Zweig à l'ère du doute
La lecture toute récente de « Vingt-quatre heures dans la vie d’une femme », roman de Stefan Zweig paru en 1929, m’a laissé une impression bizarre. Voilà un livre brillamment écrit, très intelligemment composé et psychologiquement fort subtil, qui a assez bien résisté au temps – bien qu’il faille évidemment faire un certain effort pour comprendre la façon de réfléchir de la bourgeoisie de l’époque-, mais qui pourtant me semble impubliable s’il était présenté à des éditeurs aujourd’hui, ou plus précisément, qu’il me paraît inimaginable qu’un auteur actuel écrive un livre pareil. Quand bien même on en trouverait un qui cherche à faire paraître un roman de ce style, il serait reçu avec de grands éclats de rire.
Je ne suis pas en train de dire que nous n’avons pas d’écrivains capable d’écrire aussi bien que Zweig, ni que son style, ses préoccupations, le monde qu’il décrit seraient devenus surannés. Ma réflexion ne porte pas du tout sur ce type d’aspect. En fait, c’est l’attitude du narrateur face à l’histoire qui lui est racontée qui ne pourrait plus être pensée de nos jours.
Dans un hôtel de la Côte d’Azur du début du vingtième siècle, une femme mariée et mère de deux jeunes adolescentes abandonne tout d’un coup son mari et s’enfuit avec un homme d’une vingtaine d’année qu’elle n’a rencontré qu’une journée auparavant. La condamnation est générale ; seul le narrateur prétend la défendre, expliquant que le coup de foudre existe et qu’il n’y a rien d’immoral à suivre son cœur et abandonner une vie d’ennui. Il se trouve vite confronté à l’hostilité de tous ses compagnons de pension, sauf d’une vieille dame anglaise. Celle-ci, la veille de son départ, le fera venir dans sa chambre pour lui raconter à quel point toute cette histoire lui rappelle ce qu’elle-même a vécu une trentaine d’années auparavant. Deux ans après la mort de son mari, alors qu’elle se trouve dans le Casino de Monte-Carlo, elle surprend un jeune homme à une table de jeu. Il est beau, a l’air brillant, mais est pris par une passion incontrôlable qui lui fait se tordre les mains et lui donne des mimiques absolument fascinantes : il est en train de foutre sa vie en l’air à la roulette. Après avoir perdu tout son argent, il s’enfuit, suivi – sans trop savoir pourquoi- par la veuve, qui acquière la conviction intime qu’il va mettre fin à ses jours. Décidée à le sauver de lui-même, elle le secoue et le force à le suivre jusqu’à un petit hôtel. Ils passent la nuit ensemble, et le lendemain se promènent toute la journée sur la Riviera. L’homme fait le serment à sa bienfaitrice de rentrer chez lui et de ne plus jouer. Le lendemain, il replonge…
L’essentiel du roman est composé du récit de la vieille dame. Le narrateur n’intervient jamais. Ce qui m’a frappé, c’est que lorsqu’il réagit ou insère un commentaire personnel, il est toujours empli d’émotion, de compassion, de confiance pour cette femme qui lui raconte son histoire. Jamais le moindre doute. Et c’est précisément ça qui ne serait plus possible aujourd’hui. Nous sommes, au moins depuis la fin de la seconde guerre mondiale, dans la période du doute, de la remise en cause de la parole, du rejet du concept d’objectivité, de la conviction que nous cachons tous les raisons réelles, inavouables, de nos actions. Le réalisme au sens strict n’est plus possible car nous sommes trompés à la fois par nos sens et par nos semblables.
Un écrivain contemporain aurait montré que le narrateur n’était pas dupe de l’histoire racontée, qu’il savait être le nigaud compréhensif choisit par cette femme pour se confier et se convaincre de sa bonne foi. Il aurait parsemé le récit d’indice que la veuve avait agit de la sorte parce que excitée par le « danger » de ce jeune joueur ruiné et tenté par l’auto-destruction, qu’elle était plus que consentante et conscient de sa volonté d’une bonne petite séance de bête à deux dos. Oh, ne nous inquiétons pas : il n’aurait pas été difficile de lui en trouver, des motifs déshonorants. De même, le jeune homme replongeant dans cet enfer du jeu avec l’argent prêté pour le voyage n’aurait pas été dépeint comme un malade, un souffrant, mais peut-être comme un calculateur pensant pouvoir extorquer encore plus de fric d’une vieille bique riche. Oui, oui, nous vivons bien une époque où les concepts de vertu et d’honnêteté ne font plus recette.
Zweig est un homme d’un autre temps, qui croyait sans doute à la bonté et qui, comme son narrateur, ne voulait pas voir dans chaque action humaine un vice caché, un égoïsme profiteur. On dirait, s’il écrivait aujourd’hui, qu’il est naïf et innocent. On ne s’étonnera donc pas que devant la catastrophe nazie, il ne trouva d’autre solution que le suicide. Ce qui m’attriste en me rendant compte de l’impossibilité de l’écriture d’une pareille œuvre en 2007, c’est l’impression qu’on est en train de faire une croix sur l’idée de l’homme bien. Souvent, c’est une option qui me paraît évidente. Pourtant, il nous manquera souvent, je pense, le bien être qu’apporte cette capacité à croire en le frère humain – même si je ne suis pas convaincu que cette aptitude soit la meilleure matrice pour la littérature.
Stefan Zweig, Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, 3.50€