Omega List

Tabula Rasa a toujours essayé d'être autre chose qu'un blog fournissant des liens intéressants avec un petit commentaire à la fin, mais, par manque de temps, j'ai bien peur que ce genre de message sera au menu pour la deuxième fois de la semaine. Redémarrage prévu la semaine prochaine? Laissez-moi donc vous diriger vers le blog du Book Depository où l'on peut découvrir le Top Ten du Belge Paul Verhaegen, l'auteur de "Omega Minor", roman pour lequel il a gagné le Independent Foreign Fiction Prize. La liste contient un certain nombres de livres attendus -- pour qui connait l'intrigue de son roman ou ses liens avec Richard Powers -- ainsi qu'une belle surprise avec "Fromage", le très amusant livre de l'Anversois Elsschot. Je note aussi la présence du titre le plus absurde de l'histoire de la littérature pour enfants: "Cooking with Pooh". Miam donc, allez humer ces dix livres et leurs commentaires.
Et puisqu'on parle de lecture, filez au Fric-Frac Club où j'ai posé quelques questions à Rodrigo Fresán, lecteur.

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On filme

Un peu comme si la littérature ne savait se défaire du cinéma, voilà que j’apprends quelques nouvelles stupéfiantes dont je ne sais trop si elles doivent me pousser à m’arracher les cheveux. Deux jours après la victoire cannoise d’un film qu’on ne verra pas basé sur un livre qu’on ne lira pas, ainsi qu’un autre récompense pour un autre film basé sur le livre mafieux de Saviano – qu’on a quelque part ici et donc qu’on lira un jour – on apprend donc via le blog Archivo Bolaño que – gasp – on s’apprête à mettre sur pellicule « Les détectives sauvages ». On ne connait pas encore vraiment le casting, les seules infos qui transparaissent concernent le nom du producteur, qui a travaillé sur tous les films du grand Carlos Reygadas (Japón !!!) et réalisé par un certain Carlos Sama. Comment vont-ils donc traiter la deuxième partie du roman ? Et voilà que grâce à Gustavo Faverón Patriau on voit que, après le succès du No country for old men des Coen et, surtout on imagine, son Oprahisation, Hollywood tombe sur Cormac McCarthy qui, pour la première fois de sa vie, doit se mettre à vraiment engranger les dollars : on aura donc probablement droit à Outer Dark mais aussi à The Road. Ce dernier film sera des mains de John Hillcoat avec, dans le rôle du père, Viggo Mortensen et puis… Charlize Theron. Euh, elle sera la mère supposons-nous mais le peu d’apparition qu’elle fait dans le récit comparée à la célébrité de Theron fait craindre que son rôle soit grossi. Enfin, Ridley Scott travail sur Blood Meridian. Et ça, ça fait vraiment peur.

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Le gant et la batte

Est-ce qu’il y a un seul fan de foot qui ne rêve pas d’être le sélectionneur ? Quand j’avais une dizaine d’années, j’avais mis en place un jeu qui me paraissait alors assez sophistiqué. Je passais mes après-midi de week-end autour de la table d’une sorte de subbuteo aimanté sur lequel je jouais des championnats entiers. Même si la plupart des équipes étaient composées de leurs vrais joueurs, une poignée d’entre elles avaient été complètement assemblées par moi. Chacun de ces footballeurs disposait de sa fiche personnalisée où l’on trouvait l’âge, la taille, le poids, les positions ainsi que ses statistiques des saisons précédentes. Pour tous – réels comme inventés – je gardais l’ensemble des données du championnat et des coupes en cours – buts, passes décisives, cartes jaunes et rouges, compositions matches par matches. J’avais quelques techniques précises pour déterminer les circonstances des blessures, leurs types et durées. Je pouvais passer des heures là-dessus à jouer toutes les rencontres, une par une, dans leur intégralité – quinze minutes par mi-temps. J’avoue avoir continué bien dans l’adolescence et avoir poussé le vice, une fois rattrapé par la technologie, jusqu’à éditer Championship Manager – à l’époque où Sports Interactive s’occupait encore de la série – pour correspondre à ma ligue sous-terraine. Ce n’était alors plus le hasard du contact de mes doigts avec les figurines des joueurs qui provoquait les évènements mais bien l’intelligence artificielle et le moteur du jeu qui se dépatouillait avec les caractéristiques dont je les nourrissais.

J. Henry Waugh, dans « The Universal Baseball Association, Inc. » de Robert Coover, ne se sert ni d’un jeu de table ni d’un ordinateur. Tout est fait par les dés, selon une liste de combinaisons d’une complexité insensée. Comptable fiable mais médiocre, il oublie la grisaille de sa vie en se jetant corps et âmes dans sa ligue de baseball inventée. Il a même systématisé le renouvellement des cadres et le décès de ses stars, fauchées en pleine gloire ou dans le grand âge, des années après la retraite. Mais on ne saurait contrôler les dés, et aussi improbable que cela puisse paraître, certaines combinaisons fatales sortent. Ainsi, foudroyé par une balle trop rapide, John Casey, la jeune étoile du championnat, meurt sur le losange alors que Waugh voyait en lui les caractéristiques du futur plus grand de tous les temps. Désespéré, il ne peut ressusciter Casey mais s’efforcera – sans succès - de retrouver un certain équilibre pour sa création. Malgré tous ses efforts, elle lui échappe petit à petit. A mesure que Waugh s’enfonce dans la dépression et se rapproche à grands pas du licenciement, ses créatures s’autonomisent et prennent leurs destinée en main. Dans des dernières pages de feu, plusieurs dizaines d’années de l’histoire de l’association post-casey plus tard, la question centrale devient celle de la signification de cette mort. Et de la transformer en rituel, de lui donner les atours d’un mythe fondateur et, sur cette base, de se créer une identité.

Il y a au moins trois niveaux de lectures dans ce roman redoutablement intelligent et amusant. Le premier est simple, direct, sans aller plus loin que l’histoire telle qu’elle parait contée. On rigolera, se réjouira de la prose et de l’inventivité de Coover, et voilà. Il y a une lecture plus profonde, celle qui observera la thématique religieuse. Il ne faut pas être grand clerc pour reconnaître s’esquisser dans les initiales de J. Henry Waugh la présence de JHWH. La métaphore pourrait être facile – ah, ah le créateur du jeu est le Dieu de ses créatures de papiers – mais les choses deviennent d’autant plus intéressantes lorsqu’on se rend compte que la plus belle de ses créations (Casey) a pour initiales JC. Pétillon souligne également que Coover a structuré son livre en huit chapitres : sept pour la genèse, et le denier pour l’apocalypse. On lirait ainsi dans cette association universelle du baseball un pan de l’histoire chrétienne. A ce titre, si l’on prend en considération la figure de Waugh, on a un Dieu bien sûr créateur mais qui ne maîtrise pas totalement son univers. Dans le jeu, le hasard, dans le monde, la liberté humaine fait que les plans le mieux dessinés ne se réalisent pas toujours. On remarquera que la tentative de reprise en main échoue et que Waugh finit abandonné par ses enfants. Dieu jusqu’à l’annonce de sa mort, tel est l’un des aspects du programme de Coover. Enfin, le troisième niveau est celui de l’élaboration de récits collectifs, la naissance de mythes et de légendes, de la littérature en fait.

C’est évidemment en mélangeant ces niveaux de lecture que « The Universal Baseball Association, Inc. » prend son ampleur véritable. Comme dans « The Origin of the Brunists », Coover donne à voir le conflit entre cultes concurrents qui façonnent un mythe devant donner à l’univers son sens. C’est de ce conflit, plus que de la victoire des vainqueurs, que naît l’histoire, cette fiction qui s’écrit alors même qu’elle est en marche. Et tout ça finit, comme chez les brunistes, comme dans « The public burning », par un sorte de célébration, de ritualisation rejouant ce qui a déjà eu lieu ailleurs avant, se transformant, c’est fatal, en espèce de jeu du cirque. J’avoue que l’idée de lire un roman sur le baseball me tentait très moyennement. J’ai douté et je me suis fait avoir. C’est un peu comme nier l’existence de Dieu en se couchant et se faire réveiller par lui le lendemain matin. C’est une expérience qui rend humble et c’est à elle que Coover m’a soumis.

Robert Coover, The Universal Baseball Association, Inc., Plume, $15.00

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Vu à Liège

Mon patron est réaliste: il me demande l'impossible.
C'est normal: c'est un soixante-huitard.


(Il y en avait d'autres du même style). J'ai ri.

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30000 et des poussières

FOR the last seven years, I’ve lived in an old stone presbytery in France, south of the Loire Valley, in a village of fewer than 10 houses. I chose the place because next to the 15th-century house itself was a barn, partly torn down centuries ago, large enough to accommodate my library of some 30,000 books, assembled over six itinerant decades. I knew that once the books found their place, I would find mine.

Alberto Manguel à propos de sa bibliothèque
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Démonologie

La France doit la découverte de Gilbert Sorrentino à l’obstination de son traducteur, Bernard Hoeppfner. Contrairement à d’autres auteurs américains de sa génération et de son talent qui avaient déjà eu la chance - - mais bien souvent sans rencontrer le succès - - d’être traduits en français, Sorrentino a dû attendre soixante-quatre ans et treize romans pour arriver dans nos librairies en 1991, aux Belles-lettres[1]. Il faudra cinq ans de plus pour un retour en grâce temporaire avec « Red le démon » chez Bourgois. A part une autre traduction en 1999 chez l’excellente mais discrète maison Cent pages, ce n’est que dix ans plus tard que Sorrentino revient au premier plan, chez Actes Sud cette fois-ci, avec l’aide de DeLillo. On croyait la machine lancée. Las !, deux mois après la parution de « Petit casino », son auteur disparaissait. Mais Hoepffner ne rend pas les armes et, entre deux éditeurs, continue à prévoir la publication d’un des corpus les plus importants de la littérature expérimentale US du siècle passé.

« Grandma smiles her malevolent smile displaying both her gold tooth and her brownish-black tooth. She wonders, again, if someone might go down to the cellar storage bin and get her something.
She wants something.
Perhaps a hot-water bottle.
An ice bag. A moth-eaten blanket. A chipped egg cup. Something personal, some treasure, something to bring back memories of her innocent childhood, her winsome first days as a new bride. God knows, they didn’t last long.
At the thought of the hot-water bottle, the ice bag, Red brightens internally, secretly, for such need may possibly signal pain somewhere in Grandma’s body. He takes care to show nothing in his flat, brutal face. Pain that might foreshadow, perhaps, death itself, although Red does not even think this word. »

Ainsi commence « Red the fiend », odyssée brutale et cruelle dans une maison dominée par la figure tyrannique de grand-mère. Grand-père, dominé, ne dit rien. Mère, sans travail, divorcée d’un mari alcoolique, ne peut rien dire puisqu’elle vit ici, elle et son bon à rien de fils, de la charité de ses parents. Red subit les colères d’une grand-mère frustrée par une vie médiocre ainsi que les coups de ses condisciples. C’est comme ça que va naître un monstre, un démon.

On a dit que Grandma était une des personnages les plus détestables et les plus maléfiques de la littérature américaine. C’est sans aucun doute vrai. Sorrentino rassemble en elle tous les clichés et les préjugés des plus intolérants des irlando-américains – dont la haine incroyable contre l’autre (Italien, Allemand, Juif…) est une des caractéristiques les plus violentes – auxquels il ajoute une attitude superstitieuse particulièrement étrange et personnelle. Cette véritable haine intérieure ressort à la fois sous la forme d’insultes et d’imprécations odieuses mais aussi d’ahurissants passages à l’acte physique. Mémé est une sadique à la recherche du moindre prétexte pour rosser Red ou pour l’empoisonner de plats douteux et d’aliments pourris. Red, devant ce torrent d’agression de toutes formes et cette carence d’émotions autres que la peur, le dégout et la douleur, développe petit à petit une attitude de confrontation avec grandma dans laquelle il trouve une certaine forme de jouissance et, à l’extérieur, se met lentement à dériver vers ce qui ne pourra qu’aboutir à une sorte de bête asociale, prête à tout pour combler ses désirs du moment.

On l’aura compris, c’est un livre dur, violent et sombre. Et ça n’arrête pas. Jusqu’à la fin, qui laisse d’ailleurs entrevoir un après d’une violence encore plus grande, le bombardement est continu. Paradoxalement, c’est sans doute dans cette noirceur sans espoir que Toby Olson aura trouvé un aspect comique : il est vrai que l’espèce de jubilation évidente ressentie par grandma lorsqu’elle planifie ses pires coups ou les aspects définitivement pervers des contre-plans progressivement mis-en-place par Red poussent le lecteur tellement loin de ce qu’il considère normal qu’il ne peut s’empêcher de ricaner, si ce n’est de franchement rire. C’est d’ailleurs cette exagération dans l’horreur qui signale clairement que « Red the fiend », contrairement aux apparences, n’est pas un livre réaliste – ce qui aurait surpris de la part de Sorrentino. Au-delà de leur méchanceté et de leur brutalité, il n’y a, ni chez grandma, ni chez Red, d’autre émotion. Ils ne sont que ça. Ils sont, en quelques sortes, des clichés sur patte poussés à leur extrémité. Et le talent de Sorrentino, génial explorateur du cliché, c’est de parvenir à faire sortir de ce « too much » vérité et compassion, de faire sentir instantanément au lecteur le côté humain du livre.

Ce livre pourrait être impossible à lire – la méchanceté pure réussit rarement aux lecteurs – s’il n’y avait, bien sûr, le miracle de l’écriture de Sorrentino. Comme toujours, il travaille énormément sur des schémas répétitifs – tels que des séquences insensées de questions / réponses ou les innombrables et extrêmement réussies listes – ainsi que sur les procédés littéraires, dont le livre prend par moment l’aspect d’encyclopédie illustrée et jouissive. On le sent dès le premier paragraphe : il y a un rythme fabuleux qui nous projette sur une vague de phrases précises mais presque lyriques dont aucune ne semble ne pas avoir ou ne pas être à sa place. Et la phrase sorrentinienne est une bizarrerie : contrairement à celle d’un Selby, dont la thématique de « Red the fiend » est proche, qui se laisse trop souvent aller à une rudesse simple qui ferait écho à la brutalité du contenu, Sorrentino arrive non seulement à tirer profit de cette brutalité mais aussi à intégrer les motifs de la vulgaire langue verbale des personnages ainsi que son rythme à une composition littéraire cristalline, superbe, belle malgré la laideur de l’environnement, mais qui pourtant ne parait jamais trop jolie pour ce qu’elle représente. Dans « Red the fiend », chaque passage est épiphanie stylistique, peut se lire à voir haute et, à l’enregistrement, se transformer en une musique pour laquelle il ne faudra pas parler de couleur mais bien d’odeur, d’une étrange odeur de sueur qui aurait le même effet que la plus belle des eaux de Cologne.

Si on peut comprendre que l’énorme « Salmigondis / Mulligan Stew » n’est pas de ces romans qui décrochent la timbale, qu’elle soit publique ou même critique – lors de sa publication française l’an passé, on notait une certain embarras dans les rédactions, ne sachant trop comment en parler --, on se pose quand même plus de questions quant à « Red le démon ». Lors de sa sortie américaine en 1995, d’aucun prétendirent qu’il s’agissait du plus lisible des romans de Sorrentino et, si ce n’était le fait que de considérer les autres romans comme illisibles n’est pas juste, on serait tenté d’être d’accord. Pourtant, il semblerait que le livre fut un échec commercial puisque Bourgois ne publia pas d’autres traductions et a abandonné les droits sur ce texte qui sera republié en 2009 par Cent pages. On espère que ce sera l’occasion pour ce superbe roman d’enfin rencontrer son public.

Gilbert Sorrentino, Red the Fiend, Dalkey Archive, $12.95


[1] trad. P.Mikriammos, la seule à ne pas être d’Hoepffner

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Confession d'un progressiste

Il paraît qu’on a fait à plusieurs reprises la critique à Alan Pauls de ne pas intégrer suffisamment le politique dans ses textes. C’est un point de vue étrange qui nous ramène aux années où tout était politique, même ce qui prétendait ne pas l'être. Soyons en certain : en ces temps-là et pour ces gens-là, la fiction ne brillait pas de mille feux. Il est possible qu’en Argentine ce genre de théorie absurde soit toujours de mise – après tout, ce serait l’un de derniers bastions lacaniens, il y a donc au moins congruence temporelle -, d’autant plus si l’on se réfère à l’intrigant travail de Damían Tabarovsky, stimulant mais in fine souvent perdu par une pseudo sophistication politique prenant le pas sur tout le reste. Et Pauls passa donc à confesse – pardon, à l’autocritique -, admettant la carence politique profonde de ses livres et se jurant de corriger ce grave défaut dans son prochain livre. Frisson d’horreur.

Entre « Historia del llanto ». Voilà que l’on comprend pourquoi la littérature de Pauls n’est pas remplie de considérations « engagées » : comme la majorité des écrivains, il a mieux à faire de sa plume que de la mêler à la fange de ceux qui croient au devoir et au pouvoir dialectique de la fiction dans la lutte visant à créer les conditions d’un monde meilleur donc rééduqué. L’homme écrit parce que. Finalement, n’est Gorky que le littérateur qui ne saurait faire autrement… C’est pourquoi au lieu du livre politique annoncé on a ici une promenade proustienne dans la vie intérieure – cette chose tant nécessaire à la création littéraire et tellement haïe par les radicaux de tous bords – d’un jeune argentin à la parfaite éducation progressiste. Comme si Pauls expliquait à la fois dans quel milieu et dans quelle idéologie il a grandit et pourquoi cette dernière ne transparaissait pas dans ses textes.

Je serais tenté de voir dans le travail de Pauls ici un lien avec celui de Vila-Matas dans « Explorateurs de l’abîme ». Certes, ce lien n’est ni thématique, ni structurel ni stylistique. Il pourrait donc être anecdotique mais il me semble intéressant : les deux textes se présentent plus ou moins ouvertement comme une repentance – de ne pas créer des personnages faits de chair et de sang pour le Barcelonais, de ne pas parler de politique pour l’Argentin -, une admission de culpabilité et une correction mais finissent en puissante réaffirmation de ce qui leur est reproché par les ânes. Tout comme Chostakovitch promettait d’être plus prolétaire avant de discrètement subvertir le travail exigé par le Parti, Vila-Matas et Pauls ne peuvent se forcer à l’autocorrection. Bien sûr, il n’y a contre eux aucune forme de contrainte réelle, aucune menace sur leurs vies et tout cela pourrait être vu comme gratuite facétie. C’est justement ce côté apparemment gratuit qui donne à ce pied de nez une bonne partie de son charme.

Cette « Histoire des larmes » est celle d’un garçon ultra-sensible qui a la faculté d’attirer les confessions intimes de tout qui passe un peu de temps avec lui. Sa sensibilité est illustrée extérieurement par sa capacité à verbaliser ses émotions et par les pleurs qu’il verse souvent mais uniquement en présence de son père qui l’admire pour ça, lui le gauchiste formé par la conviction que l’introspection est une faiblesse inutile et coûteuse. A l’adolescence, il se plonge dans la littérature marxiste, lit un journal péroniste et suit avec admiration les guérilleros impliqués dans la lutte armée. Pourtant, à sa grande stupéfaction, lorsqu’il voit à la télévision un jour de septembre 1973 l’armée de Pinochet bombarder le palais de la Moneda, il ne verse pas une seule larme sur le sort de la voie chilienne au socialisme et de son président, le docteur Allende. Et il doit bien se rendre compte que la rupture avec sa petite amie – virée par lui parce que de famille chilienne de droite – lui est plus douloureuse que la mort de son idole. Non seulement c’est la fin d’une époque pour le continent, c’est aussi la fin d’une illusion pour le jeune homme anonyme : il n’aura pas su être contemporain.

Il y a deux scènes clés. Tout d’abord celle d’ouverture, sur une anecdote venue de l’enfance du protagoniste : obsédé par Superman, il est certain de pouvoir voler et se lance à travers une fenêtre. Il en ressort miraculeusement indemne. Selon la lecture de Alejandro Henchoz, cette histoire recèlerait en elle le récit entier, celui de la pensée progressiste comme épique infantile prête à faire disparaître le corps au profit d’une époque exigeant un engagement absolu pour la cause. Je ne suis pas certain que ce soit juste : soulignons plutôt que Pauls a dit avoir voulu jouer avec l’idée de gamins se délectant des aventures de révolutionnaires comme ils se délectent aujourd’hui de jeux vidéos. Ou de superhéros : au cœur du progressisme, il y a bien l’idée de l’invincible supériorité des convictions défendues, celles qui mènent l’humain sur le route du mieux et du bien. Le prog’ serait le superhéros prêt à risquer sa vie pour la victoire : d’ailleurs le gamin de « Historia del llanto » sort indemne de sa rencontre avec la fenêtre. Miraculeusement. Et tout est sans doute là : miraculeusement… Parce qu’on a vraiment de la chance d’échapper vivant à la tentative de rendre vrai une fiction sans base concrète. Dans les années qui suivirent cette collision tête / fenêtre, de nombreux jeunes gens s’en rendront compte à leur dépens. Aveuglés par la putassière fiction marxiste-leniniste-trotskardomaoïste ils tombèrent en nombre sous les coups des généraux et / ou massacreront gaiement autant d’ennemis de classe que faire ce pouvait. Ce n’est d’ailleurs par un hasard si, au terme des années 1970, cette horrible décennie de révolutions et contre-révolutions pseudo-prolos déployées du Chili au Cambodge en passant par l’Allemagne et l’Italie il y eut rupture nette entre la gauche progressiste / liberal – au sens anglais – et la gauche radicale que bon nombre de membres désertèrent pour devenir les cadres des partis sociaux-démocrates : l’enchantement avait été brutalement rompu. C’est ici qu’intervient la seconde scène clé du livre. Adolescent, le narrateur est emmené par son père au concert intime d’un héros du protest song argentin revenu d’exil. Les chansons remplies de pathos et de beaux sentiments populaires débordent d’une sensibilité qui dégoûte notre hyper-sensible antihéros. Soit parce qu’il se rend compte que la sensibilité ne devrait plus être de mise à une époque aussi brutale, soit parce qu’il se rend compte que la sensibilité naïve affichée contribue à l’aveuglement qui plonge ses contemporains vraiment contemporains dans un radicalisme mortifère. Il comprend surtout que ce chanteur est de ceux qui – déjà rien que par la force d’un long séjour imposé à l’étranger – sont déconnectés du monde parce qu’il n’ont rien vu, ne savent rien, que leur témoignage est hors de propos. Juste comme lui. C’est là qu’il abandonne.

« Historia del llanto » serait-il donc l’histoire de la transformation d’un radical en pantoufle en socialiste du ventre mou ? Voilà qui expliquerait l’absence de politique chez Pauls : fondamentalement, le social-démocrate n’a aucun discours politique à tenir autre que les louanges du compromis et l’éloge de la juste mesure. On fait encore moins bonne littérature avec ça qu’avec lutte des classes ou des races. Puisqu’on ne fait pas de littérature avec de beaux sentiments, n’est-il finalement pas heureux que Pauls ne soit pas un écrivain politique ? Est-ce un hasard si une large majorité des gens soucieux de littérature vivent dans le confort que certains appelleraient bourgeois du consensus idéologique – on pense ici au Senges qui n’a rien contre les impôts, au Gaddis pour lequel le capitalisme est le moins mauvais des systèmes, au Jauffret qui vote Bayrou ? Autant de gens tenant des propos – certainement pas un discours – n’ayant rien de révolutionnaires mais dont les œuvres ne peuvent paraître que radicales face à la production dominante. N’est-ce que pur hasard ?

Ces interprétations valent ce qu’elles valent – c'est-à-dire qu’elles pourraient ne rien valoir. Ce qui est indéniable et essentiel, c’est que cette incapacité à la contemporanéité dont se lamente le personnage du livre se retrouve dans l’écriture même. Loin d’un réalisme mortifère et particratique, les phrases de Pauls sont alambiquées, longues, se divisent en multiples clauses qui nous mènent de digressions en digressions. Il s’agit de flux et de reflux, de longues étendues de mots qui se parcourent et s’apprécient à grande vitesse si l’on se laisse entraîner par le rythme impliqué dans la composition mais qui restent tout aussi délectables et étonnamment riches lorsqu’on se décide à prendre son temps. Lire « Historia del llanto », c’est se soumettre à une expérience vibrante dont la force ne tient heureusement pas à l’électrifiant discours d’un Trotsky de province mais bien au talent d’un écrivain dont le sens de la composition, l’art de l’ellipse et la maîtrise linguistique sont de premier plan. Autrement dit, c’est une illustration de plus pour qui en aurait besoin de la supériorité de l’artiste sur l’agitateur de pulsions primaires que restera toujours le politicien. Et c’est Pauls qui démontre ainsi la radicale beauté de son regard sur la réalité.

Alan Pauls, Historia del llanto, Anagrama, 14€

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Pour tout le reste, il y a...

Bien que je me sois éloigné une dizaine de jours, le silence tabula rasien n’était pas prévu. Je comptais profiter de quelques heures creuses pour finaliser l’un ou l’autre papier mais mon séjour madrilène fut finalement trop passionnant pour que je me laisse aller aux plaisirs du blogging. On relance la machine, avec, d’ici à jeudi, une note sur « Historia del llanto » de Alan Pauls. Entre temps, vous me pardonnerez de partager avec vous quelques emplettes espagnoles qui, je l’espère, motiveront quelques réflexions intéressantes ici dans les mois qui viennent.

A la librairie Antonio Machado (c/ Fernando VI), Jorge VolpiMentiras Contagiosas. Un livre de textes entre essai et fiction sur la littérature et plus précisément le roman. J’ai déjà pu voir qu’il considérait que Bolaño a écrit trois grands livres mais que le reste est médiocre – particulièrement les nouvelles. Il pense aussi que Aira fait de la sous littérature. Je suis assez impatient de voir plus en détails son argumentation là-dessus et sur bien d’autres choses. Volpi est sans doute le plus littérairement classique et conservateur de la fameuse crack génération mexicaine.

A la librairie Fuentetaja (c/ San Bernardo), je me suis laissé aller. Auteurs divers – Mutantes, Narrativa española de última generacíon. Anthologie de la jeune génération d’écrivains espagnols. Parce que de ceux-là on ne connaît rien chez nous. Agustín Fernández MalloNocilla dream et Nocilla experience. En pleine explosion médiatique, le deuxième de ces titres est acceuilli plus comme un artéfact de pop music que comme un livre. On en a dit beaucoup de bien en Espagne. César AiraLas aventuras de barbaverde. Aira est un classique (Nobel 2020 selon Fuentes) frappadingue, je ne pouvais pas laisser passer son nouveau (et gros – pour lui) roman. Toujours dans les classiques : le dernier recueil de Juan VilloroLos culpables.

A la Central (Ronda de Atocha), Javier CalvoLos ríos perdidos de Londres. Je ne savais pas si et par où me lancer dans son travail. Le titre de ce livre – emprunté à une des plus belles chansons de Coil-, sa dédicace à ce groupe et à son chanteur décédé peu avant la publication ainsi que la présence de nombreuses références à leur immense œuvre dans le dernier texte m’aura convaincu de l’acheter. On verra.

Dans un gros bidule infâme (sur lequel j’ai dû me rabattre car les libraires indépendants faisaient le pont – jeudi et vendredi fériés, rideaux fermés samedi – et je ne le savais pas). Antonio OrejudoFabulosas narraciones por historia. Salué par des nombreux écrivains de qualité à sa publication il y a quelques années, récemment réédité chez Tusquets. Encore une façon de mieux connaître ceux qu’on connaît mal – c’est-à-dire les générations post Vila-Matas, Marías, Muñoz Molina, etc… Et, enfin, les deux premiers titres de la fameuse trilogie de Juan GoytisoloSeñas de identidad et Don Julián. Mon castillan ne sera peut être pas à la hauteur.

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