The End - Sequel

La fin du dialogue avec Juan Asensio et Eric Bonnargent venue, il est temps de refermer une seconde fois Tabula Rasa. En espérant que ce soit la bonne.
Les premières réactions à cet entretien étaient stupéfiantes. Corrections, rétractions, justifications prises en compte, le point d'équilibre a ensuite été trouvé. Je remercie les commentateurs -- nombreux, mais pas ici -- qui prouvent que tout ceci n'a pas été en vain et que, malgré la longueur et les longueurs, il était toujours possible de livre, suivre et réagir. Et bien sûr, il me faut encore une fois saluer le travail de Paméla Ramos.
Salutations finales à mes camarades du Fric-Frac Club qui ont eu la gentillesse de ne pas faire trop de mises-à-jour au cours des trois dernières semaines, peut-être pour ne pas faire concurrence. Et c'est là que je reprends mes activités, pour ceux qui veulent toujours me suivre.



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Entretien, avant-dernier clap

Pour la poignée de fidèles ayant tenu le coup: Bartleby vient de mettre en ligne l'avant-dernière partie de l'entretien qui l'a mis aux prises avec Juan Asensio et moi. Clôture sur Stalker jeudi.

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Asensio - Bonnargent - Monti, entretien 5




Monti : Allons, allons, Juan. Que de jolies ficelles ! Tabula Rasa a été ouvert en juin 2005, et j’ai commencé à publier des critiques (musicales à l’époque) sur le net en juillet 2002. Le terrain est glissant. Tout comme celui qui essaie de me faire dire que, par exemple, la Révélation de Jésus Christ ne vaut rien. Rappelons quand même que vous m’aviez suggéré d’aller faire un tour du côté d’un sous-genre de la SF et que mon commentaire sur la littérature post-apocalyptique (post !) le concernait spécifiquement. Je ne le retire d’ailleurs pas : la plupart (emphase sur plupart, je commence à vous connaître) de ces romans sont dépourvus de qualité littéraire et consistent trop souvent en une fuite en avant bêlante tellement liée à l’esprit du temps, sans aucun recul, que ça en devient embarrassant.
En ce qui concerne la technique et la science, j’aimerais vraiment bien voir où est la confusion, tiens… Quand mes chers parents ont éteint avec des millions d’autres leurs appareils électriques un soir à 20h, ce n’était pas à cause des éoliennes, ce n’était pas à cause du prix de l’essence : c’était parce qu’on leur avait dit que la science prouvait que notre modèle économique était mauvais pour la planète. Quand des tas de gens sont sortis dans la rue pour manifester pour le climat l’an passé, ce n’était pas la technique qui les faisait sortir, c’était le discours scientifique – politisé et médiatisé, bien entendu. Et même si, lorsque vous dites science, vous pensez science fondamentale, eh bien force est de constater que notre rapport au monde est aussi changé par des choses aussi abstraites : Bartleby lui-même, à son corps défendant, le disait plus haut.
Je ne suis pas non plus tenté d’effacer le passé, pas plus que je ne compte faire une sorte de table rase (mais pourquoi prendre le nom de mon ancien blog de façon aussi littérale ?). Bien au contraire, je crois être aussi conscient et imprégné du passé que vous, notre différence résidant peut-être dans le fait que ce passé me sert aussi à voir ce qui du présent est particulier – car, que vous le veuillez ou non, il y a toujours des particularités. Je n’ai jamais dit que telle ou telle série était surgie ex nihilo et était radicalement nouvelle : il est normal que de nombreuses caractéristiques viennent de modèles anciens (ceci dit, Fringe n’est pas une série où il s’agit de lutter contre le mal). Par contre, certaines choses – le rôle ou l’image du scientifique – évoluent et c’est significatif.
Nettement plus intéressante me semble votre liste d’auteurs dont je ne pourrais pas dire avec certitude, selon vous, que le travail n’est pas essentiellement métaphysique. Considérons donc que vous avez raison. Je vois dans ces quelques noms des écrivains que vous n’aimez pas. Rappelons que Bartleby, dans l’assertion qui a lancé cette polémique, nous disait que « la métaphysique est au centre des grands livres ». Si, comme vous me le dites maintenant, la métaphysique est aussi au centre des petits livres, si la métaphysique est partout, quelle est donc sa pertinence à l’heure de distinguer ce qui vaut la peine d’être lu ?
Vous dites ensuite qu’il n’y a point de critique sans métaphysique. Étant donné mon peu d’intérêt envers celle-ci, je devrais conclure que ce que je fais, c’est peau de balle. Mais non ! Vous me faites l’honneur de préciser ou de sous-entendre qu’il y a une certaine valeur à ma pratique de cet art. De là, deux possibilités : soit la critique sans métaphysique existe, soit ma critique est au moins un peu métaphysique à l’insu de mon plein gré comme l’aurait dit un métaphysicien du deux roues. D’ailleurs, il me semble qu’on peut dire la même chose du roman. Il y a plus qu’une petite différence à placer la métaphysique au centre d’Étoile distante dont Bolaño lui-même a dit qu’il s’agissait d’un travail sur le mal absolu (ce qu’il n’a pas dit ni n’aurait pu dire de sa Littérature nazie en Amérique, c’est évident) et faire de même pour Tristram en parlant des implications de son travail sur la langue. Dans un cas, il s’agit effectivement du cœur du projet, dans le second cas…
Je trouve en tout cas très significatif que vous placiez votre foi aussi centralement. C’est plus que légitime, c’est même d’une grande logique. Une « émanation de tout votre être », est-ce que votre lecture peut être autre que religieuse, demandez-vous ? Oui, dure question. Votre postulat de l’origine surnaturelle du langage explique aussi bien des choses. Peut-être que mon absence de foi…
Enfin bref : tout est donc métaphysique, que je le veuille ou non. Non, pardon : la métaphysique est le centre de tout. C’est ce que vous me dites. Sans boire, je meurs. Tout ça pour ça. Je vais retourner à Tlön, je crois. Que faire d’autre ? Autant acter ce désaccord fondamental.
Passons donc à cette histoire de vérité. Je ne suis pas certain de bien comprendre. A priori, votre assertion est dirigée vers le lecteur mais j’ai l’impression qu’elle concerne l’homme en général aussi. En tant que lecteur, effectivement, il ne peut pas y avoir de vérité dans les romans que je lis. Je reprends l’image de Gass : la fiction est un véhicule bien trop instable pour ça. Je n’attends pas d’un roman qu’il soit traité philosophique ou métaphysique, manuel scientifique, instruction morale ou religieuse, ni qu’il dise la vérité. Je sais que j’ai face à moi une œuvre de fiction, un mensonge qu’un vieux grec dont Bartleby nous rappelle l’existence nous avait déjà annoncé il y a un sacré bout de temps. Espérer qu’un roman nous dise la vérité ? Je ne fais confiance ni au roman, ni a l’auteur qui, dans ce domaine, n’en sait pas nécessairement plus que moi. Par contre, il aura sans doute des choses à me dire sur les perceptions et les représentations puisque le roman est justement une perception, une représentation, une métaphore ou même, selon Gass « un modèle métaphorique de notre monde » qui fonctionne si ses métaphores sont bonnes, si le modèle tient et s’il est cohérent. Cette cohérence, cette vérité est interne à l’œuvre avant d’être liée au monde. Et le bon roman ne saurait être que complexe, nos représentations du monde étant, effectivement, contradictoires et complexes.
Faisant, aussi incroyable que ça puisse paraître, une distinction entre le monde de la page et le monde extérieur, je succombe également à la très réactionnaire conviction qu’il y a, en effet, une vérité (qu’elle soit atteignable ou pas, c’est une autre question) et, pire !, que le réel existe. On ne peut pas en dire autant de tout le monde : notre ami Bartleby aime beaucoup la petite phrase de Lacan selon laquelle le réel n’existe pas. La question à 1000 francs, c’est quand même « comment est-ce que le mal peut exister dans un monde qui n’existe pas ? ». Ou la métaphysique.

Bartleby. Je goûte l’ironie de votre propos, François. Même si vous savez pertinemment ce que j’entends par là, je vais m’expliquer : cela nous ramènera au problème de la critique.
Lorsque je dis que le réel n’existe pas, cela ne signifie pas que je considère le monde qui nous entoure comme une chimère, une émanation de notre esprit ou quoi que ce soit d’autre. Nous ne sommes pas sur Tlön où vous semblez déjà vous être réfugié, François… Je veux simplement dire que le réel en tant que donnée objective n’existe pas, qu’il n’y a que des points de vue, des perspectives sur le monde. Dieu étant la somme de tous points de vue, le réel n’existerait que s’Il pouvait le percevoir. Hélas, Dieu, à défaut d’être mort, est peut-être encore tout simplement à naître… Le réel n’existe donc pas, mais le monde existe. C’est d’ailleurs pourquoi le laïus de Juan sur la vérité me fait sourire. Une vérité qui ne serait pas la vérité est quand même une vérité. Il ne s’agit pas de sombrer dans un relativisme naïf qui prétendrait que tout se vaut, que tout le monde a raison ou que tout le monde a tort. Il y a des vérités qui restent cependant, au mieux, relatives à nos facultés de percevoir et de connaître. Je ne dis donc pas que rien n’est vrai et, paradoxalement, je vous rejoins, Juan, lorsque vous dites que la question du sens est essentielle et qu’il n’y a pas de littérature athée. L’absence de Dieu est le point de départ de toute littérature, même catholique parce que la littérature est une recherche du sens, même lorsqu’elle fait le constat nostalgique de cette absence comme c’est le cas chez Beckett, par exemple, dont le En attendant God(ot), est, rien que par le titre, si significatif.
Et puisqu’il n’y a pas de Vérité, il n’y a pas non plus de vérité de l’œuvre. La vérité de cohérence que vous défendez, François, me semble être une absurdité. S’il suffit à un roman de se tenir, il n’y a plus de critères entre grands et petits livres. La simple cohérence est sans intérêt. Un livre de Gavalda se tient aussi bien que n’importe quelle axiomatique, mais ça ne dit rien. C’est amusant, point barre. Inversement, de très grands livres ne se tiennent pas et je rejoins l’avis de Juan qui, mésinterprétant ce que je disais au départ, défendait l’idée que ce sont souvent des livres ratés. Sans parler des livres inachevés et donc bancals par nécessité, comme L’Homme sans qualités de Musil ou 2666 de Bolaño, les grands livres ont une cohérence très discutable. Virginia Woolf disait d’Ulysse qu’il s’agissait d’un « ratage ». Je suis d’ailleurs persuadé, François, que vous vous êtes mal exprimé à propos de cette idée de cohérence puisque vous parlez en même temps de représentation du monde et de métaphore. Or, de quoi y a-t-il re-présentation si ce n’est du monde ? Et puisque étymologiquement la métaphore est ce qui nous porte (phorein) au-delà (meta), vers quoi sommes-nous portés si ce n’est vers un en dehors du roman ?
Cela me rappelle d’ailleurs les Conversations à Buenos Aires entre Borges et Sabato : ils s’accordaient à dire que – c’est Borges qui parle – « il n’y a qu’un cas où une œuvre ne vaut rien : c’est quand elle correspond aux intentions de l’auteur… » Les intentions d’un auteur sont forcément limitées et c’est pourquoi les grands livres excèdent ces intentions et offrent une vision du monde, une perspective nouvelle sur le monde. Sabato, je crois, dit que si Don Quichotte n’avait été, comme le voulait Cervantès, qu’une parodie de roman de chevalerie, ce serait aujourd’hui un livre oublié.
Je ne suis pas platonicien et donc pas d’accord avec vous, François : l’art n’est pas un mensonge. Mais je ne suis pas non plus asensien, un roman ne dit pas la vérité. Il est une vérité et lorsque vous dites que « les mots abolissent la si fameuse fracture épistémologique entre les mots et les choses qu’ils désignent », je ne vous suis pas. Pour que cela soit possible, il faudrait supposer un langage originel, celui que Dieu donna à Adam et qui se perdit après l’incident de Babel, ce à quoi je ne saurais souscrire. Les mots d’un grand livre explorent cette fracture qui ne peut être comblée et tentent un dire sur le monde, un dire qui sera livré à l’interprétation du lecteur et plus particulièrement à celle de ce lecteur particulier qu’est le critique. Là est à mon sens, notre tâche : dire ce dire, participer au déchiffrement infini auquel invitent les grands livres. Un petit livre n’a rien à dire ou bien peu. Un grand livre a beaucoup à dire sur le monde. Plus un livre suscite l’interprétation, plus il est grand, plus le critique a du travail. Un grand livre est épuisant parce qu’on ne peut en épuiser le sens. Tous les ans, il y a des centaines de thèses de doctorat écrites sur le Dom Juan de Molière et il y en aura encore parce que ce texte dit une vérité sur la séduction et la foi, sur le rapport entre les deux, mais cette vérité reste inaccessible et chaque critique peut, à partir de son propre point de vue, interpréter le texte de Molière. Nous en revenons ainsi à ce que nous disions au début : chacun trouve dans les livres ce qu’il y cherche : un grand livre est comme le réel, il est une auberge espagnole. Alors certes nous y apportons tout ce que nous voulons, mais nous le faisons parce que les grands livres nous y invitent. Les grands livres sont des auberges qui accueillent toutes les lectures possibles et notre rôle serait de proposer des lectures, non ?

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La sixième (et avant-dernière) partie suivra chez Bartleby ce dimanche.

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Asensio - Bonnargent - Monti, entretien 2



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Bartleby. Je ne peux pas, cher Juan, laisser passer votre remarque à propos de l’homosexualité. Je ne connais certes pas l’histoire de toutes les civilisations, mais l’homosexualité n’a, à ma connaissance, pas toujours été condamnée ; pensons aux Grecs. Le rejet de l’homosexualité est une conséquence du monothéisme et ce n’est pas l’homosexualité en tant que telle qui est condamnée, mais le fait qu’elle interdit la reproduction lorsqu’elle est exclusive. Savez-vous que certains Etats extrêmement conservateurs des Etats-Unis ont une législation interdisant la sodomie, celle-ci étant définie comme l’introduction du pénis ailleurs que dans le vagin, ce qui inclut, par exemple, la fellation comme pratique sodomite ? Mais passons.
Je profite de votre dernière remarque pour vous répondre rapidement, Monti. J’ai utilisé l’opposition caricaturale Musso/McCarthy justement pour en arriver à celle McCann/Evenson. Parce que si l’on sent comme une évidence que Musso n’est pas McCarthy, cela devient plus difficile en ce qui concerne McCann et Evenson. Le hasard vous a fait citer le nom d’Evenson avec bonheur puisque Juan estime qu’il appartient à la même catégorie que le nouveau lauréat du National Book Award. Et c’est là que vous avez raison François : les critères que nous pouvons tenter de déterminer resteront d’ordre général et, sauf en ce qui concerne les extrêmes, ils ne permettront pas de discriminer le bon écrivain du médiocre. Il n’empêche qu’il y a, comme vous le dites, une tentative de rendre compte du monde. Peut-être pas de « percer les secrets du monde », Juan, mais au moins d’en rendre compte. Cela me rappelle ce que disait Vargas Llosa dans son essai La Vérité par le mensonge : « Tout bon roman dit la vérité ». A l’inverse, les mauvais romans ne racontent que des histoires et des roman ratés, insuffisants, comme ceux de McCann sont des tentatives ayant échoué à dire quelque chose sur le monde. C’est pour cela que je considère qu’il existe trois catégories de livres, chacune de ces catégories contenant des degrés : les ersatz de livre qui n’ont de livres que le nom, les livres qui ont échoué à dire quelque chose et enfin ceux qui disent quelque chose. Je crois que ces distinctions sont nécessaires à poser car elles sous-tendent notre travail critique.

Asensio. Je m’y attendais, une seule et minuscule incise et me voici cloué au poteau criard, avec les Indiens qui commencent leur danse guerrière autour de moi ! Allons allons, mon cher Éric, gardez votre calme et rangez votre tomahawk, je m’étonne d’ailleurs que vous n’ayez point été… étonné voire scandalisé par mes propos, autrement intolérables, sur les nains, fussent-ils ceux de Lagerkvist… Redevenons sérieux. Il y aurait bien quelques petites choses tout de même à répondre à cette franche contre-vérité, même avancée avec prudence, qui lie, selon vous, rejet de l’homosexualité (qui est sans doute aussi ancien que l’homosexualité elle-même, et pas seulement produit par le phénomène religieux) et monothéisme mais je crois que nous nous éloignerions par trop de notre sujet. Je veux juste dire ceci, qui a été dit, publiquement, par un homosexuel et qui résume ma vue sur ce sujet que l’on sait être immanquablement épineux : « Je n’avoue pas que je suis homosexuel, parce que je n’en ai pas honte. Je ne proclame pas que je suis homosexuel, parce que je n’en suis pas fier. Je dis que je suis homosexuel, parce que cela est. » Voici une déclaration pleine de bon sens il me semble, et ne cédant à aucune hystérie, qu’elle vienne d’un bord ou de son opposé. L’auteur, je vous l’apprends peut-être, en est Jean-Louis Bory, lequel fit cette excellente déclaration lors d’une émission des Dossiers de l’écran mémorable (en 1975). Passons encore sur le fait que ma réponse comportait tout de même légèrement plus que cette saillie.
Revenons à votre seconde affirmation, Éric car dans l’ouvrage que vous citez de Vargas Llosa, est également mentionnée la présence de ce que l’auteur nomme un « cratère », une sorte de point de tension maximale qui semble ne pas pouvoir résister aux colossaux champs de forces qui se donnent cours à l’intérieur même du roman. Vargas Llosa ne va pas assez loin à mon sens, son image n’étant finalement qu’une métaphore peu convaincante. En effet, si nous poursuivions la logique inéluctable ayant présidé à la formation de ce cratère, nous pourrions constater que le processus se poursuit : se crée alors une singularité ou trou noir, que les anciens savants appelaient, joliment, un « astre occlus ». J’ai tenté de développer dans Maudit soit Andreas Werckmeister ! cette idée, appliquée à certaines œuvres bien précises : à savoir, le fait qu’il y a, par exemple dans Monsieur Ouine de Georges Bernanos, une zone d’effondrement dans laquelle le roman s’engouffre tout entier.
Or, ce « cratère » ou trou noir, mon cher Éric, est comme le tunnel que creuse le professeur d’histoire du monstrueux roman de Gass : il n’a de sens que parce qu’il est une manifestation absolument extraordinaire de la volonté propre à tout écrivain digne de ce nom, qui consiste à vouloir bel et bien franchir les portes de la perception (celles de William Blake bien évidemment, pas celles d’un ésotérisme digne d’une amicale de boulistes ou du Matin des magiciens). Je maintiens donc ma réponse : toute grande œuvre d’art est bien évidemment une conquête, un ravissement, au sens étymologique de ce terme qui évoque une violence inaugurale, une dangereuse exploration du labyrinthe au centre duquel, selon José Bergamin, se tapit le « monstre du romanesque ». Qu’il s’agisse d’un « cratère », d’un « trou noir » ou du « monstre du romanesque », la réalité que métaphorisent ces trois expressions est la même : un grand roman est une singularité absolue, et cela quelles que soient les études savantes de littérature comparée ou de critique des sources qui vous affirmeront que Méridien de sang de McCarthy doit certaines de ses caractéristiques et thématiques les plus évidentes au Cœur des ténèbres de Joseph Conrad.
Terminons enfin par vos trois catégories. La deuxième et la troisième se recouvrent peut-être en partie, car un livre raté peut demeurer grand en raison même de son échec : c’est souvent ainsi qu’un étrange roman tel que Pierre ou les ambiguïtés de Melville est présenté par certains commentateurs. Même remarque pour Parabole de Faulkner. Je vois dans vos distinctions, quoi qu’il en soit, quelque rapprochement possible à faire avec les trois catégories de critique littéraire qu’établissait l’excellent Albert Thibaudet qui, dans ses Réflexions sur la critique, évoquait la critique « parlée » ou encore « critique spontanée », échotière ou, à présent, journalistique, la critique des écrivains, celle que Chateaubriand surnommait la « critique des beautés » et enfin la critique professionnelle qui correspond, comme nous le précise Thibaudet, à « l’âge des professeurs »1. Bien évidemment, je ne prétends absolument pas que vos distinctions recouvrent bord à bord celles que Thibaudet développe mais c’est peut-être, à présent que nous nous sommes suffisamment attardés sur quelques-uns des plus flagrantes différences séparant les mauvais des bons livres, quelques utiles jalons pour, comme vous l’écrivez, établir les bases de notre propre travail critique. Je me demande ainsi dans laquelle de ces trois catégories pourrait être rangée la critique littéraire telle que, de plus en plus, elle se fait ou plutôt se répand sur la Toile…

Monti: Est-ce que cette distinction de Thibaudet entre trois critiques est pertinente à l'heure de parler de la critique sur Internet ? Rien n'est moins sûr. Thibaudet est mort en 1936. Croit-on vraiment que le développement technologique n'a aucun impact sur une pratique ? Croit-on vraiment qu'il n'y a aucun changement ? Croit-on vraiment qu'il y a des catégories plus ou moins immuables, que la technique n'est que décorative ? Est-ce que parler d'un livre dans un quotidien, quelle que soit sa qualité, c'est la même chose que de parler d'un livre sur un blog, quelle que soit sa qualité ? Pour voler un exemple au critique espagnol Eloy Fernández Porta, est-ce qu'un roman écrit sous la forme d'un échange de courriels entre un couple homosexuel n'est vraiment qu'une variante actuelle du roman épistolaire des familles ? Et donc : est-ce qu'on peut parler du premier comme on aurait parlé du second ? Il y a une forte tendance à prétendre que tout est cosmétique, que rien ne change, que ce qui compte vraiment est en fait fixé depuis l'antiquité. Vraiment ? Pardonnez-moi ce détour.
La critique, telle que pratiquée sur Internet, n'est ni celle des journalistes, ni celle des écrivains, ni celle des professeurs, quand bien même le critique en ligne se voudrait journaliste, écrivain ou professeur. De nombreux observateurs ont déjà expliqué pourquoi (absence de rédac-chef ou d'éditeur, lectorat qui ne se considère pas comme étudiant, dilution de l'autorité) et je ne vais pas m'étendre là-dessus, d'autant plus que ces analyses ont tendance à se concentrer sur des différences infrastructurelles, ce qui me semble insuffisant. Il n'en reste pas moins que les blogueurs veulent bien souvent rentrer dans une des trois cases de Thibaudet et sont obligés de trouver une façon de contourner les difficultés posées par leur non-institutionalisation pour tout de même acquérir une certaine légitimité, qu'elle soit journalistique ou professorale (les deux modalités les plus régulièrement désirées par nos compères, il me semble). Le blog devient donc une version longue et libre de ce que le critique regrette ne plus voir dans la presse ou dans le monde académique. C'est une alternative au système traditionnel qui vise à s'inscrire dans ce système traditionnel, sombre paradoxe. Il me semble, pour ma part, que la pratique du blog devrait être autre. J'ai une formation de journaliste et, rétrospectivement, je vois de façon assez claire que les deux premières années de Tabula Rasa, mon défunt blog, je les ai passées à tenter d'apporter à une forme typiquement journalistique (la recension bête et méchante des quotidiens) un tant soit peu de contenu (celui que je ne trouvais pas) avant de me mettre à écrire des papiers (papier, le mot est significatif, d'ailleurs) plus longs, qui s'approche de ce que les Anglo-Saxons appellent des essays, c'est-à-dire des textes qui ne sont ni tout à fait recension ni tout à fait essai de critique littéraire classique. Cette période terminée, je me suis mis, inconsciemment, à essayer de me débarrasser du formatage et à tenter de trouver ma propre façon d'écrire. Il ne surprendra personne qu'au début je voulais m'introduire dans les médias traditionnels et qu'aujourd'hui c'est quelque chose qui ne m'attire plus (si on me le propose, je ne refuserai pas mais je me refuse à chercher des collaborations de manière active). La critique littéraire telle que pratiquée sur un blog devrait être impubliable dans un espace papier classique. Pourtant, vos textes, hormis la question de la longueur, seraient publiables tels quels. Vous participez d'ailleurs tous les deux à des revues papier des plus traditionnelles, et je me demande si vous considérez le blog comme quelque chose de plus qu'un espace d'expression personnelle que les médias vous refuseraient.
Bref. À quoi rime ce que je viens de dire ? Si la littérature rassemblée autour du trou, de l'astre ou du cratère noir est de toute évidence bien plus capitale et capiteuse que l'examen rigoureux de son nombril, je ne considère pas pour autant que seule cette littérature, métaphysique par essence, est valable. La littérature contemporaine, celle qui s'écrit et se publie maintenant offre d'excellentes choses qui ne tentent pas de répondre à une question telle que « qu'est-ce que le mal ? » (ceci dit en passant, si Bolaño s'intéresse de tout évidence à cette question, l'y réduire est un fameux appauvrissement). La complexité du monde actuel, cette complexité dont nous parlions plus tôt, ne saurait être rendue ainsi. On peut le regretter, on peut y voir un signe de régression morale ou spirituelle mais le débat n'est pas là. Et finalement, n'est-il pas logique qu'un monde aussi scientisé que le nôtre, aussi progressivement incliné, donne une littérature qui s'intéresse à la science et au scientisme ? La grande question actuelle, plus que le mal, devient le rapport à la science et à la notion de progrès (dans son sens politique aussi). Je ne crois pas que les œuvres qui ressortissent de ce questionnement peuvent être abordées selon les modèles antiques. A chaque époque sa littérature, à chaque époque sa critique. Le blog est l'espace critique de nos temps et le blogger doit donc trouver une forme et une approche non pas nouvelle (crier à la nouveauté à tout bout de champ est aussi fallacieux que de prétendre que tout a été dit et tout a été écrit, qu'il ne reste plus que des variations) mais bien originale, qui sorte des trois types dégagés par Thibaudet, ces types qui me semblent toujours moins pertinents d'autant plus que, en bien ou en mal, l'autorité d'au moins deux des figures invoquées est en voie de disparition.
Le défi est de sortir des oppositions à mon sens absurdes mais bien trop communes développées dans le dialogue entre Bartleby et Marc Villemain, qui s'est retranché sur des lignes grands vs. petits éditeurs, corsetage de la presse établie vs. liberté des blogs, intérêt financier vs intérêt intellectuel, car, au bout du compte ce n'est qu'une façon de participer au même cirque. Les grands livres s'inscrivent dans leur temps tout en s'y opposant de manière radicale. La critique sur le net devrait faire pareil et c'est en tout cas ce que j'essaie de faire. Ma pratique n'est ni un exercice de nostalgie de l'époque dorée de la bonne critique et de la bonne littérature ni un combat réactionnaire (ne voir aucune intention péjorative derrière l'emploi de ce mot) contre l'ère du temps. Les bons livres sur lesquels je tente d'écrire au XXIe siècle sont des romans du XXIe siècle qui parlent du XXIe siècle – et, quand ils sont historiques, qu'ils ne fassent au moins pas semblant d'avoir été écrits à l'époque où se déroule l'action. Pour paraphraser Germán Sierra, ce qui m'intéresse aujourd'hui, c'est une littérature qui se développe dans les technologies et sur le marché, qui en traite mais qui ne s'écrit pas sous la dictée des technologies ni dans la langue sentimentale des marchés. En critique, comment fait-on ? C'est encore trop tôt pour le dire. En tout cas, ni en rejetant du revers de la main le travail des grands éditeurs ni en conchiant toute littérature dépourvue de transcendance. On écrit toujours aujourd'hui des romans (parfois excellents) à la manière du réalisme XIXe (d'une certaine façon, c'est une preuve de la force de cette forme) et de nombreux lecteurs, critiques, professeurs considèrent que cette façon de faire est intrinsèquement supérieure aux exercices stériles des modernistes, postmodernistes et postpostmodernistes (et postpostpost...). Les anciens et les modernes redux. Comme le soulignait un critique espagnol il y a quelques temps, pourquoi écrire sur la seconde guerre mondiale comme on écrivait au XIXe siècle alors que ceux qui ont vraiment connu celle-ci, et singulièrement les camps, n'ont pas utilisé ce langage pour le faire – pensons à Jean Améry ? Il me semble que la critique littéraire sur la Toile, telle qu'elle devrait se faire, va connaître une évolution qui transférera cette opposition littéraire au terrain de la critique. Je ne parle pas d'une critique qui préfère l'ancien contre une critique qui préfère le moderne. Je parle d'une critique qui préférera ce qu'elle préfère dans la langue du monde virtualisé contre celle qui préférera ce qu'elle préfère selon les modalités critiques de la tradition actuelle. Il y aura une opposition entre critique XXIe et critique XXe comme il y a une opposition entre littérature XIXe et littérature XXe. Je ne prétends bien sûr pas que la critique XXIe sera bonne et la critique XXe sera mauvaise (ou inversement), bien au contraire. Je dis seulement que nous aurons une division sur ces lignes, au sein même de la déjà petite subdivision de la critique en ligne de qualité. Et j'ai bien peur que nous nous retrouvions sur deux rives différentes, vous deux d'un côté, moi de l'autre. Je serai, bien entendu, du côté des barbares.
Je n'ai pas répondu à votre question, même si j'ai présenté quelques éléments de ce que j'essaie de faire. Mon travail critique est un work in progress constant et il m'est impossible d'en rendre compte d'une manière autre que confuse.

Bartleby. Mince, Juan, vous m’avez entendu crier ? Mais non, je n’ai fait que répondre sans la moindre animosité ! Vous savez bien que ce n’est pas mon genre. Mais nous n’allons pas en rajouter sur ce sujet qui est effectivement hors sujet.
Il y a tellement d’éléments dans la réponse de François qu’il va être difficile de répondre correctement. Personnellement, je ne saurais définir ce que je fais. Suis-je journalistique, professoral ou autre ? Je n’en sais fichtre rien et à vrai dire, je m’en moque éperdument. Je ne cherche pas à entrer dans un genre, je ne prétends pas faire de la critique, mais simplement proposer des lectures et je m’étonne de ce que vous dites, François, à savoir que vous avez cherché à faire ceci ou cela avant de trouver une voie personnelle. J’ai du mal à concevoir que l’on puisse s’inscrire dans un genre, sans doute parce que je ne connais pas les critères qui distinguent les uns des autres. J’aborde les textes non pas objectivement, mais à partir des problèmes qui m’intéressent. Je revendique une totale subjectivité. Il est vrai que ce que j’écris sur mon blog est impubliable dans le Magazine des Livres parce que, quoi que tu en dises, il y a un problème de longueur. Par contre, ce que je publie dans le Magazine des Livres est publiable sur mon blog. Je ne fais donc pas de distinction autre que factuelle. Mais il faut reconnaître que le Magazine des Livres laisse à ses collaborateurs une liberté de ton assez marginale par rapport à d’autres journaux. Contrairement à vous, François, j’ai commencé à écrire dans un but plus personnel, pour mieux comprendre mes goûts et mes intérêts. Je n’ai pas ouvert mon blog dans le but de rejoindre un quelconque média. C’est peut-être pour cela que je ne comprends guère ce que vous entendez par une critique qui serait non publiable telle quelle. Comme je vous connais un peu, je me demande si vous ne faites pas allusion à ce que l’on appelle le web 2.0. Je sais que c’est un sujet qui vous tient à cœur et auquel j’ai bien du mal à adhérer. Les commentaires ne servent en réalité pas à grand-chose. La critique interactive me semble être une illusion. Juan a fermé ses commentaires, je les laisse ouverts, mais il y a très rarement de véritables discussions. Je sais que vous allez me répondre qu’à l’étranger, l’usage “critique” des commentaires est courant. Est-ce un problème culturel ? Je ne sais pas…
J’ai beaucoup de mal à admettre ce que vous dites, François, à propos de la littérature actuelle lorsque vous affirmez que son grand problème est celui de la science et de manière adjacente celui du progrès. A vrai dire, je ne vois même pas de quels livres vous pouvez parler si ce n’est de L’Ombre en fuite de Powers qui est selon moi un mauvais livre. J’aurais plutôt tendance à partager l’opinion de Juan. Je crois que les grandes questions métaphysiques sont au centre des grands livres et la manière d’aborder ces grandes questions se fait de manière non scientiste. Je m’explique : le point de vue positiviste et la croyance au progrès sont dépassés, ce sont des thématiques très XIXe siècle. La science n’explique le monde que très grossièrement. C’est ce que tentent de dire les théories du chaos. On peut déterminer les causes principales de tel ou tel effet, mais aucune explication ne saurait épuiser le réel. Il n’y a pas d’objectivité et les points de vue, les explications ont beau se multiplier, l’essentiel reste inconnu. La littérature contemporaine me semble partir de ce postulat pour aborder les grandes questions métaphysiques que l’humanité se pose depuis qu’elle est apte à les penser. Bolaño est un bon exemple : l’utilisation du fragmentaire, la multiplication des témoignages se recoupant ou non ne parviennent pas à dire le pourquoi des choses, notamment le pourquoi du mal. Il y a du mal et toute explication est réductrice. Mais peut-être ai-je mal compris ce que vous vouliez dire.

La troisième partie suivra ce vendredi chez Bartleby / Bonnargent.


1Albert Thibaudet, Les trois critiques, in Réflexions sur la critique (Gallimard/NRF, 1939), pp. 125-136.

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Asensio - Bartleby - Monti: un entretien

Je ne sais pas dire non à un proposition de discussion, et c'est apparemment un défaut: on me reproche parfois de parler avec n'importe qui. On me dit que si le diable venait sonner chez moi, je le laisserais entrer, lui servirais un verre et me mettrais à causer avec lui. C'est, en effet, très probable. L'annonce que j'avais passé beaucoup de temps à échanger par mail avec Bartleby et Juan Asensio ne me vaut déjà pas que des regards (et encore moins de démonstrations) d'amitié. Ce n'est pas grave. Ce qui compte, c'est ce que vous trouverez dans le contenu de cet entretien, qui sera progressivement mis en ligne à partir de demain (ça commence sur Stalker).


C'est incomplet ou trop complet, ce n'est pas terminé ou c'est interminable. Vous verrez. Ce sera peut-être insupportable ou étrangement plaisant, vous me direz. Je peux en tout cas vous assurer que mener ce dialogue à trois (!) a été exténuant, pas toujours satisfaisant mais qu'il me fallait le faire.

Je publierai la seconde partie ici même, sur un Tabula Rasa réouvert pour l'occasion. Certains d'entre vous, ceux qui m'avaient écrit pour me dire leur regret de voir cette page fermée seront sans doute contents, mais ce n'est que temporaire.

En attendant demain, je vous conseille la lecture de la préface écrite par Paméla Ramos. Je ne connaissais pas Paméla, et je tiens à la remercier pour son travail de relecture, de préfacière et peut-être surtout d'organisatrice. Elle a fait tout ça avec sévérité (vous devriez lire les dures critiques qu'elle nous a faites en privé) mais aussi avec générosité et une gentillesse peu commune, même chez des amis de longue date. Lisez donc son texte. Je le trouve, comme je lui a fait savoir, un peu trop affirmatif et pas assez conditionnel. Ce n'est sans doute que moi. Dites-moi quoi en commentaire, si ça vous chante.

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The End


Un peu plus de quatre ans, un peu plus de 400 messages. Il est temps de fermer Tabula Rasa. Fausto vous salue bien bas, vous remercie bien fort et vous donne rendez-vous sur le nouveau site du FFC:


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Interruption de service



Emballage. Huile de bras. 1506 kilomètres. Déballage. Rangement. On reprendra du service une fois correctement installé. Dans une semaine peut-être.

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Bolaño: dans l'océan de merde

Dans toutes les notices de « La littérature nazie en Amérique », il y en avait une qui était vraiment différente. L’histoire de l’infâme Ramírez Hoffmann détonnait aussi bien au niveau du contenu qu’au niveau de l’écriture, à un point tel qu’il en serait presque le contrepoint : voilà un véritable assassin, un monstre, un homme au parcours bien plus authentiquement sinistre que la somme toute amusante galerie qui précédait et dont l’histoire n’est plus racontée sur le mode entrée de dictionnaire ou d’encyclopédie mais bien dans le style de la plus classique nouvelle écrite à la première personne. En soit, on peut se demander pourquoi ce texte se trouve dans ce livre : drôle d’idée de construire un roman sur base de notices et de le conclure sur un récit court « normal ». Il y a bien sûr connexion thématique, mais c’est presque tout. Peut-être que le parcours de Ramírez Hoffmann n’est finalement que l’illustration de ce à quoi parviendraient nombres des autres auteurs préséntés s’ils poussaient leur logique jusqu’au bout ? B. seul le sait. Toujours est-il que la même année que « La littérature… », quelques mois plus tard, Bolaño publia « Etoile distante », roman à part entière, qui se propose de raconter une deuxième fois cette même histoire. Décision risquée : allonger une nouvelle réussie, n’est-ce pas en diluer l’impact ?

A relire tout ça, je me rends compte que j’ai commis deux erreurs de lecture la première fois :
  1. Penser que la notice de Ramírez Hoffmann était la meilleure partie de « La littérature… », sans me rendre compte que c’était en fait son élément le plus étrange, celui-là même qui aurait pu déstabiliser le remarquable édifice narratif qui le précédait.
  2. Considérer que si « Etoile distante » était un très bon roman, il ne l’était pas autant que la « nouvelle » qui lui servait de base (ou que Bolaño aurait écrit a posteriori, pour l’insérer dans « La littérature… », la chronologie n’est pas très claire). Je ne sais pas laquelle des versions aura le plus d’impact, je sais par contre qu’il s’agit d’un roman tellement bon que la comparaison perd son sens.

Ceci clarifié, passons au livre en lui-même. En ouverture, dans une adresse directe au lecteur, Bolaño justifie sa décision de reprendre l’histoire : elle lui avait été racontée par son ami Belano et celui-ci n’était pas satisfait de ce qui en avait été fait. A deux, ils se sont donc remis à l’ouvrage. Il ne nous explique tout de même pas pourquoi le nom de son personnage, ou plutôt son pseudonyme du temps des modestes cours de poésie, passe de Ramírez Hoffmann à Ruiz-Tagle – sa célébrité, il la trouvera sous le nom de Wieder. Dans « Les astres noirs de Roberto Bolaño », Raphaël Estève nous explique que Tagle, ça ressemble au français « ta gueule », et que c’est le nom d’un des faucons de « Nocturne du Chili » et que les faucons symbolisent les avions qui vont bombarder la Moneda mais aussi Jünger (qui est un des personnages de « Nocturne… ») et que et que et que. Je ne sais pas. Notons juste une chose : le roman est publié en 1996, date à laquelle le président du Chili s’appelle Eduardo Frei Ruiz-Tagle, fils de Eduardo Frei Montalva, qui n’est autre prédécesseur de Allende à la présidence, président du sénat en 1973 et qui justifia le coup a posteriori, déclarant que le pays était alors au bord de la guerre civile. Il y a bien sûr pas mal d’autres changements, que je ne vais pas détailler, car ce n’est pas ce qui importe aujourd’hui (et ma copie de « La littérature.. » est à 1506 kilomètres d’ici).

Bien, le texte maintenant. Un exilé chilien d’une quarantaine d’année raconte ce qu’il sait de l’histoire de Carlos Wieder, qu’il a brièvement connu dans un Chili pré-coup, et qui de poète s’est « transformé » en performer d’un avant-gardisme tellement radical qu’il impliquait le meurtre et la torture. C’est le résumé le plus court que l’on puisse faire de l’intrigue. Il y a évidemment bien d’autres choses qui se passent. Tout comme les « anthologiés » de « La littérature… » Wieder est un écrivain, mais à leur différence, il ne semble pas vraiment y avoir d’idéologie chez lui. Au contraire, tout est action. Et c’est pour cette raison précise qu’il est le poète parfait de la nouvelle ère chilienne. De fait, ses travaux, dans les ateliers de poésie, ne semblaient pas être siens : il ne trouve sa voix que peu après le 11 septembre 1973, lorsqu’il se rend chez les sœurs Garmendia, étoiles desdits ateliers, pour, selon les propres mots de Bolaño, faire naître la nouvelle poésie chilienne. Dans les mois qui suivent, il délaisse l’écriture sur le papier pour l’écriture sur le ciel : devenu pilote de l’armée de l’air chilienne, ses performances consistent à laisser des messages cryptiques avec son appareil. Seuls certains de ses plus proches amis militaires comprennent qu’il y a là les indices qui mènent à son véritable travail artistique, bien qu’eux-mêmes ne comprennent rien à la poésie en générale. Plus précisément, Bolaño écrit qu’il « croyaient » ne rien y comprendre : ils étaient pourtant à cette époque les artisans de la seule poésie possible alors, et Wieder est le seul à le savoir. Et il tente de le démontrer dans une petite exposition, organisée à l’issue de son dernier happening aérien : une pièce remplie de photos de femmes torturées et assassinées. Là est l’art, la poésie nationale dans le Chili de 1973. Loin de recevoir des éloges, Wieder est exclu de l’armée. Bolaño ne nous en donne pas les raisons. Est-il allé trop loin dans l’horreur ? On en doute. En transformant en évènement culturel une répression politique des plus féroces, pose-t-il un geste subversif qui déplait ? Peut-être. Plus probablement, il révèle ce qui devait rester secret : les disparus ne sont pas morts, n’est-ce pas… Et c’est sans doute ça qui est inacceptable pour l’armée.

Mais si Wieder est le centre du récit, il se passe bien d’autres choses et c’est sans doute là la grande différence avec la « nouvelle » de « La littérature… ». Les figures de l’exil abondent dans l’œuvre de Bolaño, mais je crois que c’est ici qu’il en développe vraiment pour la première fois le processus. Le narrateur est au Chili et puis en Europe : les circonstances sont exposées, et il en va de même pour d’autres personnages : ce n’est plus un portrait d’exilé où l’on grappille les raisons du changement petit élément par petit élément. D’ailleurs, le titre du roman n’est pas un hasard : au début des années ’90, à l’époque où le narrateur écrit, l’étoile du drapeau chilien est en effet bien loin. L’éloignement n’est pas que géographique : il est idéologique aussi. Une fois arrivé en Espagne, le narrateur ne s’intéresse plus aux révolutions. Déjà dans le Chili d’Allende, lui et ses amis parlaient le « marxiste-mandrakiste » et on ne saurait être surpris que, dans cette configuration, ce n’est pas Karl qui reste, surtout chez un homme qui confesse que, plus de vingt ans après, il a un souvenir plus triste de certaines matinées de son enfance que d’un soir de 1973 où il était prisonnier à Santiago. Et de Barcelone, il observe avec surprise les anciens radicaux faire fortune dans le Chili des années ’90, faisant plus que laisser derrière leurs anciens catéchismes politiques : ils se compromettent. L'arrivisme de gauche, la mémoire courte et l'hypocrisie de ceux qui se réclament d'un fantomatique passé d'activiste sont des thèmes qui courent en filigrane de « Etoile distante » et qui seront, l'air de rien, parmi les enjeux principaux de « Nocturne du Chili » -- on en reparlera la semaine prochaine. Hormis cela, ce qui lie surtout ces deux livres, c'est ce qui les sépare: lorsqu'il gagne le Romulo Gallego pour « Les détectives sauvages », Bolaño confie avoir tenté d'évoquer « le mal absolu » et si je ne suis pas certain qu'il y parvient (en tout cas, ce n'est qu'une des dimensions du roman), il est une fait qu'il parle ici des bourreaux et de leurs victimes, de la violence politique, de la mise à mort d'une génération. Dans « Nocturne du Chili », les bourreaux et les victimes sont largement absents: les personnages, ce sont tous les autres. Ceux pour qui la vie a continué comme avant, ceux pour lesquels il s'agissait juste de parler encore moins fort. Et ce sont bien sûr précisément ceux-là qui, une fois la dictature terminée, profite le plus de la démocratie et prétendent avoir été eux aussi des victimes, si ce n'est même des résistants. Parmi ces gens-là, sans doute pas le pire, Urrutia Lacroix, le curé de « Nocturne... » qui apparaît ici sous son pseudonyme (et que Bolaño fait mourir à la fin des années '70, alors que « Nocturne... » se déroule dans une époque post-dictatoriale). Tout ceci, le narrateur ne l'appréhende que de loin en loin, via les nouvelles qu'il reçoit d'un ami au pays. Contradictoires en plus: le prof de poésie qui menait l'atelier que lui, les soeurs Garmendia et Wieder fréquentaient serait soit mort en héros de la gauche révolutionnaire après des années de combat à travers le monde soit mort au Chili, membre d'une gauche silencieuse qui n'avait pas grand chose à craindre du régime. Méfiez-vous des héros.

Dans un entretien donné à un journal chilien, Bolaño, à qui l'on demandait d'expliquer ce qui différenciait art et vie, répondit que cette différence n’existait pas. En lisant « Etoile distante », on peut penser que l'art c'est la vie parce que l'art est un miroir de son temps. C'est pour ça que la seule poésie possible au Chili en 1973 était celle de Wieder. C'est une vision excessive et on peut penser qu'un autre jour Bolaño l'aurait formulé autrement (après tout, il s'agit de quelqu'un pour qui la littérature est à la fois essentielle et chose négligeable), mais ici, c'est ce qui est dit. Et à la répugnance du narrateur à se plonger dans « l'océan de merde de la littérature » succédera la tempête de merde déclenchée par le récit de Lacroix dans « Nocturne du Chili ».

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Cyclo Paris

Non, il ne s'agit pas du Vélib. A l'occasion de la publication du numéro II de la revue Cyclocosmia, dont le dossier est consacré à José Lezama Lima, présentation du projet à l'Arbre à lettres Denfert demain à 19h. Une bonne partie de l'équipe y sera, ne les manquez pas et racontez moi.


Et tant qu'on y est, le sommaire du nouveau Cyclo:

Blason :
- José Lezama Lima : "Le Cours Delphique" (inédit)

Invention :
- garp : "Entre les deux"
- David Schnee : "Poésie 26"
- Emmanuel Bourdaud : "Dans la poussière"
- Guillaume Vissac : "Melliphage"
- David Gondar : "L'Arrastre"
- Emilie Notéris : "Moleskin Weapon"
- Eric Schwald : "L'Auditorium"
- Alain Giorgetti : "Apologie d'une star de la faim"
- Julien Frantz : "Emmett Grogan, digger with attitude" (essai)

Observation :
- William Navarrete : "José Lezama Lima - Un étrusque, un être anachronique - Hors du commun"
- Antonio Werli : "José Lezama Lima - Repères chronologiques, bibliographie sélective"
- Olivier Renault : "Lezama Lima - La foi dans l'encre"
- Julien Frantz : "Hétérogenèse de l'image - Absence, distance et différence dans la poétique de Lezama Lima"
- Pacôme Thiellement : "L'objectif ultime de la littérature"
- José Lezama Lima : "Nouveau Mallarmé" (inédit)
- Pedro Babel : "Lezama Lima, le "Proust" des caraïbes ? - Jeux de miroirs transatlantiques"
- David Gondar : "Bestiaire pour une décapitation - Du jeu de mains au "je" de vilains"
- Benito Pelegrin : "Miroir, double, homologue et homosexualité dans Oppiano Licario de José Lezama Lima"
- Armando Valdés Zamora : "Le corps écrit de José Lezama Lima"
- Ivan Gonzalez Cruz : "Lezama ou l'invité de pierre"
- Enrique del Risco : "Lezama : le calamar et son encre"

Illustrations :
- Bertrand Secret : "Extrospections"
- José Lezama Lima : "dessins" (inédits)

Tothématique :
- Julien Frantz & Antonio Werli


Deux choses à noter: le premier numéro (dossier Pynchon) est toujours disponible et aussi indispensable qu'à sa publication, le troisième numéro se penchera sur Bolaño (c'est pour ça que je le relis depuis quelques semaines) et il vous reste jusqu'à la fin du mois pour soumettre votre proposition de contribution.

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Bolaño: premier amour

(Note au lecteur : les poèmes de Bolaño ne sont pas disponibles en français. Les traductions qui figurent dans ce texte sont de moi. Elles n’ont d’autres ambitions que d’illustrer les thèmes de textes, et ne doivent surtout pas être prises comme une tentative sérieuse ou comme fidèle reflet de la poésie de Bolaño )

Opérons un retour en arrière. La semaine dernière, j’évoquais « La littérature nazie en Amérique », livre publié en 1996. Aujourd’hui, je jette un œil sur « La universidad desconocida », volume publié en 2007 qui reprend l’essentiel de la poésie écrite par Bolaño entre 1977 et 1994, c’est-à-dire entre, plus ou moins, son arrivée en Espagne et le succès de sa décision, prise en 1990 selon Jorge Herralde, de se convertir en prosateur – et donc de délaisser son premier amour – afin de nourrir sa famille. De fait, il se consacre exclusivement à l’écriture à partir de 1993. La majorité de ces poèmes sont disponibles dans d’autres recueils (« Los perros románticos » et « Tres ») ainsi que dans « Anvers ». C’est Bolaño lui-même qui a mis en ordre ce recueil dès le milieu des années ’90. On nous dit qu’il y tenait particulièrement et y revenait sans cesse, il aura pourtant fallu attendre quatre années après sa mort pour qu’il soit publié. Ces précisions éditoriales faites, autre précision : je ne suis pas la personne la mieux placée pour poser un regard critique sur de la poésie. J’en lis trop peu, en connais encore moins. Ces quelques notes n’ont donc qu’une ambition : tenter de lier cette lecture aux textes en prose pour lesquels l’auteur s’est fait connaitre. Voilà qui limite l’intérêt.

Que pourrait penser un lecteur de ces textes, s’il est familier avec « Les détectives sauvages », « La piste de glace » ou certaines nouvelles ? Qu’il a devant lui, enfin, l’œuvre poétique qui se trouve au cœur de la fiction bolanienne. On le sait, c’est une constante chez lui : Bolaño remplit ses romans et ses récits d’écrivains et de poètes dont on ne lit jamais les travaux. C’est la vie de ses créations qui l’intéresse, plus que les créations de ses créations. Bien. Mais si on ne lira jamais les romans d’Archimboldi (on peut toujours lire ceux de B. Traven, ceci dit…), c’est donc avec un frisson d’émotion qu’on reconnait dans la collection que nous examinons aujourd’hui les textes qu’on ne lit jamais dans le pan poético-nostalgique des fictions de Bolaño. Disons en tout cas, pour être moins formel, qu’on se convainc que ça colle très bien et que lorsque les alter-egos écrivent dans « La piste… », « Les détectives… » etc., ils écrivent « La universidad desconocida ». Logiquement, la question suivante est donc : qu’est-ce qu’ajoute notre connaissance de ces poèmes à notre compréhension des romans en question ? Rien. Ce que je veux dire par là, c’est qu’au-delà du plaisir ressenti à l’impression de découvrir ce qui manque, on se rend compte que ça n’importait pas : on y aurait ajouté, comme exemple, ces poésies que ça n’aurait pas changé grand-chose. Ca ne revient pas à dire que la poésie de Bolaño n’a aucun intérêt, bien au contraire : il s’agit de dire que cette poésie est à lire comme poésie indépendante et non comme pièce manquante d’un corpus narratif et fictionnel. L’autre possibilité, et c’est celle que je suis, puisqu’après tout je relis non seulement sur mon plaisir mais pour écrire un article pour la revue Cyclocosmia, est de voir les points communs ou les thèmes récurrents qui font de ses poèmes, ses romans et ses récits un ensemble relativement cohérent. D’où les remarques qui suivent.

Manifestations des « Détectives sauvages ». On ne sera pas surpris de retrouver dans ces pages le poème de Cesárea Tinajero, ces trois lignes tracées, l’une plate, l’autre ondulée et la dernière cassée. Dans « Les détectives … », Belano et Lima expliquent qu’il s’agit-là d’une description de la navigation et rajoutent sur chaque ligne le dessin d’un petit bateau. Dans Mi poesía, les lignes sont déjà là, moins nettes, tracées à la main, au milieu d’un texte chaotique. Dans le chapitre La mer de « Anvers », on retrouve une fois de plus, maladroitement dessinées, les trois lignes ainsi qu’un second dessin les reprenant en une seule séquence sur laquelle des petits bateaux sont ajoutés. Le poème Lupe nous présente pour la première fois (en ce qui concerne l’ordre chronlogique de l’écriture, non de la publication, bien sûr) la jeune prostituée dont les malheurs donnent à Lima et Belano l’occasion qu’ils attendaient de se lancer sur la piste Tinajero. C’est un texte dont le contenu et le ton est bien plus triste que toutes les références à Lupe qu’on retrouve dans le roman. Le poème en prose Manifiesto mexicano met en scène les après-midi aux bains publics du district fédéral de Laura Jauregui et du narrateur Bolaño / Belano où il est bien plus question de sexe que de se baigner. Jauregui est une des voix de la partie centrale des « Détectives sauvages » : ancienne amie de Belano, elle dit, entre autres choses, que le viscéral-réalisme est une opération lancée sans autre motif que de la reconquérir. Manifiesto mexicano, écrit en 1984, aurait très bien pu avoir été sélectionné pour figurer dans « Les détectives… ». On notera que, s’il ne s’y retrouve pas, il y a plusieurs références aux après-midi dans les bains qui sont restées. Enfin (mais enfin seulement pour cette note, parce qu’il y a d’autres liens entre ces poèmes et « Les détectives… ») , il faut au moins mentionner une série de trois poèmes (Les détectives, Les détectives perdus et Les détectives gelés). Tous trois semblent variations les uns des autres, et certains de leurs vers évoqueront aussi bien « Les détectives sauvages » que « 2666 ». Le plus puissant est sans doute le plus court :

Les détectives perdus dans la ville obscure
J’entendis leurs gémissements
J’entendis leurs pas dans le Théâtre de la Jeunesse
Une voix qui avance comme une flèche
Ombre de cafés et de parcs
Fréquentés à l’adolescence
Les détectives qui observent
Leurs mains ouvertes
Le destin tâché de sang
Et tu ne peux même pas te souvenir
Où était la blessure
Les visages qu’une fois tu aimas
La femme qui te sauva la vie

La même figure revient dans un des poèmes les plus récents du recueil, écrit en 1992, Los blues taoístas del hospital Valle Hebrón :

Ainsi, toi et moi nous nous convertîmes
En limiers de notre propre mémoire
Et nous parcourûmes, comme des détectives latino-américains
Les rues poussiéreuses du continent
A la recherche de l’assassin.
Mais nous rencontrâmes seulement
Des vitrines vides, manifestations équivoques
De la vérité.

Encore cette difficulté à atteindre la vérité… On en reparlera sans doute plus tard.

Présence de la poésie dans la poésie. Si nous avons ici la poésie des poètes des romans de B., nous avons aussi ici, comme dans le reste de l’œuvre, la poésie comme thème. Et on y trouve ce qu’on trouve ailleurs. Une des parties de « La universidad desconocida » s’appelle Manifiestos y posiciones. Il y a, outre Manifiesto mexicano dont nous avons déjà parlé, La poesía latinoamericana et surtout Horda. Dans ce dernier, Bolaño est surpris au plus profond d’un rêve par les poètes d’Espagne et d’Amérique latine qui lui promettent de s’occuper de lui au point que même ses os disparaîtront à tout jamais. Les poètes ont les visages satisfaits d’agrégés culturels, de directeurs de revues, de correcteurs, etc. Ces « rats » survivent en échange « d’excréments, d’exercices publics de terreur ». La cible, ce sont ces Neruda et Paz de poche qui se meuvent – et c’est une particularité latina – dans les couloirs du pouvoir, cette « horde » qui nuise au rêve de l’adolescent et à l’écriture. On y retrouve le dégoût de B. envers les poètes officiels, les laquais du pouvoir. La poesía latinoamericana est dans la même lignée :

Quelque chose d’horrible, messieurs. La vacuité et l’épouvante.
Paysage de fourmis
Dans le vide. Mais au fond, utiles.

Ce sont là les poètes du continent, tous attachés à leur parcelle de pouvoir, toujours sur pied de guerre pour défendre leur château, pour effacer des anthologies les éléments subversifs, « une activité qui est le fidèle reflet de notre continent ». C’est peu ou prou la même image qui gouverne « La littérature nazie en Amérique latine » : des écrivains en reflet du continent. Les motifs de disparition et de subversion ne sont pas non plus un hasard et renvoient immanquablement à la politique et à la violence, dont Bolaño dit, dans un texte sans titre :

La violence est comme la poésie, elle ne se corrige pas
Tu ne peux pas changer le voyage d’un couteau
Ni l’image de la tombée du jour imparfaite pour toujours


Présence du politique dans la poésie. « J’ai été élevé aux côté de puritains révolutionnaires » dit Bolaño très tôt dans le recueil. Dans Autoretrato a los veinte años (qui daterait de 1992), évoqué la semaine dernière, se dégage l’image d’un jeune homme qui a pris le train en marche, qui s’est laissé aller sans savoir où ça l’amènerait : plein de peur, triste de penser mourir si jeune, c’est à la révolution qu’il décida de s’unir. Vingt ans, 1973.

Un bouclier et une épée. Alors,
malgré la peur, je me laissai aller, je mis ma joue
contre la joue de la mort .
Et il me fut impossible de fermer les yeux et de ne pas voir
ce spectacle étrange, lent et étrange,
bien qu’encastré dans une réalité rapidissime :
des milliers de jeunes comme moi, imberbes
ou barbus, mais tous latino-américains,
joignant leurs joues à la mort.

Dans un autre portrait, écrit en 1994, il nous donne ce qui peut servir de conclusion au portrait de ses vingt ans :

Les autoportraits de Robert Bolaño
volent fantasmatiques comme les mouettes dans la nuit
et tombent à ses pieds comme la rosée tombe
sur les feuilles d’un arbre, le représentant
de tout ce qui nous aurions pu être,
forts et avec des racines dans ce qui ne change pas.
Mais nous n’avions pas la foi ou nous l’avions dans tellement de choses
finalement détruites par la réalité
(la Révolution, par exemple, cette prairie
de drapeaux rouges, champs de pâture fertile)
que nos racines furent comme les nuages de Baudelaire.


Terminons ces notes de manière ouverte, avec une question à la salle. Lorsque j’ai parlé d’ « Anvers », Antonio Werli se posait des questions sur l’importance que Bolaño accordait à ce texte, publié deux fois, avec certaines variations (peu nombreuses, ceci dit). Moi, ce qui m’interpelle surtout c’est que le texte, écrit en 1980, a été publié comme un roman en 2002 et republié en 2007 comme un long poème dont le titre est Gente que se aleja. Ca n’a sans doute aucune importance, mais qu’est-ce qui fait qu’un poème se transforme en roman et vice-versa sans que le texte change significativement ?

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Wolves Evolve



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Mystik Vik

J’ai lu Viktor Pelevine pour la première fois il y a déjà quelques années, à une époque où je commençais seulement à m’approcher des fictions postmodernes. « Omon Ra » et « La flèche jaune », deux fois séduit. Je serais curieux de voir ce que j’en pense aujourd’hui. Par la suite, j’ai oscillé entre la déception (« Homo Zapiens ») parfois profonde (« The helmet of horror » ) et la satisfaction (« The blue lantern ») parfois d’une intensité inconnue jusque là (« La mitrailleuse d’argile »). Tout est question de dosage chez Pelevine, et le passage d’un état d’esprit à un autre dépend en grande partie de sa capacité à mettre juste ce qu’il faut de jeu, de philosophie, de politique, de pop culture dans sa fiction. Les mêmes éléments sont toujours à l’œuvre dans son travail, mais, parfois, il a la main trop lourde et gâche complètement la recette. « Le livre sacré du loup-garou », son dernier roman à être traduit, à tout de la recette imparfaite, dosée de manière incorrecte, mais qui, s’il ne s’agit pas d’un met de gourmet, reste mangeable et même appréciable.

Quelques mots sur l’intrigue : A. Huli est une lycanthrope, une renarde, équivalent féminin du loup-garou. D’une rare beauté, elle a l’enveloppe corporelle d’une adolescente de quinze ans et se prostitue pour gagner sa vie, mais elle n’a pas de relations sexuelles : comme toutes ses semblables, elle utilise sa queue pour suggérer à ses clients l’accomplissement de leurs fantasmes. Elle fait la connaissance d’un agent haut-gradé du FSB qui s’avère être un loup-garou. Leur relation se noue sur fond de lutte pour le pétrole, de recherche mystique du super-lycanthrope et d’amour dans une Russie contemporaine en débandade morale.

Il y a beaucoup de choses à dire contre « Le livre sacré du loup-garou ». Certains trouveront son intrigue grotesque, c’est se concentrer sur un détail et oublier qu’une fiction est plutôt à juger sur les moyens et les effets littéraires mis en œuvre plutôt que sur la crédibilité du récit. Je ne suivrai donc pas cette voie là. Par contre, il est vrai que l’humour de Pelevine sera apprécié de façon variable. Si je me suis souvent retrouvé à rigoler (je sais que je n’ai pas l’air de quelqu’un qui rigole, mais ça arrive…), on ne peut pas dire que les blagues et les sous-entendus soient particulièrement subtils. Et plus on avance, plus le rire se fait gras, avant de disparaître presque complètement : l’absence de variation tue la drôlerie. Du point de vue de l’écriture, c’est aussi assez faible. On pourrait se poser des questions sur la traduction (je pense à quelques phrases dans la première moitié du livre qui sont pratiquement incompréhensibles) mais à parcourir les critiques anglophones, il est plus probable que ce soit le style de Pelevine lui-même qui est, disons, d’une certaine simplicité. Et ce n’est pas un problème en soit : je ne pense pas que son travail s’accommoderait bien d’une prose plus élaborée. Cependant, son aspect absolument monotone – toutes les descriptions se ressemblent, tous les personnages parlent de la même façon ou presque --, s’il sert parfois à mettre en valeur la monotonie du monde moderne, finit tout de même par lasser si ce n’est frustrer : une renarde versée dans les savoirs les plus ésotériques ne devrait pas parler exactement comme un fruste loup-garou. Enfin, il y aura aussi ceux qui n’apprécieront pas les nombreuses interventions de digressions sur les philosophies orientales, soit parce que ça les emmerde, soit parce qu’ils en ont marre de la génération matrix.

Mais voilà, pardonnez-moi une grossièreté : j’en ai plein le cul de jouer (et ce jeu dure depuis très exactement quatre ans et un jour) à faire la liste des bons et des mauvais points des livres lus. J’en ai plein le cul de résumer l’intrigue. Oubliez donc les trois paragraphes qui précèdent, virons les chapeaux et les chutes et passons, rapidement sans doute, trop rapidement peut-être, à ce qui fait, selon moi, tout l’intérêt du « Livre sacré du loup-garou ». Pas pourquoi il faudrait l’acheter. Même pas pourquoi il faudrait le lire (ça, finalement, vous l’avez vu plus haut ou ailleurs : amusant, blablabla). Non : ce que je veux brièvement mentionner ici, c’est ce que ce roman de Pelevine (et sans doute plus que certains de ses précédents textes) aura évoqué en moi. C’est simple. Bien que derrière les circonvolutions du récit on puisse voir une satire (non, ce n’est pas le mot : selon Gaddis il signale bien souvent l’approche ratée d’un univers particulier, et ce n’est pas de ça qu’il s’agit ici), disons un portrait ou une mise en perspective ou que sais-je, d’une certaine réalité sociale russe par trop artificielle, ce qu’il est intéressant de noter c’est les modalités de cette « peinture ». Pelevine utilise, comme il l’a toujours fait, des nombreuses références de la culture populaire ainsi qu’à ses techniques (ce qui n’a rien de bien neuf). Il ne le fait pas pour s’en moquer, pour ironiser, pour la déprécier. C'est-à-dire que s’il y a bien une critique d’une certaine façon de vivre ou de certaines représentations culturelles, elle ne se fait pas de l’extérieur mais bien de l’intérieur. Et ça, quoi qu’on puisse en penser, est beaucoup moins courant. Et par intérieur, il faut entendre quelqu’un qui, en égale mesure, embrasse et critique la culture dans laquelle il vit. Cette culture, par essence, ne peut pas être « haute » ou de tradition (ou plutôt, elle ne l’est que de façon marginale, puisque ce sont les manifestations dites « basses » qui nous entourent). Quand on lit « Le livre sacré… », on ne voit pas un rejet massif ou unanime, le portrait est beaucoup plus nuancé : il y a ce qu’on garde et ce qu’on ne garde pas mais tout appartient à un monde pop qui est évalué de façon indépendante, loin des catégories de l’orthodoxie littéraire sans pour autant tomber dans un relativisme de bas-étage : des critères, il y en a mais on les a débarrassés de leurs œillères classicistes. Cette attitude ne saurait bien entendu se confondre avec celle d’autres écrivains qui manient le pop soit pour s’y vautrer soit pour en faire une critique facile où tout se vaut, où rien ne vaut (disons au passage que des cas de ce type, il y en a une ribambelle en France. Des Pelevine, moins). S’il faut reconnaître une chose à ce roman, c’est que le cadre idéologique (et j’utilise ce mot avec réticence) dans lequel il s’inscrit est aussi identifiable dans son écriture, où le mélange de références et de renvois à la Grande Culture Russe (Nabokov, partout), de mythes populaires, de recréation et réélaboration de figures des religions asiatiques, d’icônes pop et de la tradition occultiste aboutit à un machin hybride, inclassable, bien de son temps et, comme il se doit, consommateur et adversaire de son époque, à la fois. Cohérence et regard personnel, ce sont deux choses qui sont rares.

Et si, pour finir autrement que sur une chute, il faut que je vous redirige vers d’autres livres, d’autres écrivains , il m’est difficile de ne pas voir, malgré tout ce qui les sépare, une certaine parenté avec certains espagnols, « Bastard battle » ( bien qu’il n’y ait, dans le livre de Minard, pas de critique sociale il y a un très important sous-texte sur le distinguo, périmé depuis belle lurette, entre « haute » et « basse » culture), et, si on poussait, avec « Liberation » de Slattery, dont l’utilisation d’un imaginaire à la fois super-héros / manga et aventures pour garçons 19eme correspond d’une certaine façon à ce « mouvement » dont il représenterait l’aile nostalgique puisqu’on ne peut s’empêcher de penser qu’il regarde plus vers ce qui a été fait que vers ce qu’il reste à faire. On relit Bolaño dès la semaine prochaine, merci d’avoir supporté cette interruption.

Viktor Pelevine, Le livre sacré du loup-garou, Denoël, 23€

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Bolaño: dénazification

On parle souvent d'un humour désespéré de Bolaño. Il n'y a pas, chez lui, de livre aussi ouvertement drôle que « La littérature nazie en Amérique ». Rien que le titre: dans toutes ces notices biographiques d'écrivains imaginaires, pas un seul véritable nazi. Des sympathisants, des racistes, des homophobes, des malades mentaux, un authentique monstre, ça oui. Mais pas de nazis. Les vies d'auteurs ensuite, et surtout la présentation des intrigues ou des bases de leurs travaux, ainsi que, pour certains d'entre eux, leurs bonnes idées politiques. On sourit presque à chaque page de ce qui, a priori, devrait former une galerie des horreurs. Je dois bien dire que c'est ce que j'avais principalement retenu de ma première lecture. Mais si on en restait là, il s'agirait finalement d'un livre anecdotique. C'est pourtant quelque chose d'assez grand, pas seulement pour son importance au niveau de la reconnaissance critique de Bolaño – c'est son premier titre bien reçu, si je ne m'abuse – mais surtout par ses qualités, et tout ce qui s'y passe en plus des bonnes blagues, du rire et de l'exercice de style qu’est l’élaboration d’un dictionnaire d’auteurs imaginaires.

Pour arriver à ce qui fait de la grandeur du livre, il faut d’abord, à mon sens, tenter de comprendre pour quelles raisons il a opté pour le nazisme. Dans un entretien donné à Lateral en 1998, Bolaño explique que le monde de l'extrême-droite est un monde démesuré. C'est la liberté dans la folie que lui accorde ce choix qui semble l'intéresser. Bolaño continue en précisant que même s'il prend l'extrême-droite, ce qu'il fait, bien souvent, c'est s'en servir pour parler de la gauche. Il ajoute « je prends l'image la plus facile à caricaturer pour parler d'autre chose » (ce qui est très certainement, n'en déplaise à certains lecteurs, ce qu'il fit dans « Nocturne du Chili », mais ce sera pour une autre fois), ce qui revient à dire, choc, horreur, damnation, que quand il nous parle d'écrivains nazis, il ne nous parle pas de nazis, il ne parle pas de fascistes. Ou pas seulement[i].

Et de fait, « La littérature nazie en Amérique » parle surtout de... l'Amérique. L'Amérique littéraire, d'abord: les travers ridicules du monde des lettres réel – que Bolaño a insulté et conspué sa vie durant –se devinent derrière toutes les trahisons, les coups bas, les manigances décrites dans le livre, et ce, indépendamment du bord dont seraient issu les auteurs « réels ». L'Amérique politique, ensuite. Abondent les références aux réalités de ce continent, sur un mode toujours ironique. Et là encore, ça tape tous azimuts, sans distinction. Se présentant comme une encyclopédie d'auteurs « nazis », « La littérature nazie en Amérique » parle d'un continent, en dégage en portrait en creux, en prend les éléments, les manies, les attitudes typiques et les replace dans un contexte outré, presque de cirque absurde, ce qui a un double effet : moqueur et accablant.

Pourquoi toutes ces précisions? Parce que cette dimension est pratiquement toujours ignorée. Beaucoup de critiques voient dans ce livre le premier d'une trilogie (avec « Etoile distante » et « Nocturne du Chili ») sur le fascisme. Alors oui, le fascisme est très présent chez Bolaño, tout comme le mal, tout comme l'horreur, mais c'est bien plus que cela. Bolaño n'a jamais épargné personne et il ne le fait certainement pas ici. Ce qu'il se passe, à mon sens, c'est que devant un tel livre, où il n'y a pas de jugements politiques évidents (alors que les jugements esthétiques sont bien plus présents), les lecteurs, pour essayer d'en faire sens, retombent, la plupart du temps, sur une lecture idéologique, ou même plutôt un réflexe pavlovien. C'est l'extrême-droite donc il doit y avoir une condamnation. Et voilà que Nigel Beale présente presque comme un fait établi qu'il s'agit là du type de littérature et du type encyclopédique qu'on lirait en Amérique s'ils avaient vaincus, les vainqueurs imposant leur canon. Sauf que rien dans le texte ne suggère cela, sauf que dans pas mal de pays de la région l'extrême-droite et l'extrême-gauche ont longtemps été au pouvoir sans pour autant que des écrivains ce style fleurissent un peu partout. C'est la même réflexion sur la neutralité du texte qui amena l'ami Untel à se demander si le narrateur ne serait pas lui-même un nazi, vu sa « complaisance ». A la première page de « Etoile distante », Bolaño nous explique que Belano lui reprochait de ne pas avoir, dans son précédent livre (c'est-à-dire l'histoire de nazis non-nazis qui nous occupe), assez développé la dernière notice. Je pense qu'il n'y a donc aucun doute sur l'auteur, et que cette complaisance n'est autre que la distance ironique qui fait tout le sel comique du livre (et on notera aussi que dans le même livre, dont on parlera plus tard, un des amis du narrateur, sympathisant d’extrême-gauche dans sa jeunesse, écrit un livre au thème et aux effets semblables à cette « Littérature... » : son ton est « objectif et mesuré »).

Autre exemple (le pire de tous, et de loin) : dans un article pour le pourtant excellent Quarterly Conversation, John Herbert Cunningham se propose de tracer une ligne temporelle poétique et politique de Neruda à Bolaño. N’accordant à Bolaño que deux paragraphes et deux citations (une d’entre elles étant sa bio selon The Guardian…), on a un peu de mal à comprendre le lien, si ce n’est dans l’utilisation de l’image de révolutionnaires barbus. Il ne s’arrête pas une seule seconde sur la différence fondamentale entre les deux poèmes : celui de Neruda glorifie l’acte révolutionnaire, celui de Bolaño est plutôt un regard mélancolique sur le jeune homme qu’il a été. Et Cunningham de conclure que tous les poètes sud-américains sont soit communistes soit sympathisants communistes et en plus révolutionnaires. Dommage que les références de Bolaño soient plutôt Nicanor Parra (que certains qualifièrent de clown bourgeois) ou Enrique Linh que Neruda dont il détestait la posture d’intellectuel engagé et la poésie politique et qu’il n’eut cesse de moquer – que ce soit dans sa poésie, dans « Etoile distante » ou même dans « La littérature nazie… » à travers ce passage où des fascistes s’approprient sont travail :

Il suffisait de changer quelques noms, Mussolini au lieu de Staline, Staline au lieu de Trotski, réajuster légèrement les adjectifs, varier les substantifs et le modèle idéal de poème-pamphlet était fin prêt (…) Ils exécrèrent en revanche la poésie de Nicanor Parra et d'Enrique Lihn, la tenant pour creuse et décadente, cruelle et désespérée.

Enfin, dans une de ses premières notes, un autre ami, le sieur Bartleby, avec lequel j'adore ne pas être d'accord, nous expliquait que Bolaño parlait de la banalité du mal. Lecture légitime mais que je ne trouve pas plus légitime qu'une autre. Disons que par la faute de ce satané encyclopédiste, il est extrêmement difficile de voir en quoi ce serait ça l’enjeu à moins de faire un saut extra-textuel. Une autre de ses interprétations (dans un commentaire chez Untel) était que l’auteur nous disait que « l’idéologie tuait la possibilité de la création », ce qui n’est sans doute pas faux, mais ne revient pas à dire, comme il le sous-entend, qu’il ne pourrait y avoir de bon écrivain nazi (ou communiste ou socialiste ou catholique) mais plutôt pas de bonne œuvre nazie. Il disait aussi, et là est le point crucial de notre petite confrontation, que Bolaño, présentant sans cesse des « nazis » ayant des amis de « gauche » voulait « dénoncer » une « confusion conceptuelle et idéologique » qui permet aux literati de lier des amitiés faisant fi de ces différences. Il serait donc particulièrement choquant qu'une trotskiste se lie d'amitié avec une fasciste, car tout les oppose (et le livre regorge d’exemples de ce type, du poète cubain « nazi » qui se retrouve dans le dictionnaire officiel des auteurs de son pays à cette fasciste mariée à un architecte stalinien qui la bat lorsque Madrid est bombardée par les nationaux en passant par ce germano-chilien dont les amis de gauche n’entrevoient pas l’idéologie). Alors bien sûr, n'importe quel libertaire se souvenant de Cronstadt et de Makhno sait à quel point Trotski pouvait avoir un comportement aussi abject que n'importe quel fasciste, ce qui rend la remarque relativement caduque, mais ça n’a finalement que peu d’importance. Ce qui me gène (très fort) dans cette lecture, c’est que rien, dans le texte, ne la soutient. Il s’agit de la présentation comme une évidence de ce qui n’est finalement que l’enrobage d’un roman par les préjugés du lecteur (qui peut penser que cette amitié est en effet monstrueuse, mais ne saurait pas montrer que « Bolaño nous dit que… ») . Pour ma part, je vais suivre Bartleby sur un de ses dadas (il le commentait encore récemment ici), c’est-à-dire l’absence de réalité objective dans l’œuvre de Bolaño et je dirais la chose suivante : n’est-elle pas due à la perte de l’illusion révolutionnaire ? Toute une génération s’est brûlée les ailes, et il est du nombre. Ne peut-on penser que sa réticence à exprimer cette « réalité objective » est notamment causée par la vision de la chute d’une cause qu’il a cru juste (et la justice de cette cause est définitivement une illusion que, dans les années ’80 déjà, il n’avait plus) devant une réaction objectivement injuste ? Et donc, que cette relation entre une fasciste et une trotskiste n’est pas l’occasion de montrer une « confusion idéologique » ou, pour prendre une interprétation radicalement opposée, de montrer au contraire que cocos et facho, c’est kif-kif bourricot, mais plutôt de se situer dans un ailleurs inévitable pour tout qui s’est brûlé les doigts a vouloir toucher de trop près une vérité idéologique préemballée et, in fine, aussi fausse que tout le reste ? Et ne peut-on penser que quand le choc est aussi fort et intime qu’il l’aura été pour ceux qui, comme lui, ont en plus vu leurs camarades mourir ou « disparaître », on ne peut aborder cette combinaison entre déception (idéologique) et blessure à vif (les morts, les disparus) que par des chemins de traverse[ii] ?

Qu’on le veuille ou non, Bolaño ne joue pas à dire le mal c’est banal, le fascisme c’est caca et Pinochet est méchant, parce que tout ça, on le sait. Comme tout grand écrivain, il va au-delà du cliché. Dans « Bolaño salvaje », Paula Aguilar, universitaire spécialisée dans les liens entre politique et littérature, plus particulièrement dans le cône sud d’Amérique du sud, dit de l’esthétique du Chilien qu’elle « rejette les significations totalisatrices, qu’elle rend impossible une lecture qui mettrait au premier plan l’idéologique ». C’est dans un article consacré à « Nocturne du Chili », mais voilà qui me parait essentiel pour « La littérature nazie… » également. Si on suit Aguilar, on ne peut donc que reprocher à la plupart des critiques une lecture idéologique plutôt que littéraire. Ou, pour être plus précis, de n’avoir pas vu que l’écriture de Bolaño ne saurait sous-tendre une interprétation essentiellement politique. Se positionner « ailleurs » a bien sûr des conséquences idéologiques, mais les coordonnées nébuleuses de cette position devraient faire oublier au critique telle prétention.

Le problème Bolaño, s’il y en a un, se situe, pour le lecteur, qu’il soit professionnel ou non, dans l’accumulation de pistes, de grilles de lecture, de possibilités, de nuages de référence, dans l’omniprésence de clés qui pourront ou ne pourront pas ouvrir d’autres portes interprétatives, qui rendent, pris ensembles, tout décryptage extrêmement difficile, à un point tel que, d’une certaine façon, il est plus compliqué de comprendre ce que fait Bolaño qu’il est difficile de comprendre ce que fait Pynchon (on se dit d’ailleurs parfois que la réception US de Bolaño prouve la pertinence du choix de Pynchon de ne pas participer au cirque médiatique et de laisser, comme seule communication, ses livres). Sans rigoler. C’est ce qui explique, dans bien des lectures, et sans doute nulle part autant que dans « La littérature nazie en Amérique », que l’on se reporte toujours à une analyse qui repose à 50% sur ce que l’on croit savoir de l’auteur et à 50% sur ce que l’on pense des évènements ou des théories manipulées. Ce qui revient à enlever 80% de valeur à une œuvre qui est avant tout ouverte et en aucun cas réductible à des slogans sur l’horreur, la littérature, le mal et la banalité.

Et avec tout ça, on n’a même pas encore évoqué la façon dont Bolaño construit un véritable roman à partir de notices biographiques (voilà qui mériterait une étude approfondie), le rôle de l’avant-garde (encore une fois, dans ce livre, il y a plein d’artistes de gauche ne pouvant croire que leur confrère soit « nazi » : ils ont manifestement oublié le futurisme), la mythologie de l’écrivain obscur (comment ne pas voir le lien entre ces auteurs et les poètes maudits qu’on retrouve à travers tout Bolaño ?) ou ce qui différencie l’infâme Ramirez Hoffmann du reste de ses camarades anthologiés (ce récit, qui conclut le livre, n’est pas un coda : c’est au contraire une contrepoint total – véritable narration classique et premier vrai monstre). Voilà des thèmes qui attendront d’autres lecteurs et d’autres articles.

Une question en conclusion : comment faire un dossier sur Bolaño quand on pourrait en faire un sur « La littérature nazie… » seulement ?



[i] Notamment parce que Bolaño a bien conscience que la gauche latino-américaine a une quantité de sang assez spectaculaire sur les mains : il évoque d'ailleurs, toujours dans le même entretien, le cas d'un poète rebelle salvadorien assassiné par ses compagnons – dont un autre poète.

[ii] L’entretien avec Lateral se conclut sur la question de l’écriture d’une « Littérature bolchévique en Amérique ». Bolaño répond qu’il ne le ferait pas de « manière directe » parce que ça lui fait « très mal ».

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