les Inuits et tour à tour les anglais et l’Etat canadien. On peut discerner trois pistes centrales dégagées par Vollmann pour illustrer ces relations. La première concerne la dernière expédition de Sir John Franklin pour découvrir le passage reliant le Groenland à la Russie. La seconde, c’est le séjour d’un certain capitaine Subzéro dans le Grand Nord à la fin du siècle passé. La troisième piste se présente sous forme journalistique – Vollmann en reporter au pôle et parmi les indigènes déportés par la Police montée dans les années ’50.

En 1845, Franklin tente pour la quatrième fois de rejoindre la Sibérie par le Nord-Ouest. Piégé par l’hiver, trahi par des conserves mal conditionnées, il meurt. L’entièreté de son équipage le suivra dans une tombe de glace éternelle. Le récit des expéditions de Franklin est l’occasion pour Vollmann de présenter un point qui lui parait essentiel dans l’histoire des relations entre autochtones et occidentaux : l’introduction du fusil. Il s’avéra un accessoire indispensable pour les européens : les indigènes se débrouillaient parfaitement bien avec leurs armes de chasse, mais furent vite séduits par l’efficacité des armes à feu. L’adoption de celles-ci a permis aux commerçants et explorateurs anglais de maintenir les Inuits dans une sorte de dépendance : ils avaient besoins de cartouches, on les leur donnait en échange de peaux et de viande. Avant cela, le demandeur était toujours l’occidental.

En 1990, le capitaine Subzero se rend dans le nord du Canada, sur les traces de Franklin, dont il serait une sorte de réincarnation. Il vit à Resolute où il tombe amoureux de la jeune Reepah. La ville a été fondée en 1955 pour accueillir les inuits qui avaient été déplacés de force de leurs terres. Prostitution, drogue, alcool, chômage, tel est leur lot dans cette ville sensée leur donner un avenir meilleur.

A la même époque, Vollmann, écrivain qui n’a décidément jamais peur de s’investir personnellement, s’envole pour une station météo abandonnée située à proximité du pôle nord magnétique. Il y reste douze jours, et passe bien près de la mort – ce qu’il ne précise pas dans ce livre. Ces pages sont parmi les meilleures des « Fusils ». J’ai rarement lu une retranscription aussi vivace, aussi forte, d’une expérience limite – et ce, sans présence de fanfaronnade aucune de la part de celui qu’il faut bien appeler un survivant.

« Les fusils » est difficilement classable. Un roman, certes. Une enquête aussi. Un récit de voyage. Un texte historique. Un poème parfois. Tout est là pour faire un chef-d’œuvre. L’aventure de Franklin, c’est du Stevenson revisité par Jack London – et le récit est absolument passionnant, détaillé, palpitant. La partie journalistique, c’est digne de Joan Didion. En fait, ce qui empêche ce livre d’être une réussite totale est, à mon sens, l’histoire d’amour entre Subzero et Reepah. Elle ne convainc pas et me semble être plus un obstacle à la réalisation de l’édifice construit par Vollmann qu’un apport essentiel. L’auteur n’arrive pas à en faire la rosace de sa cathédrale.

Ces réserves mises à part, préparez-vous à une grande leçon d’écriture lorsque Vollmann se met à mélanger tous les éléments de son bouquin. C’est alors que l’on touche à la perfection et que l’on en reste coi. L’intrusion de Subzero dans l’histoire de Franklin, du reportage actuel dans l’aventure 19eme ou des péripéties de la première expédition dans le récit de la quatrième, ce sont là de subtils exercices d’équilibre qui risquent de foutre à terre l’ensemble de la narration. Vollmann évite admirablement cet écueil, faisant de cette difficulté un admirable exercice de style. Quel virtuose !

« Les fusils » n’est pas un chef-d’œuvre, mais c’est une excellente illustration de ce qui peut agacer ou fasciner chez l’auteur. Vollmann est une voix unique de la littérature mondiale. Un animal rare, à lire quoiqu’il arrive.

William T. Vollmann, Les fusils, Le Cherche-midi, 21€

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Nouvelles du front (4)

  • Mon dernier post vous entretenait de « Night Watch », le dernier Sarah Waters, dont l’histoire se déroule partiellement en plein blitz. Le Guardian publie justement un article sur un nouveau livre jetant une lumière un peu moins héroïque sur cette période.
  • Le gouvernement américain s’intéresse à vos lectures! La dernière idée financée par le Homeland Security Department est un logiciel qui devrait permettre d’identifier d’éventuelles menaces en analysant les articles de presse dépeignant négativement les initiatives américaines à l’étranger. Journalistes, faites attention lorsque vous parlerez en mal de Washington !

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Blitz

Londres, 1947. Dans une ville d’après-guerre, où survivre est toujours difficile et où les reconstructions sont en cours, la vie des quatre personnages de Sarah Waters n’a pas encore repris son rythme normal. Kay vit à moitié prostrée dans une petite chambre qu’elle loue au dessus du cabinet d’un charlatan. Elle ne sort que pour aller au cinéma. Helen a une histoire d’amour avec Julia, mais elle est rongée par la jalousie. Elle travaille dans une agence matrimoniale avec Viv. Celle-ci, presque trente ans, habite toujours avec son père. Duncan travaille dans une fabrique de bougie pour une organisation caritative, après plusieurs années de prison. Tous ont une blessure, un mystère à percer. Leur futur semble dans le passé.

Et pour le lecteur, le futur est aussi le passé. Au lieu d’avancer et de résoudre les problèmes de ses personnages, Waters choisit de développer son intrigue dans un sens anti-chronologique. De 1947, elle passe à 1944. Le blitz est déjà vieux, la population est habituée et, même si elle garde l’espoir d’une fin rapide du conflit, on sent que les bombardements et les rationnements font partie du paysage. Dans cette atmosphère, la principale déflagration n’est pas celle des bombes, mais bien celle des problèmes des quatre personnage.

C’est dans la troisième partie, située en 1941, que Waters décide d’expliciter les origines de ces ennuis. L’époque est encore presque joyeuse, insouciante : la guerre est encore nouvelle, et on espère qu’elle sera courte.

Sarah Waters n’est pas une grande styliste. Sa seule conception en ce domaine semble être d’écrire comme on parlait à l’époque. De plus, elle a quelques tics d’écriture extrêmement agaçants. Si on la lit, ça doit être pour l’histoire. C’est une bonne raconteuse, elle use bien des ficelles propres à tenir le lecteur en haleine, et sait charpenter un récit complexe de manière habile.

Le type de structure choisi par l’auteur est risqué : en remontant le temps, le danger de perdre le lecteur en cours de route est là. Il faut bien doser les éléments du récit pour garder l’intérêt de celui qui lit sans le frustrer en le maintenant dans l’ignorance du futur des personnages. Waters maîtrise fort bien cette forme, et pourtant « The night watch » ne convainc pas vraiment.

Il y a des passages forts dans ce roman, et le chapitre 1944 est sans doute le plus réussi. Les personnages sont très crédibles. On sent chez Waters une volonté d’aligner les scènes importantes, impressionnantes. Elle aurait peut-être dû s’abstenir car, si certaines sont remarquables, d’autres sont complètement bâclées. On verse parfois dans le pur mélo. Par ailleurs, et il ne faut sans doute pas s’en surprendre, la partie qui se déroule en 1941 –et qui clôture le livre- est la plus faible, et de loin. Après plus de quatre cent pages, on s’est déjà fait un idée très claire de comment l’histoire des personnages a commencé. Il me semble que Waters aurait pu ne pas inclure la version « officielle », à moins de fournir quelque chose de vraiment solide et surprenant. Elle ne le fait pas. On sent l’écrivain dépassée par son ambition.

Tous ses livres ont été des best-sellers. « The night watch » est le quatrième, et fait figure de favori pour le Booker Prize. Ca pose question. La littérature britannique est-elle en si mauvais état que l’on pense décerner un prix de cette importance à un livre à moitié bon ?

Sarah Waters, The night Watch, Virago, £16.99

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Une enfance libyenne

On dit souvent que le premier roman est toujours autobiographique. Ce cortège interminable d’éveil à la sexualité, de sortie de l’adolescence, le tout rendu dans une prose mal assurée et une syntaxe peu maîtrisée est vite lassant. Bien qu’ils fascinent – il y a un véritable marché « premier roman »- il est extrêmement rare d’en trouver un qui sorte véritablement du lot.

Hisham Matar a un avantage sur ses concurrents au titre de meilleur premier roman de l’année : il n’a pas grandi dans une milieu bourgeois ou dans une famille déchirée par les difficultés sociales. Non, il a passé son enfance en Libye, sous Khadafi. Là, déjà, on sent le petit frisson d’intérêt, l’espoir de lire quelque chose d’original.

Matar est né en 1970 à New York, d’un père diplomate. Il passe son enfance à Tripoli avant de connaître l’exil au Caire en 1979. Alors qu’il étudie au Royaume-Uni en 1990, un commando libyen se rend en Egypte, y enlève son père et le ramène au pays. A ce jour, sa famille est toujours sans nouvelle.

Cette histoire personnelle chargée informe bien sûr « In the country of men ». Matar ne s’est cependant pas contenté de réécrire sa propre aventure. Suleiman, neuf ans, vit dans la capitale libyenne entre un père homme d’affaire toujours en déplacement et une mère malade lors des absences de son mari. Gamin relativement solitaire, il a un seul véritable ami, Kareem. Ustath Rashid, le père de celui-ci est arrêté un beau matin par la police secrète du régime. A peu près au même moment, Suleiman reconnaît son propre père entrant dans un bâtiment du centre de Tripoli, alors qu’il devrait être à l’étranger. Sympathisant d’un mouvement démocratique, il est en fait partie prenante dans un « complot » visant à rendre la liberté à ses compatriotes. Son fils ne saisit pas bien les dangers que cela implique et se retrouve confronté à un mère s’enfonçant de plus en plus dans la dépression.

C’est un livre dur : Suleiman est plongé dans des événements qu’il ne contrôle pas, il est manipulé par les services de sécurités, assiste à des scènes horribles et se retrouve perdu devant la détresse de sa mère et la ruine de son père.

Finalement, le livre ne dit pas grand-chose sur le régime de Khadafi. Les exécutions, les séances de torture, le harcèlement moral que Matar décrit est applicable à l’ensemble des régimes dictatoriaux. Tout l’intérêt vient du fait que le narrateur à tout vu à travers les yeux de l’enfance, tout en n’étant pas représenté comme l’innocence pervertie. Au contraire, chez lui aussi on peut détecter les traces de cruauté, la méchanceté, la capacité et parfois la volonté de faire souffrir.

Matar donne l’impression d’hésiter entre un récit de sortie de l’enfance et une histoire politique. L’amalgame entre ces deux éléments n’est pas toujours réussi. On sent l’ombre de Mario Vargas Llosa sur ce roman, mais l’on a clairement affaire à un auteur débutant, ne maîtrisant pas encore totalement ses capacités d’écriture. Preuve en sont les dernière pages, certes touchantes, mais mal intégrées à l’histoire, stylistiquement bâclées.

Ceci dit, « In the country of men » est un livre original, émouvant, fort. S’il arrive à une plus grande cohérence dans la narration et à une meilleure maîtrise stylistique, alors Hisham Matar devrait être capable d’offrir à ses lecteurs de nombreux ouvrages de grande qualité.

Hisham Matar, In the country of men, Viking, £12.99

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Nouvelles du front (3)

  • Cela a fait le tour des journaux européens : la romancière Elif Shafak a été acquittée la semaine dernière par un tribunal turc. Elle était accusée d’insulte à l’identité nationale pour avoir, dans un de ses romans, appelé génocide les masacres d’arméniens par les turcs au début du vingtième siècle. L’Union européenne gardait un œil sur le déroulement de ce procès. Pourtant, comme le rappelle Daria Vaisman dans un excellent article pour OpenDemocracy, l’UE n’est pas vraiment un modèle en matière de défense de la liberté d’expression.
  • On parle vraiment beaucoup de Pynchon pour le moment : sa nièce joue et réalise des films pornos. Tristan Taormino a annoncé dans le NY Post espérer que son oncle fasse une apparition à la fête de lancement de son nouveau film, voire même qu’il figure dans le prochain. 10000 contre 1 ?

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