Un rêve au froid

On ne saluera jamais assez l’apport des directeurs de la collection Lot49 à l’édition française. Sans eux, Richard Powers, auteur fort lu aux Etats-Unis, n’aurait peut-être jamais été traduit. De même, les amateurs de William Gass seraient toujours à rêver d’une éventuelle version française du « Tunnel » - en librairie au printemps prochain.

Un autre auteur bénéficiant des bonnes faveurs de Lot49 est William T. Vollmann. Certes, l’olibrius est déjà disponible en français, mais l’on attendait toujours la traduction de la série « Seven Dreams ». C’est maintenant chose faite, puisque « Les fusils » est enfin dans les librairies.

« Seven Dreams » est un projet de rédaction en sept volumes d’une histoire symbolique de l’Amérique du Nord, consacrée aux relations entre les indigènes et les blancs. A l’heure actuelle, ont parus quatre des sept bouquins –dans le désordre, puisque ceux à venir sont les volumes trois, cinq et sept. « Les fusils » forme le sixième tome.

Ce roman approche un thème peu couru : celui des relations entre les Inuits et tour à tour les anglais et l’Etat canadien. On peut discerner trois pistes centrales dégagées par Vollmann pour illustrer ces relations. La première concerne la dernière expédition de Sir John Franklin pour découvrir le passage reliant le Groenland à la Russie. La seconde, c’est le séjour d’un certain capitaine Subzéro dans le Grand Nord à la fin du siècle passé. La troisième piste se présente sous forme journalistique – Vollmann en reporter au pôle et parmi les indigènes déportés par la Police montée dans les années ’50.

En 1845, Franklin tente pour la quatrième fois de rejoindre la Sibérie par le Nord-Ouest. Piégé par l’hiver, trahi par des conserves mal conditionnées, il meurt. L’entièreté de son équipage le suivra dans une tombe de glace éternelle. Le récit des expéditions de Franklin est l’occasion pour Vollmann de présenter un point qui lui parait essentiel dans l’histoire des relations entre autochtones et occidentaux : l’introduction du fusil. Il s’avéra un accessoire indispensable pour les européens : les indigènes se débrouillaient parfaitement bien avec leurs armes de chasse, mais furent vite séduits par l’efficacité des armes à feu. L’adoption de celles-ci a permis aux commerçants et explorateurs anglais de maintenir les Inuits dans une sorte de dépendance : ils avaient besoins de cartouches, on les leur donnait en échange de peaux et de viande. Avant cela, le demandeur était toujours l’occidental.

En 1990, le capitaine Subzero se rend dans le nord du Canada, sur les traces de Franklin, dont il serait une sorte de réincarnation. Il vit à Resolute où il tombe amoureux de la jeune Reepah. La ville a été fondée en 1955 pour accueillir les inuits qui avaient été déplacés de force de leurs terres. Prostitution, drogue, alcool, chômage, tel est leur lot dans cette ville sensée leur donner un avenir meilleur.

A la même époque, Vollmann, écrivain qui n’a décidément jamais peur de s’investir personnellement, s’envole pour une station météo abandonnée située à proximité du pôle nord magnétique. Il y reste douze jours, et passe bien près de la mort – ce qu’il ne précise pas dans ce livre. Ces pages sont parmi les meilleures des « Fusils ». J’ai rarement lu une retranscription aussi vivace, aussi forte, d’une expérience limite – et ce, sans présence de fanfaronnade aucune de la part de celui qu’il faut bien appeler un survivant.

« Les fusils » est difficilement classable. Un roman, certes. Une enquête aussi. Un récit de voyage. Un texte historique. Un poème parfois. Tout est là pour faire un chef-d’œuvre. L’aventure de Franklin, c’est du Stevenson revisité par Jack London – et le récit est absolument passionnant, détaillé, palpitant. La partie journalistique, c’est digne de Joan Didion. En fait, ce qui empêche ce livre d’être une réussite totale est, à mon sens, l’histoire d’amour entre Subzero et Reepah. Elle ne convainc pas et me semble être plus un obstacle à la réalisation de l’édifice construit par Vollmann qu’un apport essentiel. L’auteur n’arrive pas à en faire la rosace de sa cathédrale.

Ces réserves mises à part, préparez-vous à une grande leçon d’écriture lorsque Vollmann se met à mélanger tous les éléments de son bouquin. C’est alors que l’on touche à la perfection et que l’on en reste coi. L’intrusion de Subzero dans l’histoire de Franklin, du reportage actuel dans l’aventure 19eme ou des péripéties de la première expédition dans le récit de la quatrième, ce sont là de subtils exercices d’équilibre qui risquent de foutre à terre l’ensemble de la narration. Vollmann évite admirablement cet écueil, faisant de cette difficulté un admirable exercice de style. Quel virtuose !

« Les fusils » n’est pas un chef-d’œuvre, mais c’est une excellente illustration de ce qui peut agacer ou fasciner chez l’auteur. Vollmann est une voix unique de la littérature mondiale. Un animal rare, à lire quoiqu’il arrive.

William T. Vollmann, Les fusils, Le Cherche-midi, 21€

 

1 commentaires:

  1. Anonyme said,

    Bravo - et merci. Ça fait plaisir de voir qu'il y en a qui suivent et apprécient.

    on 5:59 PM


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