Entretien, avant-dernier clap

Pour la poignée de fidèles ayant tenu le coup: Bartleby vient de mettre en ligne l'avant-dernière partie de l'entretien qui l'a mis aux prises avec Juan Asensio et moi. Clôture sur Stalker jeudi.

0 commentaires  

Asensio - Bonnargent - Monti, entretien 5




Monti : Allons, allons, Juan. Que de jolies ficelles ! Tabula Rasa a été ouvert en juin 2005, et j’ai commencé à publier des critiques (musicales à l’époque) sur le net en juillet 2002. Le terrain est glissant. Tout comme celui qui essaie de me faire dire que, par exemple, la Révélation de Jésus Christ ne vaut rien. Rappelons quand même que vous m’aviez suggéré d’aller faire un tour du côté d’un sous-genre de la SF et que mon commentaire sur la littérature post-apocalyptique (post !) le concernait spécifiquement. Je ne le retire d’ailleurs pas : la plupart (emphase sur plupart, je commence à vous connaître) de ces romans sont dépourvus de qualité littéraire et consistent trop souvent en une fuite en avant bêlante tellement liée à l’esprit du temps, sans aucun recul, que ça en devient embarrassant.
En ce qui concerne la technique et la science, j’aimerais vraiment bien voir où est la confusion, tiens… Quand mes chers parents ont éteint avec des millions d’autres leurs appareils électriques un soir à 20h, ce n’était pas à cause des éoliennes, ce n’était pas à cause du prix de l’essence : c’était parce qu’on leur avait dit que la science prouvait que notre modèle économique était mauvais pour la planète. Quand des tas de gens sont sortis dans la rue pour manifester pour le climat l’an passé, ce n’était pas la technique qui les faisait sortir, c’était le discours scientifique – politisé et médiatisé, bien entendu. Et même si, lorsque vous dites science, vous pensez science fondamentale, eh bien force est de constater que notre rapport au monde est aussi changé par des choses aussi abstraites : Bartleby lui-même, à son corps défendant, le disait plus haut.
Je ne suis pas non plus tenté d’effacer le passé, pas plus que je ne compte faire une sorte de table rase (mais pourquoi prendre le nom de mon ancien blog de façon aussi littérale ?). Bien au contraire, je crois être aussi conscient et imprégné du passé que vous, notre différence résidant peut-être dans le fait que ce passé me sert aussi à voir ce qui du présent est particulier – car, que vous le veuillez ou non, il y a toujours des particularités. Je n’ai jamais dit que telle ou telle série était surgie ex nihilo et était radicalement nouvelle : il est normal que de nombreuses caractéristiques viennent de modèles anciens (ceci dit, Fringe n’est pas une série où il s’agit de lutter contre le mal). Par contre, certaines choses – le rôle ou l’image du scientifique – évoluent et c’est significatif.
Nettement plus intéressante me semble votre liste d’auteurs dont je ne pourrais pas dire avec certitude, selon vous, que le travail n’est pas essentiellement métaphysique. Considérons donc que vous avez raison. Je vois dans ces quelques noms des écrivains que vous n’aimez pas. Rappelons que Bartleby, dans l’assertion qui a lancé cette polémique, nous disait que « la métaphysique est au centre des grands livres ». Si, comme vous me le dites maintenant, la métaphysique est aussi au centre des petits livres, si la métaphysique est partout, quelle est donc sa pertinence à l’heure de distinguer ce qui vaut la peine d’être lu ?
Vous dites ensuite qu’il n’y a point de critique sans métaphysique. Étant donné mon peu d’intérêt envers celle-ci, je devrais conclure que ce que je fais, c’est peau de balle. Mais non ! Vous me faites l’honneur de préciser ou de sous-entendre qu’il y a une certaine valeur à ma pratique de cet art. De là, deux possibilités : soit la critique sans métaphysique existe, soit ma critique est au moins un peu métaphysique à l’insu de mon plein gré comme l’aurait dit un métaphysicien du deux roues. D’ailleurs, il me semble qu’on peut dire la même chose du roman. Il y a plus qu’une petite différence à placer la métaphysique au centre d’Étoile distante dont Bolaño lui-même a dit qu’il s’agissait d’un travail sur le mal absolu (ce qu’il n’a pas dit ni n’aurait pu dire de sa Littérature nazie en Amérique, c’est évident) et faire de même pour Tristram en parlant des implications de son travail sur la langue. Dans un cas, il s’agit effectivement du cœur du projet, dans le second cas…
Je trouve en tout cas très significatif que vous placiez votre foi aussi centralement. C’est plus que légitime, c’est même d’une grande logique. Une « émanation de tout votre être », est-ce que votre lecture peut être autre que religieuse, demandez-vous ? Oui, dure question. Votre postulat de l’origine surnaturelle du langage explique aussi bien des choses. Peut-être que mon absence de foi…
Enfin bref : tout est donc métaphysique, que je le veuille ou non. Non, pardon : la métaphysique est le centre de tout. C’est ce que vous me dites. Sans boire, je meurs. Tout ça pour ça. Je vais retourner à Tlön, je crois. Que faire d’autre ? Autant acter ce désaccord fondamental.
Passons donc à cette histoire de vérité. Je ne suis pas certain de bien comprendre. A priori, votre assertion est dirigée vers le lecteur mais j’ai l’impression qu’elle concerne l’homme en général aussi. En tant que lecteur, effectivement, il ne peut pas y avoir de vérité dans les romans que je lis. Je reprends l’image de Gass : la fiction est un véhicule bien trop instable pour ça. Je n’attends pas d’un roman qu’il soit traité philosophique ou métaphysique, manuel scientifique, instruction morale ou religieuse, ni qu’il dise la vérité. Je sais que j’ai face à moi une œuvre de fiction, un mensonge qu’un vieux grec dont Bartleby nous rappelle l’existence nous avait déjà annoncé il y a un sacré bout de temps. Espérer qu’un roman nous dise la vérité ? Je ne fais confiance ni au roman, ni a l’auteur qui, dans ce domaine, n’en sait pas nécessairement plus que moi. Par contre, il aura sans doute des choses à me dire sur les perceptions et les représentations puisque le roman est justement une perception, une représentation, une métaphore ou même, selon Gass « un modèle métaphorique de notre monde » qui fonctionne si ses métaphores sont bonnes, si le modèle tient et s’il est cohérent. Cette cohérence, cette vérité est interne à l’œuvre avant d’être liée au monde. Et le bon roman ne saurait être que complexe, nos représentations du monde étant, effectivement, contradictoires et complexes.
Faisant, aussi incroyable que ça puisse paraître, une distinction entre le monde de la page et le monde extérieur, je succombe également à la très réactionnaire conviction qu’il y a, en effet, une vérité (qu’elle soit atteignable ou pas, c’est une autre question) et, pire !, que le réel existe. On ne peut pas en dire autant de tout le monde : notre ami Bartleby aime beaucoup la petite phrase de Lacan selon laquelle le réel n’existe pas. La question à 1000 francs, c’est quand même « comment est-ce que le mal peut exister dans un monde qui n’existe pas ? ». Ou la métaphysique.

Bartleby. Je goûte l’ironie de votre propos, François. Même si vous savez pertinemment ce que j’entends par là, je vais m’expliquer : cela nous ramènera au problème de la critique.
Lorsque je dis que le réel n’existe pas, cela ne signifie pas que je considère le monde qui nous entoure comme une chimère, une émanation de notre esprit ou quoi que ce soit d’autre. Nous ne sommes pas sur Tlön où vous semblez déjà vous être réfugié, François… Je veux simplement dire que le réel en tant que donnée objective n’existe pas, qu’il n’y a que des points de vue, des perspectives sur le monde. Dieu étant la somme de tous points de vue, le réel n’existerait que s’Il pouvait le percevoir. Hélas, Dieu, à défaut d’être mort, est peut-être encore tout simplement à naître… Le réel n’existe donc pas, mais le monde existe. C’est d’ailleurs pourquoi le laïus de Juan sur la vérité me fait sourire. Une vérité qui ne serait pas la vérité est quand même une vérité. Il ne s’agit pas de sombrer dans un relativisme naïf qui prétendrait que tout se vaut, que tout le monde a raison ou que tout le monde a tort. Il y a des vérités qui restent cependant, au mieux, relatives à nos facultés de percevoir et de connaître. Je ne dis donc pas que rien n’est vrai et, paradoxalement, je vous rejoins, Juan, lorsque vous dites que la question du sens est essentielle et qu’il n’y a pas de littérature athée. L’absence de Dieu est le point de départ de toute littérature, même catholique parce que la littérature est une recherche du sens, même lorsqu’elle fait le constat nostalgique de cette absence comme c’est le cas chez Beckett, par exemple, dont le En attendant God(ot), est, rien que par le titre, si significatif.
Et puisqu’il n’y a pas de Vérité, il n’y a pas non plus de vérité de l’œuvre. La vérité de cohérence que vous défendez, François, me semble être une absurdité. S’il suffit à un roman de se tenir, il n’y a plus de critères entre grands et petits livres. La simple cohérence est sans intérêt. Un livre de Gavalda se tient aussi bien que n’importe quelle axiomatique, mais ça ne dit rien. C’est amusant, point barre. Inversement, de très grands livres ne se tiennent pas et je rejoins l’avis de Juan qui, mésinterprétant ce que je disais au départ, défendait l’idée que ce sont souvent des livres ratés. Sans parler des livres inachevés et donc bancals par nécessité, comme L’Homme sans qualités de Musil ou 2666 de Bolaño, les grands livres ont une cohérence très discutable. Virginia Woolf disait d’Ulysse qu’il s’agissait d’un « ratage ». Je suis d’ailleurs persuadé, François, que vous vous êtes mal exprimé à propos de cette idée de cohérence puisque vous parlez en même temps de représentation du monde et de métaphore. Or, de quoi y a-t-il re-présentation si ce n’est du monde ? Et puisque étymologiquement la métaphore est ce qui nous porte (phorein) au-delà (meta), vers quoi sommes-nous portés si ce n’est vers un en dehors du roman ?
Cela me rappelle d’ailleurs les Conversations à Buenos Aires entre Borges et Sabato : ils s’accordaient à dire que – c’est Borges qui parle – « il n’y a qu’un cas où une œuvre ne vaut rien : c’est quand elle correspond aux intentions de l’auteur… » Les intentions d’un auteur sont forcément limitées et c’est pourquoi les grands livres excèdent ces intentions et offrent une vision du monde, une perspective nouvelle sur le monde. Sabato, je crois, dit que si Don Quichotte n’avait été, comme le voulait Cervantès, qu’une parodie de roman de chevalerie, ce serait aujourd’hui un livre oublié.
Je ne suis pas platonicien et donc pas d’accord avec vous, François : l’art n’est pas un mensonge. Mais je ne suis pas non plus asensien, un roman ne dit pas la vérité. Il est une vérité et lorsque vous dites que « les mots abolissent la si fameuse fracture épistémologique entre les mots et les choses qu’ils désignent », je ne vous suis pas. Pour que cela soit possible, il faudrait supposer un langage originel, celui que Dieu donna à Adam et qui se perdit après l’incident de Babel, ce à quoi je ne saurais souscrire. Les mots d’un grand livre explorent cette fracture qui ne peut être comblée et tentent un dire sur le monde, un dire qui sera livré à l’interprétation du lecteur et plus particulièrement à celle de ce lecteur particulier qu’est le critique. Là est à mon sens, notre tâche : dire ce dire, participer au déchiffrement infini auquel invitent les grands livres. Un petit livre n’a rien à dire ou bien peu. Un grand livre a beaucoup à dire sur le monde. Plus un livre suscite l’interprétation, plus il est grand, plus le critique a du travail. Un grand livre est épuisant parce qu’on ne peut en épuiser le sens. Tous les ans, il y a des centaines de thèses de doctorat écrites sur le Dom Juan de Molière et il y en aura encore parce que ce texte dit une vérité sur la séduction et la foi, sur le rapport entre les deux, mais cette vérité reste inaccessible et chaque critique peut, à partir de son propre point de vue, interpréter le texte de Molière. Nous en revenons ainsi à ce que nous disions au début : chacun trouve dans les livres ce qu’il y cherche : un grand livre est comme le réel, il est une auberge espagnole. Alors certes nous y apportons tout ce que nous voulons, mais nous le faisons parce que les grands livres nous y invitent. Les grands livres sont des auberges qui accueillent toutes les lectures possibles et notre rôle serait de proposer des lectures, non ?

*
La sixième (et avant-dernière) partie suivra chez Bartleby ce dimanche.

3 commentaires  

Asensio - Bonnargent - Monti, entretien 2



*

Bartleby. Je ne peux pas, cher Juan, laisser passer votre remarque à propos de l’homosexualité. Je ne connais certes pas l’histoire de toutes les civilisations, mais l’homosexualité n’a, à ma connaissance, pas toujours été condamnée ; pensons aux Grecs. Le rejet de l’homosexualité est une conséquence du monothéisme et ce n’est pas l’homosexualité en tant que telle qui est condamnée, mais le fait qu’elle interdit la reproduction lorsqu’elle est exclusive. Savez-vous que certains Etats extrêmement conservateurs des Etats-Unis ont une législation interdisant la sodomie, celle-ci étant définie comme l’introduction du pénis ailleurs que dans le vagin, ce qui inclut, par exemple, la fellation comme pratique sodomite ? Mais passons.
Je profite de votre dernière remarque pour vous répondre rapidement, Monti. J’ai utilisé l’opposition caricaturale Musso/McCarthy justement pour en arriver à celle McCann/Evenson. Parce que si l’on sent comme une évidence que Musso n’est pas McCarthy, cela devient plus difficile en ce qui concerne McCann et Evenson. Le hasard vous a fait citer le nom d’Evenson avec bonheur puisque Juan estime qu’il appartient à la même catégorie que le nouveau lauréat du National Book Award. Et c’est là que vous avez raison François : les critères que nous pouvons tenter de déterminer resteront d’ordre général et, sauf en ce qui concerne les extrêmes, ils ne permettront pas de discriminer le bon écrivain du médiocre. Il n’empêche qu’il y a, comme vous le dites, une tentative de rendre compte du monde. Peut-être pas de « percer les secrets du monde », Juan, mais au moins d’en rendre compte. Cela me rappelle ce que disait Vargas Llosa dans son essai La Vérité par le mensonge : « Tout bon roman dit la vérité ». A l’inverse, les mauvais romans ne racontent que des histoires et des roman ratés, insuffisants, comme ceux de McCann sont des tentatives ayant échoué à dire quelque chose sur le monde. C’est pour cela que je considère qu’il existe trois catégories de livres, chacune de ces catégories contenant des degrés : les ersatz de livre qui n’ont de livres que le nom, les livres qui ont échoué à dire quelque chose et enfin ceux qui disent quelque chose. Je crois que ces distinctions sont nécessaires à poser car elles sous-tendent notre travail critique.

Asensio. Je m’y attendais, une seule et minuscule incise et me voici cloué au poteau criard, avec les Indiens qui commencent leur danse guerrière autour de moi ! Allons allons, mon cher Éric, gardez votre calme et rangez votre tomahawk, je m’étonne d’ailleurs que vous n’ayez point été… étonné voire scandalisé par mes propos, autrement intolérables, sur les nains, fussent-ils ceux de Lagerkvist… Redevenons sérieux. Il y aurait bien quelques petites choses tout de même à répondre à cette franche contre-vérité, même avancée avec prudence, qui lie, selon vous, rejet de l’homosexualité (qui est sans doute aussi ancien que l’homosexualité elle-même, et pas seulement produit par le phénomène religieux) et monothéisme mais je crois que nous nous éloignerions par trop de notre sujet. Je veux juste dire ceci, qui a été dit, publiquement, par un homosexuel et qui résume ma vue sur ce sujet que l’on sait être immanquablement épineux : « Je n’avoue pas que je suis homosexuel, parce que je n’en ai pas honte. Je ne proclame pas que je suis homosexuel, parce que je n’en suis pas fier. Je dis que je suis homosexuel, parce que cela est. » Voici une déclaration pleine de bon sens il me semble, et ne cédant à aucune hystérie, qu’elle vienne d’un bord ou de son opposé. L’auteur, je vous l’apprends peut-être, en est Jean-Louis Bory, lequel fit cette excellente déclaration lors d’une émission des Dossiers de l’écran mémorable (en 1975). Passons encore sur le fait que ma réponse comportait tout de même légèrement plus que cette saillie.
Revenons à votre seconde affirmation, Éric car dans l’ouvrage que vous citez de Vargas Llosa, est également mentionnée la présence de ce que l’auteur nomme un « cratère », une sorte de point de tension maximale qui semble ne pas pouvoir résister aux colossaux champs de forces qui se donnent cours à l’intérieur même du roman. Vargas Llosa ne va pas assez loin à mon sens, son image n’étant finalement qu’une métaphore peu convaincante. En effet, si nous poursuivions la logique inéluctable ayant présidé à la formation de ce cratère, nous pourrions constater que le processus se poursuit : se crée alors une singularité ou trou noir, que les anciens savants appelaient, joliment, un « astre occlus ». J’ai tenté de développer dans Maudit soit Andreas Werckmeister ! cette idée, appliquée à certaines œuvres bien précises : à savoir, le fait qu’il y a, par exemple dans Monsieur Ouine de Georges Bernanos, une zone d’effondrement dans laquelle le roman s’engouffre tout entier.
Or, ce « cratère » ou trou noir, mon cher Éric, est comme le tunnel que creuse le professeur d’histoire du monstrueux roman de Gass : il n’a de sens que parce qu’il est une manifestation absolument extraordinaire de la volonté propre à tout écrivain digne de ce nom, qui consiste à vouloir bel et bien franchir les portes de la perception (celles de William Blake bien évidemment, pas celles d’un ésotérisme digne d’une amicale de boulistes ou du Matin des magiciens). Je maintiens donc ma réponse : toute grande œuvre d’art est bien évidemment une conquête, un ravissement, au sens étymologique de ce terme qui évoque une violence inaugurale, une dangereuse exploration du labyrinthe au centre duquel, selon José Bergamin, se tapit le « monstre du romanesque ». Qu’il s’agisse d’un « cratère », d’un « trou noir » ou du « monstre du romanesque », la réalité que métaphorisent ces trois expressions est la même : un grand roman est une singularité absolue, et cela quelles que soient les études savantes de littérature comparée ou de critique des sources qui vous affirmeront que Méridien de sang de McCarthy doit certaines de ses caractéristiques et thématiques les plus évidentes au Cœur des ténèbres de Joseph Conrad.
Terminons enfin par vos trois catégories. La deuxième et la troisième se recouvrent peut-être en partie, car un livre raté peut demeurer grand en raison même de son échec : c’est souvent ainsi qu’un étrange roman tel que Pierre ou les ambiguïtés de Melville est présenté par certains commentateurs. Même remarque pour Parabole de Faulkner. Je vois dans vos distinctions, quoi qu’il en soit, quelque rapprochement possible à faire avec les trois catégories de critique littéraire qu’établissait l’excellent Albert Thibaudet qui, dans ses Réflexions sur la critique, évoquait la critique « parlée » ou encore « critique spontanée », échotière ou, à présent, journalistique, la critique des écrivains, celle que Chateaubriand surnommait la « critique des beautés » et enfin la critique professionnelle qui correspond, comme nous le précise Thibaudet, à « l’âge des professeurs »1. Bien évidemment, je ne prétends absolument pas que vos distinctions recouvrent bord à bord celles que Thibaudet développe mais c’est peut-être, à présent que nous nous sommes suffisamment attardés sur quelques-uns des plus flagrantes différences séparant les mauvais des bons livres, quelques utiles jalons pour, comme vous l’écrivez, établir les bases de notre propre travail critique. Je me demande ainsi dans laquelle de ces trois catégories pourrait être rangée la critique littéraire telle que, de plus en plus, elle se fait ou plutôt se répand sur la Toile…

Monti: Est-ce que cette distinction de Thibaudet entre trois critiques est pertinente à l'heure de parler de la critique sur Internet ? Rien n'est moins sûr. Thibaudet est mort en 1936. Croit-on vraiment que le développement technologique n'a aucun impact sur une pratique ? Croit-on vraiment qu'il n'y a aucun changement ? Croit-on vraiment qu'il y a des catégories plus ou moins immuables, que la technique n'est que décorative ? Est-ce que parler d'un livre dans un quotidien, quelle que soit sa qualité, c'est la même chose que de parler d'un livre sur un blog, quelle que soit sa qualité ? Pour voler un exemple au critique espagnol Eloy Fernández Porta, est-ce qu'un roman écrit sous la forme d'un échange de courriels entre un couple homosexuel n'est vraiment qu'une variante actuelle du roman épistolaire des familles ? Et donc : est-ce qu'on peut parler du premier comme on aurait parlé du second ? Il y a une forte tendance à prétendre que tout est cosmétique, que rien ne change, que ce qui compte vraiment est en fait fixé depuis l'antiquité. Vraiment ? Pardonnez-moi ce détour.
La critique, telle que pratiquée sur Internet, n'est ni celle des journalistes, ni celle des écrivains, ni celle des professeurs, quand bien même le critique en ligne se voudrait journaliste, écrivain ou professeur. De nombreux observateurs ont déjà expliqué pourquoi (absence de rédac-chef ou d'éditeur, lectorat qui ne se considère pas comme étudiant, dilution de l'autorité) et je ne vais pas m'étendre là-dessus, d'autant plus que ces analyses ont tendance à se concentrer sur des différences infrastructurelles, ce qui me semble insuffisant. Il n'en reste pas moins que les blogueurs veulent bien souvent rentrer dans une des trois cases de Thibaudet et sont obligés de trouver une façon de contourner les difficultés posées par leur non-institutionalisation pour tout de même acquérir une certaine légitimité, qu'elle soit journalistique ou professorale (les deux modalités les plus régulièrement désirées par nos compères, il me semble). Le blog devient donc une version longue et libre de ce que le critique regrette ne plus voir dans la presse ou dans le monde académique. C'est une alternative au système traditionnel qui vise à s'inscrire dans ce système traditionnel, sombre paradoxe. Il me semble, pour ma part, que la pratique du blog devrait être autre. J'ai une formation de journaliste et, rétrospectivement, je vois de façon assez claire que les deux premières années de Tabula Rasa, mon défunt blog, je les ai passées à tenter d'apporter à une forme typiquement journalistique (la recension bête et méchante des quotidiens) un tant soit peu de contenu (celui que je ne trouvais pas) avant de me mettre à écrire des papiers (papier, le mot est significatif, d'ailleurs) plus longs, qui s'approche de ce que les Anglo-Saxons appellent des essays, c'est-à-dire des textes qui ne sont ni tout à fait recension ni tout à fait essai de critique littéraire classique. Cette période terminée, je me suis mis, inconsciemment, à essayer de me débarrasser du formatage et à tenter de trouver ma propre façon d'écrire. Il ne surprendra personne qu'au début je voulais m'introduire dans les médias traditionnels et qu'aujourd'hui c'est quelque chose qui ne m'attire plus (si on me le propose, je ne refuserai pas mais je me refuse à chercher des collaborations de manière active). La critique littéraire telle que pratiquée sur un blog devrait être impubliable dans un espace papier classique. Pourtant, vos textes, hormis la question de la longueur, seraient publiables tels quels. Vous participez d'ailleurs tous les deux à des revues papier des plus traditionnelles, et je me demande si vous considérez le blog comme quelque chose de plus qu'un espace d'expression personnelle que les médias vous refuseraient.
Bref. À quoi rime ce que je viens de dire ? Si la littérature rassemblée autour du trou, de l'astre ou du cratère noir est de toute évidence bien plus capitale et capiteuse que l'examen rigoureux de son nombril, je ne considère pas pour autant que seule cette littérature, métaphysique par essence, est valable. La littérature contemporaine, celle qui s'écrit et se publie maintenant offre d'excellentes choses qui ne tentent pas de répondre à une question telle que « qu'est-ce que le mal ? » (ceci dit en passant, si Bolaño s'intéresse de tout évidence à cette question, l'y réduire est un fameux appauvrissement). La complexité du monde actuel, cette complexité dont nous parlions plus tôt, ne saurait être rendue ainsi. On peut le regretter, on peut y voir un signe de régression morale ou spirituelle mais le débat n'est pas là. Et finalement, n'est-il pas logique qu'un monde aussi scientisé que le nôtre, aussi progressivement incliné, donne une littérature qui s'intéresse à la science et au scientisme ? La grande question actuelle, plus que le mal, devient le rapport à la science et à la notion de progrès (dans son sens politique aussi). Je ne crois pas que les œuvres qui ressortissent de ce questionnement peuvent être abordées selon les modèles antiques. A chaque époque sa littérature, à chaque époque sa critique. Le blog est l'espace critique de nos temps et le blogger doit donc trouver une forme et une approche non pas nouvelle (crier à la nouveauté à tout bout de champ est aussi fallacieux que de prétendre que tout a été dit et tout a été écrit, qu'il ne reste plus que des variations) mais bien originale, qui sorte des trois types dégagés par Thibaudet, ces types qui me semblent toujours moins pertinents d'autant plus que, en bien ou en mal, l'autorité d'au moins deux des figures invoquées est en voie de disparition.
Le défi est de sortir des oppositions à mon sens absurdes mais bien trop communes développées dans le dialogue entre Bartleby et Marc Villemain, qui s'est retranché sur des lignes grands vs. petits éditeurs, corsetage de la presse établie vs. liberté des blogs, intérêt financier vs intérêt intellectuel, car, au bout du compte ce n'est qu'une façon de participer au même cirque. Les grands livres s'inscrivent dans leur temps tout en s'y opposant de manière radicale. La critique sur le net devrait faire pareil et c'est en tout cas ce que j'essaie de faire. Ma pratique n'est ni un exercice de nostalgie de l'époque dorée de la bonne critique et de la bonne littérature ni un combat réactionnaire (ne voir aucune intention péjorative derrière l'emploi de ce mot) contre l'ère du temps. Les bons livres sur lesquels je tente d'écrire au XXIe siècle sont des romans du XXIe siècle qui parlent du XXIe siècle – et, quand ils sont historiques, qu'ils ne fassent au moins pas semblant d'avoir été écrits à l'époque où se déroule l'action. Pour paraphraser Germán Sierra, ce qui m'intéresse aujourd'hui, c'est une littérature qui se développe dans les technologies et sur le marché, qui en traite mais qui ne s'écrit pas sous la dictée des technologies ni dans la langue sentimentale des marchés. En critique, comment fait-on ? C'est encore trop tôt pour le dire. En tout cas, ni en rejetant du revers de la main le travail des grands éditeurs ni en conchiant toute littérature dépourvue de transcendance. On écrit toujours aujourd'hui des romans (parfois excellents) à la manière du réalisme XIXe (d'une certaine façon, c'est une preuve de la force de cette forme) et de nombreux lecteurs, critiques, professeurs considèrent que cette façon de faire est intrinsèquement supérieure aux exercices stériles des modernistes, postmodernistes et postpostmodernistes (et postpostpost...). Les anciens et les modernes redux. Comme le soulignait un critique espagnol il y a quelques temps, pourquoi écrire sur la seconde guerre mondiale comme on écrivait au XIXe siècle alors que ceux qui ont vraiment connu celle-ci, et singulièrement les camps, n'ont pas utilisé ce langage pour le faire – pensons à Jean Améry ? Il me semble que la critique littéraire sur la Toile, telle qu'elle devrait se faire, va connaître une évolution qui transférera cette opposition littéraire au terrain de la critique. Je ne parle pas d'une critique qui préfère l'ancien contre une critique qui préfère le moderne. Je parle d'une critique qui préférera ce qu'elle préfère dans la langue du monde virtualisé contre celle qui préférera ce qu'elle préfère selon les modalités critiques de la tradition actuelle. Il y aura une opposition entre critique XXIe et critique XXe comme il y a une opposition entre littérature XIXe et littérature XXe. Je ne prétends bien sûr pas que la critique XXIe sera bonne et la critique XXe sera mauvaise (ou inversement), bien au contraire. Je dis seulement que nous aurons une division sur ces lignes, au sein même de la déjà petite subdivision de la critique en ligne de qualité. Et j'ai bien peur que nous nous retrouvions sur deux rives différentes, vous deux d'un côté, moi de l'autre. Je serai, bien entendu, du côté des barbares.
Je n'ai pas répondu à votre question, même si j'ai présenté quelques éléments de ce que j'essaie de faire. Mon travail critique est un work in progress constant et il m'est impossible d'en rendre compte d'une manière autre que confuse.

Bartleby. Mince, Juan, vous m’avez entendu crier ? Mais non, je n’ai fait que répondre sans la moindre animosité ! Vous savez bien que ce n’est pas mon genre. Mais nous n’allons pas en rajouter sur ce sujet qui est effectivement hors sujet.
Il y a tellement d’éléments dans la réponse de François qu’il va être difficile de répondre correctement. Personnellement, je ne saurais définir ce que je fais. Suis-je journalistique, professoral ou autre ? Je n’en sais fichtre rien et à vrai dire, je m’en moque éperdument. Je ne cherche pas à entrer dans un genre, je ne prétends pas faire de la critique, mais simplement proposer des lectures et je m’étonne de ce que vous dites, François, à savoir que vous avez cherché à faire ceci ou cela avant de trouver une voie personnelle. J’ai du mal à concevoir que l’on puisse s’inscrire dans un genre, sans doute parce que je ne connais pas les critères qui distinguent les uns des autres. J’aborde les textes non pas objectivement, mais à partir des problèmes qui m’intéressent. Je revendique une totale subjectivité. Il est vrai que ce que j’écris sur mon blog est impubliable dans le Magazine des Livres parce que, quoi que tu en dises, il y a un problème de longueur. Par contre, ce que je publie dans le Magazine des Livres est publiable sur mon blog. Je ne fais donc pas de distinction autre que factuelle. Mais il faut reconnaître que le Magazine des Livres laisse à ses collaborateurs une liberté de ton assez marginale par rapport à d’autres journaux. Contrairement à vous, François, j’ai commencé à écrire dans un but plus personnel, pour mieux comprendre mes goûts et mes intérêts. Je n’ai pas ouvert mon blog dans le but de rejoindre un quelconque média. C’est peut-être pour cela que je ne comprends guère ce que vous entendez par une critique qui serait non publiable telle quelle. Comme je vous connais un peu, je me demande si vous ne faites pas allusion à ce que l’on appelle le web 2.0. Je sais que c’est un sujet qui vous tient à cœur et auquel j’ai bien du mal à adhérer. Les commentaires ne servent en réalité pas à grand-chose. La critique interactive me semble être une illusion. Juan a fermé ses commentaires, je les laisse ouverts, mais il y a très rarement de véritables discussions. Je sais que vous allez me répondre qu’à l’étranger, l’usage “critique” des commentaires est courant. Est-ce un problème culturel ? Je ne sais pas…
J’ai beaucoup de mal à admettre ce que vous dites, François, à propos de la littérature actuelle lorsque vous affirmez que son grand problème est celui de la science et de manière adjacente celui du progrès. A vrai dire, je ne vois même pas de quels livres vous pouvez parler si ce n’est de L’Ombre en fuite de Powers qui est selon moi un mauvais livre. J’aurais plutôt tendance à partager l’opinion de Juan. Je crois que les grandes questions métaphysiques sont au centre des grands livres et la manière d’aborder ces grandes questions se fait de manière non scientiste. Je m’explique : le point de vue positiviste et la croyance au progrès sont dépassés, ce sont des thématiques très XIXe siècle. La science n’explique le monde que très grossièrement. C’est ce que tentent de dire les théories du chaos. On peut déterminer les causes principales de tel ou tel effet, mais aucune explication ne saurait épuiser le réel. Il n’y a pas d’objectivité et les points de vue, les explications ont beau se multiplier, l’essentiel reste inconnu. La littérature contemporaine me semble partir de ce postulat pour aborder les grandes questions métaphysiques que l’humanité se pose depuis qu’elle est apte à les penser. Bolaño est un bon exemple : l’utilisation du fragmentaire, la multiplication des témoignages se recoupant ou non ne parviennent pas à dire le pourquoi des choses, notamment le pourquoi du mal. Il y a du mal et toute explication est réductrice. Mais peut-être ai-je mal compris ce que vous vouliez dire.

La troisième partie suivra ce vendredi chez Bartleby / Bonnargent.


1Albert Thibaudet, Les trois critiques, in Réflexions sur la critique (Gallimard/NRF, 1939), pp. 125-136.

21 commentaires  

Asensio - Bartleby - Monti: un entretien

Je ne sais pas dire non à un proposition de discussion, et c'est apparemment un défaut: on me reproche parfois de parler avec n'importe qui. On me dit que si le diable venait sonner chez moi, je le laisserais entrer, lui servirais un verre et me mettrais à causer avec lui. C'est, en effet, très probable. L'annonce que j'avais passé beaucoup de temps à échanger par mail avec Bartleby et Juan Asensio ne me vaut déjà pas que des regards (et encore moins de démonstrations) d'amitié. Ce n'est pas grave. Ce qui compte, c'est ce que vous trouverez dans le contenu de cet entretien, qui sera progressivement mis en ligne à partir de demain (ça commence sur Stalker).


C'est incomplet ou trop complet, ce n'est pas terminé ou c'est interminable. Vous verrez. Ce sera peut-être insupportable ou étrangement plaisant, vous me direz. Je peux en tout cas vous assurer que mener ce dialogue à trois (!) a été exténuant, pas toujours satisfaisant mais qu'il me fallait le faire.

Je publierai la seconde partie ici même, sur un Tabula Rasa réouvert pour l'occasion. Certains d'entre vous, ceux qui m'avaient écrit pour me dire leur regret de voir cette page fermée seront sans doute contents, mais ce n'est que temporaire.

En attendant demain, je vous conseille la lecture de la préface écrite par Paméla Ramos. Je ne connaissais pas Paméla, et je tiens à la remercier pour son travail de relecture, de préfacière et peut-être surtout d'organisatrice. Elle a fait tout ça avec sévérité (vous devriez lire les dures critiques qu'elle nous a faites en privé) mais aussi avec générosité et une gentillesse peu commune, même chez des amis de longue date. Lisez donc son texte. Je le trouve, comme je lui a fait savoir, un peu trop affirmatif et pas assez conditionnel. Ce n'est sans doute que moi. Dites-moi quoi en commentaire, si ça vous chante.

3 commentaires  

Clicky Web Analytics