Vacances

C'est un Fausto épuisé qui ferme boutique et s'en va deux semaines.



Retour vers la mi-août pour se préparer à une rentrée où il sera beaucoup question de Vollmann et de David Markson. A part ces deux auteurs et, bien sûr, Danielewski, quels sont les écrivains dont vous attendez les publications de septembre de pied ferme?

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Aural Delight - Tha Blue Herb

J’ai découvert Tha Blue Herb – le meilleur groupe de hiphop du Japon et du monde, oui oui- grâce à la collaboration de Ill-Bosstino, le MC, avec DJ Krush. J’avais été instantanément séduit par ce flow absolument impeccable et personnel, extrêmement posé et tranquille et pourtant donnant une impression d’urgence, un sentiment que ce qui se passe et est dit est d’une importance essentielle.

Je m’étais donc jeter sur tout ce que je pouvais trouver, en commençant par le premier album, « Stilling, still dreaming », hiphop de facture classique avec un sens mélodique assez développé, influencé par les mélodies traditionnelles et, déjà, ce flow… Après de multiples collaborations et singles laissant entrevoir une évolution alléchante, Tha Blue Herb largue en 2002 une vraie bombe : « Sell our soul ». En quatre ans, le son a bien changé. Les beats d’O.N.O lorgnent vers les musiques électroniques et l’industriel, les mélodies se font plus complexes, Boss livre sa performance la plus impressionnante jusqu’ici. Le tout, impeccablement produit, donne un album assez sombre, d’une certaine façon profondément japonais mais tout autant universel.

Depuis cette sortie, TBH a donné énormément de concerts, réalisé un fantastique DVD live, une poignée de singles et la BO d’un film de Yakuza. Et puis un break relativement long mis à profit pour développer les activités de Tha Blue Herb Recordings, leur label – il faut écouter Shuren the Fire, ahurissant mélange de jazz et de hip-hop – et surtout pour travailler sur des projets personnels. Boss a sorti un double album avec Herbest Moon, nom sous lequel il donne libre cours à son amour pour le dub et la house. De son côté, O.N.O a produit, notamment, « Six month at outside stairs », un album instrumental sidérant où les beats, chaotiques au premier abord, prennent forme et évoquent aussi bien de riffs jazz qu’une sorte de dub accéléré. Un machin assez unique, entre l’art traditionnel du turntabilism et les sons de pointes sortis d’un laptop.

Et voilà enfin le nouvel album de Tha Blue Herb. Il est sorti en mai dernier au Japon, et s’appelle « Life story ». On dirait la chronique musicale de la vie quotidienne chez eux à Sapporo, Hokkaido, certainement moins frénétique que celle de Tokyo, d’autant plus que la neige emprisonne tout pendant plusieurs mois par an. Moins sombre, peut-être plus mélancolique que « Sell our soul », « Life story » est surtout plus calme, plus relax. Les influences indus et abstract-hiphop laissent la place aux sons venus de la deep house et à des rythmes dansables. D’une grande cohérence sonore, les 14 morceaux donnent à écouter un Tha Blue Herb qui trace son chemin en toute indépendance, sans se soucier de ce qu’en diront les puristes. Et ça donne un travail intègre, original et passionnant. Beau, surtout.

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Trois contes

A quarante ans, Damián Tabarovsky est complètement inconnu en Europe mais il paraît que chez lui en Argentine, il est de ceux qui secouent le plus le cocotier. En début d’année, Christian Bourgois a publié en deux volumes trois de ses récits les plus récents : « Les hernies », « Bingo » et « L’expectative ».

Ce sont trois textes étranges, différents l’un de l’autre mais ayant pour commune passion la digression. Si l’originalité de ses pièces est indéniable, leur qualité varie franchement et au final, seul « L’expectative » satisfait pleinement. « Bingo » est un pur exercice de style dont l’intérêt s’évanouit après quelques pages. Teresa se fait jeter par son mec et, sous le choc, erre dans la ville et dans son esprit à la recherche d’explications plus ou moins métaphysiques sur sa vie et son abandon. Malgré un final qui se veut épiphanique, on s’emmerde franchement une fois la première surprise passée. Ce court texte d’une septantaine de pages est accompagné dans le même volume par « Les hernies », un récit nettement plus original. Mimi et Luciano, deux portègnes vivant à Paris de cours d’espagnol qu’ils donnent à de riches français faisant affaires avec l’Argentine, ont besoin d’argent et décident de le soutirer aux entreprises de leurs élèves à travers un hold-up neuro-linguistique. Ne demandez pas comment ça marche : s’il l’expliquait, Tabarovsky devrait vous tuer ensuite. Mais ça marche, oui. Et nos deux compères de vivre la belle vie, voyager, bien bouffer, et ainsi de suite. Jusqu’au jour où les fonds se font rares : une épidémie de hernies se déchaîne contre les victimes des deux amis. Voilà un scénario bidonnant et une histoire assez bien enlevée qui est malheureusement desservie par le discours politique de Tabarovsky qui se fait par moment beaucoup trop présent, au point d’éclipser une histoire efficace – la politique, pourquoi pas, mais si elle prend le pas du reste, autant écrire un essai. Les bonnes fictions directement « engagées » sont rares, ce n’est pas un hasard.

Et justement, « L’expectative » est tout autant politisé, mais c’est mis à l’arrière-plan, sous une forme bien plus subtile et efficace. Comme de bien entendu, c’est le meilleur des trois textes. Jonathan avait bien profité du succès économique des années ’90 mais a tout perdu avec la crise. Sans travail, sans argent, il passe ses journées à ne rien faire d’autre qu’attendre et se promener, retournant les projets et les idées les plus folles dans sa fiévreuse cervelle. Même l’amour et l’exil ne résolvent pas ses problèmes d’homme sans avenir. C’est d’un grand comique cynique, une petit bijou d’ironie et d’originalité. Et je suis surtout séduit, bien entendu, par l’art de la digression que Tabarovsky maîtrise de façon splendide. Ce livre qui est construit un peu comme on pense – en changeant toujours l’objet de son attention, bien souvent avant d’avoir vraiment fini d’y réfléchir- doit sans doute être vu, au-delà d’un portrait social d’une génération, comme un hymne à cette forme littéraire inépuisable, à la « puissance subversive, (aux) propriétés révolutionnaires » et qui « dépasse la redondance » pour devenir « un débordement, un don : la digression comme mode de l’excès ». Sebald en était le maître, lui donnant une fertilité hallucinante. Je ne suis pas certain que Tabarovsky puisse faire pareil, mais ici, il réussit son coup.

Je ne dirai pas avoir été convaincu par ces trois récits : je n’ai finalement été séduit que par un seul. Par contre, l’ensemble m’a intrigué, et, si le nom de l’auteur reste suivi du point d’interrogation du doute, il y a quand même là quelque chose qui mérite qu’on s’y attarde…

Damián Tabarovsky, Bingo / Les hernies, Christian Bourgois, 17€
Damián Tabarovsky, L’expectative, Christian Bourgois, 15€

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Par monts et par vaux

En Allemagne, ils n’avaient plus vu ça depuis « Le parfum ». Un million de copies dans les ménages germains. Avec « Les arpenteurs du monde », Daniel Kehlmann a signé le coup éditorial de 2005, de 2006 et sans doute de 2007 à travers l’histoire a priori peu sexy d’une rencontre entre l’explorateur Humboldt et l’astronome Gauss dans la première moitié du 19eme siècle. Terrain surprenant pour un auteur classé « pop » et sujet étonnant pour un best-seller.

Comment expliquer un tel succès ? Je n’en ai aucune idée. C’est, dit-on, un livre qui marque une rupture avec la génération dominant la littérature allemande depuis la fin de la guerre, celle d’écrivains plus ou moins de gauche (Grass, comme c’est ironique) et obsédée par un sentiment de culpabilité post-nazillonisation du pays. Moins gentiment, la presse internationale souligne qu’on apprend que les Allemands ont de l’humour – et savent rire d’eux-mêmes. C’est peut-être cette auto-révélation qui a fait le succès du roman. En tout cas, malgré l’accueil enthousiaste de la critique anglo-saxonne, je n’ai pas l’impression que le livre se vend des masses outre-manchatlantique. En Francowallonie, même pas un frémissement. Succès interrénhanodanubelbanique uniquement? Mais pourquoi ai-je lu ce livre ? Les commentaires allemands et américains ont parfois évoqué Pynchon. Ben oui. Mais ils se trompaient.

Au-delà de la passion pour la science et les découvertes, Gauss et Humboldt sont on ne peut plus différents. L’un, d’origine paysanne, n’est jamais sorti de sa région natale, donne dans le grivois, est se passionne essentiellement pour le monde mathématique, la voûte céleste et la physique. L’autre, homme du beau monde, frère du philosophe, est un grand voyageur, principal explorateur européen de l’époque, casse-cou incroyable et coincé du cul phénoménal. Le portrait que fait Kehlmann des deux hommes est extrêmement irrévérencieux – l’académie des sciences n’aurait pas apprécié- et surtout incroyablement drôle. Indéniablement, le lecteur prend le plus de plaisir dans les chapitres où Humboldt explore l’Amérique du Sud en compagnie d’un Français paillard, rencontrant sur leurs chemins tout ce qui allait faire les clichés de l’exotisme et les recettes du réalisme magique, ou ceux contant comment Gauss, pour faire rentrer de l’argent, se met à arpenter l’Allemagne avec son incapable de fils dans un duo à la Laurel & Hardy se terminant en un hommage discret à Kafka.

Si le livre s’ouvre sur le voyage de Gauss pour aller à son rendez-vous berlinois avec Humboldt, cette rencontre est plus un anti-climax qu’autre chose. Les parcours personnels des deux hommes semblent inexorablement mener vers une étincelle lorsqu’ils rentrent en contact. Et pourtant, bernique. Kehlmann nous fait un petit tour de passe-passe, essaie d’imaginer une péripétie quelconque, et ça tombe à plat, dans un bruit et une fureur qui ne signifie rien. Tout ce qui reste est l’impression d'une longue mise en bouche agréable avant la révélation que le reste du repas a brûlé.

Il n’est pas difficile de voir pourquoi certains évoquèrent Pynchon. Humboldt & Gauss pourraient former un duo à la Mason & Dixon. Ca s’arrête là. Si Kehlmann est de toute évidence un écrivain intelligent et son livre rempli de références culturelles, scientifiques et artistiques, on peut en rien comparer ce qu’il fait de ses connaissances avec le travail de dynamiteur du savoir et du monde du Pynch. Si Kehlmann écrit de manière élégante, on ne saurait comparer la joliesse discrète de son style avec les explosions poétiques de la patte pynchonienne.

« Les arpenteurs du monde » est un best-seller atypique, ça ne fait aucun doute. Il ne faudrait pas croire que c’est beaucoup plus que ça. Lecture plaisante et amusante, roman intelligent, son souvenir s’estompe rapidement, laissant une insignifiante trace. Bon livre pour l’été, j’imagine.

Daniel Kehlmann, Les arpenteurs du monde, Actes Sud, 21€

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Tunnel de presse: appendice

Cet après-midi, j’ai relu quelques uns des papiers publiés à la sortie du « Tunnel ». Je me suis déjà fait largement écho de sa réception médiatique, et ne compte pas me relancer dans une page entière d’appréciations et récriminations, les deux épisodes précédents suffisent. Trois petits points suffiront.

La première chose qui m’a frappé quatre mois plus tard, c’est la réticence des critiques à s’engager, à se prononcer, à juger. On n’obtient finalement que très rarement un verdict quelconque de la part du journaliste. Certes, il est hardi de crier au génie, au banal ou à l’imposture immédiatement après une lecture souvent rapide. Il me semble tout de même que cette absence d’opinion est étrange. Alors, bon ou mauvais le livre ? Trop souvent, c’est le communiqué de presse qui ressort, l’intrigue qui est brossée, et les caractéristiques physiques spécifiées comme dans un magazine automobile. Pourquoi ? Parce qu’avouer ne pas apprécier une œuvre aussi ambitieuse serait s’exposer au ridicule ? Parce que crier au chef-d’œuvre serait tout simplement présomptueux ? Je pense plutôt que la critique se laisse dominer par une impression que tout se vaut, qu’il n’y a que des relatifs, qu’il n’y a pas de merdes infâmes ou de pépites, qu’un jugement n’est pas a priori meilleur qu’un autre. Il y a des livres dont on peut se contenter de dire « c’est vraiment très bien », d’autres pour lesquels se serait bien court. Ceux-là ne seront jamais traités de façon satisfaisante dans la presse : vous comprenez, il s’agit de ne pas imposer son avis au lecteur.

J’ai été également interpellé les propos de Hubert Prolongeau dans le Journal du dimanche. Il se demande si, en dépeignant ce salaud de Kohler, l’auteur n’irait pas jusqu’à la complaisance, la légitimation de propos indéfendables ? Non, dit-il, car le livre est aussi un formidable exercice de style. J’avoue ne rien comprendre à cet argument. Au contraire, ceux qui s’indigneraient d’une quelconque complaisance ne la fermeraient certainement pas si on leur disait « c’est du style, ma bonne dame ». La réponse fuserait : « mais c’est encore pire, c’est donc purement gratuit ! ».

Le prix du papier le plus bête et méchant revient à Christophe Mercier du Figaro littéraire. Lui, il prend position, mais pas vraiment envers le livre qu’il n’a pas apprécié. Ce qu’il n’aime pas ce sont les propos dithyrambiques de la critique américaine – sans doute tirées du dossier de presse, vu que la réception US fut tout sauf unanime. Le plus amusant ? Il décerne la « palme de l’enthousiasme naïf à un certain Steven Moore ». Il est vrai que celui-ci n’y va pas avec le dos de la cuillère, comparant « Le Tunnel » à Proust, Joyce et Musil. Mais visiblement, Mercier n’a pas fait ses devoirs, puisqu’il ignore que le dit Moore est un plus grands connaisseurs de la littérature US d’après-guerre. Ca ne légitime pas nécessairement son opinion, mais ça remet en perspective le « un certain » dont Mercier l’affuble. A la fin de son article, le critique dit que « l’intellectualisme excessif et abstrait prive le lecteur du plaisir qu’il est, avant tout, supposé éprouver à la lecture d’un roman ». Gageons que ce sera vrai pour pas mal de gens. Mais qui détermine le taux d’excessivité de l’intellectualisme ? Et qui dit où le plaisir doit se trouver ? Au moins ne puis-je lui reprocher de se prononcer clairement…

William H. Gass, Le Tunnel, Le Cherche-midi, 26€

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Mauvaise Blague

Il y a dans « L’expectative » de Damián Tabarovsky ce qu’il appelle la plus mauvaise blague au monde.

« Sais-tu où se trouve la rue Cloche ? »
« Cette rue me sonne à l’oreille. »

Si la blague est déjà nulle en version originale, elle est encore plus mauvaise dans cette traduction. Les hispanophones disent « Me suena » - ça me sonne- là où nous disons « ça me dit quelque chose ». D’où cette histoire qui, racontée à, au hasard, un cordouan ou un portègne n’obtiendra qu’un rahrahrah moqueur. Au moins a-t-elle toujours un sens. La phrase originale est dans un espagnol correct, usité, ce n’est pas une tournure étrange. Par contre, la version française ne veut rien dire. Cette rue me sonne à l’oreille ? Quelle phrase bizarre. Bien sûr, on comprend l’intention, le jeu avec le nom de cette fameuse rue, mais on perd toute la subtilité, même réduite, de l’espagnol et on s’éloigne loin, très loin, de la langue quotidienne.

Comme quoi, même les jeux les plus simples peuvent être de vraies chausse-trapes. Que faire ? Traduire littéralement ? Substituer l’expression originale par son équivalent français en matière de signification, perdant la blague en chemin ?

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Exil intérieur

Souvent présenté comme le successeur de Arno Schmidt, Reinhard Jirgl est surtout l’héritier de la difficile histoire allemande de la seconde moitié du vingtième siècle. Ces deux filiations ressortent très clairement des « Inachevés », premier roman traduit en français, une véritable révélation.

Feuilleter « Les inachevés » donne l’impression d’être tombé dans un livre de Schmidt : Jirgl, lui aussi, est adepte du jeu typographique, de l’éclatement de la structure mise-en-pagienne normale. Et, toujours comme Schmidt, c’est la soif de liberté littéraire qui frappe. Et puis surtout, l’impression qu’on a devant soit quelque chose de vraiment particulier, personnel, unique. Pas surprenant donc que Claude Riehl était sensé rédiger la préface de cette traduction.

« Les inachevés » commence par une de ces histoires finalement peu connues au-delà des frontière allemandes : l’expulsion des habitants germanophones de Sudètes à l’issu de la seconde guerre mondiale. Quatre femmes, trois générations, jetées sur la route, spoliées de tous leurs biens et renvoyées vers un pays qu’elles ne connaissent pas, mis sous la coupe de l’armée soviétique. Il y a Anna, la fille, qui, a 18 ans, a déjà connu le pire dans les camps de travail, et s’agite pour se libérer de l’étau qui l’enserre pour se retrouver au final encore plus prisonnière. Il y a Hanna, la mère dont les seules obsessions sont de maintenir la famille unie et de rentrer au pays. Arc-boutée sur des principes et des valeurs qui n’ont plus vigueur dans la nouvelle république démocratique, elle se fait avoir et encore avoir, exploiter et encore plus exploiter. Il y a la tante, sous l’emprise de sa sœur, contrainte à suivre et à obéir. Et finalement, il y a la grand-mère, maintenant un mutisme assourdissant pratiquement de bout en bout.

Les quatre femmes de Jirgl connaissent un exil permanent. De toute évidence, celui qui les a mis sur la route en premier lieu. Mais il y a surtout le terrifiant exil intérieur, celui qui fait d’elles des étrangères partout, surtout dans leurs propres esprits. Comme si elles se retrouvaient prisonnières, incapables de prendre le chemin de la liberté, aiguillonnées par le déterminisme du paradis socialiste comme par leur propre héritage. Et lorsque, dans une dernière partie de toute beauté, la lignée familiale prend fin dans l’Allemagne d’après-mur avec le fils de Anna, force est de constater que l’expulsion et l’exil, sous des formes changeantes, sont des fardeaux perpétuels.

Au-delà d’une histoire d’évidence très forte, ce qui époustoufle vraiment dans « Les inachevés » c’est cette écriture, ce style en déséquilibre permanent, qui tente toujours de faire ce qui ne se fait pas, ce qu’on ne saurait faire. Et qui y réussit. C’est une prose des slogans et de l’odeur nauséabonde du monde mis sous la domination d’une poésie un peu folle, parfois d’un certain lyrisme, une sorte de mise en texte de la dissonance, de l’art footballistique du contre-pied. Attendez-vous à l’inattendu, préparez-vous aux surprises et à une créativité d’une originalité constante. Quelque chose qu’il faut lire pour comprendre. Voilà un grand roman dont l’humanité ne compromet jamais l’inventivité, et vice-versa.

« Les gens voient souvent leur vie rétribuée par du médiocre, du parcimonieux & de la chiche monnaie, en contrepartie de mains chargées de détresse é de fatigue. Les années se consument comme de la mauvaise herbe desséchée sur le remblai de la voie et l’homme meurt des amis qu’il n’a pas. »

Reinhard Jirgl, Les inachevés, Quidam Editeur, 22€

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Le syndrome du workshop

Il y a des jeunes hommes à qui tout semble sourire. Prenez Daniel Alarcón. Tout juste trentenaire, ce péruvien élevé aux Etats-Unis, anthropologue de formation, ex-boursier Fulbright, vient d’être choisi dans comme Guggenheim Fellow (plusieurs dizaines de milliers de dollars, quand même), a été repris par Granta dans ses 21 meilleurs jeunes écrivains US et par le Hay Festival et la ville de Bogotá parmi les 39 meilleurs écrivains latino-américains de moins de 39 ans. Dommage que « Lost City Radio », son premier roman, ne soit pas à la hauteur.

Norma est la présentatrice d’une émission radio tâchant de mettre en contact les familles séparées par une dizaine d’années de guerre civile dans un pays indéterminé d’Amérique du Sud. Elle-même a perdu son mari –victime ou rebelle ?- et ne peut réprimer l’espoir d’entendre un beau jour sa voix au bout du fil. Un matin, un petit garçon arrive à la radio. Il vient d’un minuscule village du fin fond du pays avec une liste de noms de disparus à lire à l’antenne afin, peut-être, de retrouver la trace de quelques uns.

« Lost city radio » est une fresque ambitieuse et plutôt maîtrisée. Le récit se décompose en trois narrations alternées : Norma et le gamin aujourd’hui, la vie de son mari de son adolescence à sa disparition et le quotidien d’un village au pied de la montagne pendant la guerre. Alarcón jongle avec les considérations liées aux sciences humaines. Anthropo, socio, politique et histoire, voilà de quoi remplir intelligemment de longues pages et convaincre le lecteur qu’il ne perd pas son temps – surtout si celui-ci lit d’abord engagé avant de lire tout court. Il faut reconnaître à l’auteur le talent de la mise en place des éléments de son texte et de la cohérence de l’architecture.

Le bât blesse quand, dans une histoire aussi éminemment humaine que celle-ci, on peine vraiment à ressentir pleinement le vécu des personnages. « Lost city radio » est un livre de fiction traditionnelle, de celle qui exige une histoire forte, de héros crédibles et de grandes émotions. Ici, l’histoire se dilue au fil des pages – on comprend bien vite le lien entre Norma et le gamin et une fois que ce petit mystère est tombé, on se laisse entraîner vers la fin en perdant de plus en plus l’intérêt initial-, les protagonistes, au départ originaux, se transforment en cas d’étude de l’épaisseur d’une carte postale et, évidemment, la tension narrative se relâche, les sens s’émoussent, et, ben oui, on s’emmerde.

En fait, Alarcón souffre de ce qu’on pourrait appeler le syndrome du worshop, qui menace –et atteint- pas mal d’étudiants sortis d’ateliers de creative writing – même d’aussi prestigieux que celui d’Iowa. On y est aidé à se désinhiber, à débloquer la mécanique et on apprend les trucs pour donner de l’épaisseur et pour charpenter son récit. Ca donne des livres bien foutus et parfois intelligent mais il manque bien trop souvent ce qui ne s’étudie pas : l’histoire et le style. Alarcón sait raconter des histoires, il ne sait pas les imaginer. Il compose correctement, mais il n’a pas de personnalité, de patte, d’originalité stylistique. « Lost city radio » est une coquille vide qui ne rassasie ni l’amateur éclairé de narration classique, ni l’obsédé de l’individualité scripturale. Un autre ex-pensionnaire du Creative writing workshop de l’université d’Iowa est le bien plus essentiel Chris Adrian. Mon petit doigt me dit que ce qui fait l’originalité de son travail était déjà là à son entrée.

Daniel Alarcón, Lost City Radio, HarperCollins, $24.95

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Rationaliser les ressources

Il y a quelques jours, lors d’une après-midi paresseuse, je me suis mis dans la tête de compter les livres de ma (mes) pile(s) en attente. Je m’attendais à atteindre la quarantaine. Il est maintenant évident que je suis incapable d’estimer correctement une quantité de volumes de papier : il y en a 109, soit, si j’en crois les statistiques les plus savantes récoltées par mes soins, de dix à onze mois de lecture. Le problème principal causé par ce genre d’arrière n’est ni financier ni lié à l’espace nécessaire. C’est celui de l’organisation. Que choisir après le livre tout juste terminé ? J’ai remarqué que certains titres pouvaient facilement rester deux ans dans les rayonnages, qu’il y avait dans mes choix une sorte de « pattern » difficile à briser et qui me menait à ignorer certains types de livres et d’auteurs. Il y a quelques mois j’ai mis en place une système d’automatisation (ou presque) de gestion des stocks. A de rares exceptions près – le dernier DeLillo est arrivé directement au premier rang des livres en attente-, je ne choisis pas ma prochaine lecture : elle m’est imposée (ou presque).

Au commencement, j’ai sélectionné une petite vingtaine de livres de tailles et d’origines variées. Je'ai classé et ordonné l'ensemble à peu près comme suit : contemporain US, hispanophone, classique US, germanophone, francophone ou autres. Chaque fois que je prend une œuvre sur le haut de la pile, je dois ajouter en dessous un autre, similaire en épaisseur et en origine. L’idée est que ça reflète les proportions de la centaine de volumes en attente et me force à lire ce que j’ai délaissé bien trop longtemps. Bien sûr, cette « input queue » ne correspond plus tout à fait à ce qu’elle était au début (ainsi, les six prochains comptent un seul US pour deux hispanophones, deux germanophones et un autres), mais je crois que ça marche.

Et le romantisme du choix, l’impulsion du moment ? Au bac. La lecture est un processus industriel me permettant de remplir des quotas, de composer des spreadsheets excell et de causer chiffre. La littérature ? Morte et enterrée. Sérieux. Et vous, votre petite entreprise, elle tourne comment ?

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Le Gengis Khan de Baïna-Bachta

Par une sorte de disposition testamentaire d’un ami récemment suicidé, Svetislav Basara se retrouve en Mongolie pour écrire une guide touristique à paraître dans une revue à la publication plutôt utopique. Le voilà bloqué au bar du Gengis Khan, plus bel hôtel de Oulan-Bator, à boire des vodkas avec les quelques occidentaux du coin. Comme de bien entendu, il n’y a que des gens étranges en villégiature là-bas. On compte donc un évêque hollandais qui s’est endormi en Hollande, perdu dans les méandres morphéennes et sorti du boxon par une mauvaise porte le menant à l’autre bout du monde, un journaliste yankee dont la revue n’existe plus, un psy italien, un soldat de l’armée soviétique qui a déserté afin de devenir officier-lama et un français défunt ayant par le passé mis la main plus qu’à la pâte dans le milieu du cinéma porno.

Cette joyeuse troupe disserte philo, prouvant par là que ce n’est pas parce qu’on a éclusé moult bouteilles d’alcool de pomme de terre que le cerveau s’en retrouve noyé, bien au contraire ! Le bienheureux propriétaire des minutes de ces symposiums se délectera de la quantité de données scientifiques brassées par ces grands esprits sur les trois espèces de temps intérieur (les hommes dont le temps intérieur est plus rapide que l’extérieur, ceux dont intérieur et extérieur sont synchrones, et ceux dont l’intérieur est à la traîne), la puissance du subconscient (qui pourrait causer le malheur de tiers) ou encore l’influence néfaste du bannissement des morts à l’extérieur des villes. Dans les rares moments de silence, les participants peuvent observer Charlotte Rampling sirotant tranquillement un cappuccino. Et lorsque le bar sent trop le renfermé, il est toujours possible d’assister à l’exécution d’une sorcière ayant ensorcelé le temps et trompé les météorologues, représentants de la principale science locale.

Et puis la narration se casse la gueule. Basara laisse tomber ses nouveaux amis – il les a menés aussi loin qu’il a pu-, et se retrouve chez lui, se demandant ce qui a bien pu se passer, pourquoi il se retrouve en Serbie sans nouvelle de ses gens qu’il aimait tant. Ah le malheur du créateur incapable de mener ses brebis vers une conclusion bien ficelée, cette apocalypse narrative attendue avec tant de fébrilité par les maniaques de tout bord mais tant haïe par ceux qui savent qu’un histoire qui ne finit pas est une histoire qui finit bien.

Et ça, Basara le sait. Il ne se lamente donc pas longtemps, mais comme il compte bien livrer plus que 85 pages, il digresse. Et nous parle de son enfance, ou d’interviews absurdes, mais surtout, surtout d’écriture et de littérature. « Guide de Mongolie » est un « Pourquoi j’écris » ludique, impertinent, métaphysique sans se prendre la tête et vraiment, authentiquement hilarant. On retiendra bien sûr les baffes politiques assenées à gauche et à droite, le mépris du milieu littéraire serbe, le côté hautement autoréférentiel de son œuvre et, oui, la dimension méta-autofictionelle. Ce qui séduit surtout, c’est la prise de conscience que Basara est une sorte de prince de l’absurde, de l’improbable, épigone de l’échec littéraire, un grand comique qui se cache derrière une façade cynico-désabusée.

En guise de conclusion, je me dois de souligner que ce livre est truffé de petites phrases que vous pouvez jouer à replacer dans la bouche de telles ou telles connaissances.

Ainsi, José dira :

« Seul l’alcool, ce désinfectant souverain, est capable d’éradiquer les bêtises qui se sont accumulées dans le cerveau. (…) Si tu rencontres un homme qui ne boit pas, fuis-le comme la peste. »

Cédric ne dira pas :

« Tous les endroits sont également merdiques et absurdes, et il n’y a que les agences de tourisme qui tirent profit des voyages. Les gens voyagent à la recherche d’excitation, de beauté (…) c’est le diable qu’ils cherchent. Et ils le trouvent toujours. »

mais c’est une version plausible de sa surprise à voir les gens perdre leur temps à parcourir le globe.

Claro, plongé dans « You bright and risen angels », pensera :

« Dès que quelqu’un se met à chanter les louanges du progrès, les bienfaits de l’électricité par exemple, je me dis aussitôt que ce n’est pas pour offrir des commodités aux masses que l’on a inventé l’électricité, mais pour pouvoir fabriquer des chaises électriques. »

Si, cet été, vous voyagez dans un pays où l’électricité vous permettra de lire à la nuit tombée, profitez-en pour mettre ce petit livre dans votre valise – il ne fera que prendre la place des capotes que vous n’utiliserez de toute façon pas. Faites-le, même si, horreur suprême, vous ne buvez que de l’eau. Ou du cécémel.

Svetislav Basara, Guide de Mongolie, Les allusifs, 13€

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Aural Delight - Turn loose the Swans

Un ami suédois qui a travaillé pendants quelques temps dans une salle de concert du côté de Malmö n’a jamais voulu écouter les Swans parce que, selon ses dires, il s’agissait de trouducs intégraux, manquant de respect aux gens qui bossaient pour préparer le spectacle. Michael Gira n’est pas un homme facile.

En 2003, j’ai vu un concert solo de Gira à Bruxelles. En ouverture, Devendra Banhart, alors son protégé, avait projeté une aura hippie dans la salle qui fut immédiatement brisé lorsque l’ancien leader des Swans est entré. Ne chantant que des titres de ses albums solos ou de Angels of light, son projet le plus récent, il a visiblement causé une ou deux déceptions parmi ceux qui voulaient entendre quelque chose de plus mythique. Une sorte de bruit de fond permanent émanait du bar, comme de coutume. Gira n’aime pas ça. Entre deux chansons, il apostropha le coin de la salle responsable et menaça les ombres qui s’y trouvaient de venir leur casser la gueule s’ils ne la fermaient pas. A voir la crispation de la bouche, la position de la mâchoire, il n’y avait aucun doute qu’il comptait bien faire le coup de poing si on ne l’écoutait pas. Connaissant sa réputation, j’étais certain qu’il en avait les moyens. Et les apostrophés s’en sont rendus compte puisqu’ils se sont tus, ce qui n’arrive normalement jamais. Un peu plus tard, il demanda ou ordonna, c’est selon, à un type d’aller lui chercher un whisky au bar. Encore une fois, le mec s’exécuta. Deux ou trois fois, un autre gars réclama un morceau des Swans. A chaque fois, un regard assassin coupa court aux récriminations. Et pourtant, le dernier morceau appartenait au catalogue de son ancien groupe (le croirez-vous, j’ai oublié de quel titre il s’agissait). Je n’étais pas tout à fait à l’aise quand je me suis approché de Gira à la fin du concert. J’avais sur moi son recueil de nouvelles qui venait de paraître en français au Serpent à plumes. Initialement publié en 1993 par la maison d’édition de Henry Rollins ce titre est épuisé aux States et ne s’est probablement pas vendu chez nous au-delà des trois cents exemplaires. Les textes de Gira évoquèrent à l’époque ceux de Denis Cooper ou une version littéraire des premiers cd’s, authentiquement extrêmes, des Swans. Gira s’avéra charmant et surtout surpris de tenir en main cette traduction. Il trouva le titre étonnant (« La bouche de Francis Bacon » pour « The Consumer ») et pronostiqua que j’étais sans doute le seul acquéreur de ce livre. J’ai maintenant à la première page du livre un auto-portrait en trois traits que j’aime beaucoup et je voudrais savoir comment diable ce bouquin est arrivé dans nos contrées…

Je me dis à ce stade qu’il y a finalement peu de chance que vous connaissiez Gira et les Swans. Voilà encore, après Coil, un groupe séminal, innovateur et essentiel, perdu dans les brumes des années ’80. Issu de la scène No Wave, Swans a d’abord été lié au mouvement industriel. C’en était en fait la version extrémiste : rythmes secs d’une violence incroyable, guitares maltraitées, déclamation hallucinée de textes dérangeants, le groupe était perpétuellement au cœur de la controverse. A partir de 1986, la musique s’apaise, se fait parfois acoustique, mais ne perd rien de son côté sombre. Jarboe, la compagne de Gira, introduit plus de mélodie et moins de violence torturée dans la palette. Gira lui-même, fatigué de la réputation de son groupe, s’oriente vers un format plus chanson. Pourtant, rien de conventionnel dans ce son. Dès Children of God en 1987, Swans annonce le post-rock – mieux vaut d’ailleurs écouter Swans que GYBE !, c’est un fait), le renouveau folk, la scène noise-rock du début des années ’90 tout en restant radical, différent et unique. Ce n’est pas un groupe facile à récupérer, il risque de rester longtemps dans son petit ghetto particulier. Pourtant, de Khanate à GYBE ! en passant par Neurosis, plus d’un doit énormément au travail des Swans. Contrairement à Coil qui a été redécouvert par les hipsters de toute sorte après des années d’ignorance criminelle, on ne les voit toujours pas dans les pages des Inrocks. En 2002, Tarwater reprenait un de leurs titres et cette auguste publication les qualifia de groupe gothique, c’est vous dire l’ignorance…

Tout ne se vaut pas dans le catalogue des Swans. Je ne suis, par exemple, pas très amateur de morceaux chantés par Jarboe – ceux-là sont les seuls à effectivement s’approcher de la mouvance goth-, et des albums comme « Burning World », « White lights from the mouth of infinity » ou « Love of life » contiennent quelques morceaux ayant pris pas mal de rides. Il y a cependant quelques sorties indispensables. Si vous préférez une pop oscillant vers le normal, il vous faut essayer « The great annihilator ». Le vrai chef-d’œuvre est le dernier album, le double monumental « Soundtracks for the blind » (1997), mélange hallucinant de pop, d’indus, de rock expérimental et d’ambient. Un titre majeur, vraiment. Le live posthume « Swans are dead » est aussi un passage obligatoire - très bonne introduction et surtout quelle version incroyable de "Feel Happiness"-, et comment ne pas se jeter sur « Children of God », point tournant de la carrière du groupe ?

(photo: Simon Henwood)

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