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Rolf, regards

Dans un mail envoyé il y a quelques jours, je qualifiais « Rome, regards » de « machin ». Je n’avais pas choisi le mot avec précaution, il est sorti comme ça. Ce n’est en fait que lorsqu’on me l’a fait remarquer que je me suis rendu compte de la relative justesse de mon choix. Le livre de Rolf Dieter Brinkmann est bel et bien un machin. Dans le sens noble du terme. Oui, ça existe : noble machin. Première.

Première aussi pour presque deux générations de lecteur : Brinkmann n’a été traduit qu’une seule fois en français, il y a 37 ans. Né en 1940, l’homme est d’abord poète, le numéro un des beats allemands. Il publiera près de neuf recueils et s’essayera aussi à la nouvelle et au roman, genre dans lequel il ne serait pas vraiment à l’aise. Et plutôt que de se laisser limiter par les difficultés qu’une forme lui donne, pourquoi ne pas créer la sienne propre ? Voilà « Rome, regards », qui ne sera malheureusement publié que de manière posthume en 1979 : le 23 avril 1975, il est renversé par une voiture dans les rues de Londres. Le lecteur, lui aussi, est renversé – métaphoriquement, heureusement.

Alors pourquoi renversement, pourquoi machin ? Déjà, que les propriétés physiques. C’est l’équivalent livre d’un frigo Smeg. Plus grand d’une tête que tous les romans de ma bibliothèque, plus large aussi –mais pas plus épais. Voilà qui impose et fait mal au poignet. Puis une fois ouvert on voit que le machin est aussi approprié pour décrire ce qu’il y a à l’intérieur. Sans être un tapuscrit du sieur Schmidt publié en fac-similé, rien que le feuilletage rapide est tout un voyage : typographie changeante, reproduction photographiée ou photocopiée de lettres,  collages étranges, plans de Rome annotés, photos de touristes, clichés pornos, c’est comme ouvrir une vieille malle de famille dans la cave : trop pleine, tout t’explose à la gueule et oh là là. Mais heureusement, « Rome, regards » n’est pas une malle, il y a le texte qui, comme qui dirait, ferait mode d’emploi. Vague, genre mode d’emploi d’ustensile chinois à 2€ -- ce n’est pas comme s’il te guidait pas-à-pas, te disait quoi voir et quoi comprendre quand, c’est de la littérature, hein !-- mais mode d’emploi quand même.

Donc le texte, de quoi est-il fait ? Parce que c’est évidemment pour lui qu’on fait la visite, lui qui fait tenir l’étrange ensemble. La petite trentaine, Brinkmann n’arrive pas à faire vivre sa femme Maleen et son fils Robert avec les maigres rentrées reçues de son travail littéraire. D’un point de vue financier, la bourse qui lui est octroyée par l’Allemagne de l’ouest est une superbe opportunité. Elle implique cependant de rester quelques temps en résidence à la Villa Massimo, équivalent teuton de la Villa Médicis, où il pourra travailler sur ses projets. « Rome, regard » est le récit épistolaire de son séjour romain, entre octobre 1972 et janvier 1973. Brinkmann n’a pas envie d’être là. Mécontent d’être considéré comme un invité alors qu’il estime que c’est lui qui fait grâce de sa présence à l’Etat, il ne s’intègre pas au groupe formé par les autres artistes résidents dont il déplore le manque d’indépendance, d’originalité et la trop grande fascination pour le pouvoir. Malheureux comme les pierres, Brinkmann ne tient qu’en sachant que tout l’argent qu’il envoie à la maison est indispensable et il essaie tant bien que mal de garder la majorité de sa bourse à cet effet. Il travaille peu, n’arrivant visiblement pas à se concentrer et à créer dans cet environnement. Mais il écrit tout de même : des lettres à sa femme et à ses amis, qui forment l’essentiel du texte. Une myriade de textes en fait, pour une série de regards sur lui, sur la ville, sur les arts, sur sa famille, sur ses amis, sur la politique.

Après une brève description du départ, qui fait déjà montre de quelques caractéristiques de l’écriture de Brinkmann, avec les références pop, jazz, Burroughs ou H.H. Jahnn ainsi qu’un jeu typographique peut-être pas schmidtien mais enfin quand même, après cette description donc, première lettre, écrite alors qu’il est arrivé à Rome. Destinée à sa femme, elle commence comme la lettre à la maison d’un homme quelconque qui se sait loin pour un certain temps. Précision des choses à faire, conseils pratiques, questions en suspens, le tout dans une prose utilitaire plus que littéraire. Vient ensuite la description du périple ferroviaire depuis Cologne et des pénates romaines. Petit à petit s’immisce l’impression que, non, un style épistolaire classique n’est pas vraiment de mise malgré l’impression initiale que… Le voyage est offert à Maleen avec de nombreux détails et un sens de l’observation certain mais rien ne sort du commun, si ce n’est qu’on se rend compte que Brinkmann dit tout ce qu’il pense, il lâche sur le papier tout ce qu’il ressent. Les premières traces de l’étrange viennent du graphisme. Pas les photos, non, mais le plan méticuleux qu’il dessine pour que chez lui on puisse voir clairement entre quels murs il se meut et puis le plan de Rome où il a tracé son parcours, indiquant ce qu’il a déjà vu et, en sorte de miroir, l’immensité de ce qu’il ne connait pas. Et puis on passe au texte suivant, daté du lendemain de la lettre. Bardaf. On rentre dans une bien étrange et flamboyante prose poétique / poésie en prose. C’est là, à la page 36 de « Rome, regards » que le voyage du lecteur commence véritablement. Et c’est explosions sur explosions, oui, vraiment. Parce que Brinkmann, dans son courrier, passe sans cesse de la banalité quotidienne à une somptueuse prose hyper-classique avant de faire le grand saut vers une poésie libre très beat puis de repasser à un quotidien banal mais explosé ou schmidtisé avant de… bref ! Regarder écrire Brinkmann quand il est en plein vol – parce que lire son courrier c’est un peu le regarder écrire – c’est une expérience des plus phénoménales et complètement folle. Le plaisir est d’autant plus intense qu’au fil des pages on ressent clairement un lien entre ce qu’il dit et la façon dont il le dit. Et c’est sans doute ça qui fait oublier qu’on est devant une collection de lettres et d’illustrations. Emballé par l’écriture, le lecteur se laisse emporter dans les cascades d’idées de l’auteur. L’incohérence de certaines théories ne fait que magnifier le rythme du texte. La cassure typographique de tel passage ne fait que magnifier la théorie développée. « Rome, regards » fonctionne comme un ensemble non pas parce qu’il est monolithique mais bien parce que quel que soit le niveau sur lequel se concentre le lecteur il y a un élément de séduction qui renvoit et correspond aux autres niveaux. Sublime cohérence d’un esprit trop rebelle pour être cohérent ? Pourquoi pas.

Brinkmann n’est nulle part meilleur que sur la durée, dans l’écriture de missives longues comme des jours sans Maleen. Il y a au début du livre une lettre époustouflante de 90 pages. On ne peut s’arrêter de la lire et lorsqu’elle se termine, c’est comme remonter à la surface après un certain temps en apnée. Sur ces quelques dizaines de feuillets, il aura tout fait, été tendre, aimant, violent, délirant et super-lucide. Il parle de ce qu’il mange avant de basculer dans une harangue contre tel autre artiste de la Villa. Il décrit une ville visitée lors d’un voyage avant de passer à une tirade contre l’Etat et la social-démocratie. Il évoque Gottfried Benn ou Hans Henny Jahnn de façon obsessive pour finir par parler du sexe de sa femme. On pourrait y voir le délire d’un fou et non, ce n’est pas le cas. On ne peut pas le rejeter comme ça, c’est peut-être ça le plus fort : Brinkmann te fait penser comme Brinkmann. Quand il est triste d’être loin de sa femme, on sympathise. Quand il s’énerve sur sa femme, on s’énerve avec. Quand il attaque de manière féroce un ami marxiste, on rigole et on sort les griffes aussi.

Brinkmann, pour ce qu’on retire du portrait qui se dégage de « Rome, regards », était un drôle d’oiseau. Individualiste pur aux tendances anarchistes certaines, détestant l’Etat et le socialisme (ces machines à broyer l’individu), il est obsédé par l’ordre, la politesse, les manières, la propreté. Capable des déclarations les plus emportées sur la société bourgeoise, il se lancera deux lignes plus bas dans une tirade qui ferait passer un conservateur pour un gauchiste. En fait, si ce n’était la qualité de la prose, on aurait l’impression que les lettres n’ont pas été écrites mais dites, dans une conversation à un sens où le seul interlocuteur explose  : tant de choses semblent dites sous l’enthousiasme du moment, le poids de circonstances précises. Ce qui est certain, c’est que Brinkmann était un écrivain de grand calibre. « Rome, regards » entre dans une catégorie trop rare, celle des livres qui époustouflent non parce qu’ils sont excellents mais juste parce qu’ils époustouflent – « il est possible de faire ça avec des lettres ? » plutôt que « quelles superbes lettres ici réunies ! ». Voilà qui n’a pas beaucoup de sens dit comme ça. Pourtant, une fois le livre lu, vous comprendrez…

Rolf Dieter Brinkmann, Rome, Regards, Quidam, 28€

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Lorsque l'histoire agonisait

Rares sont les livres qui parviennent à évoquer au lecteur un ensemble d’autres livres qui formeraient une sélection plus qu’honorable. C’est le cas de « Plowing the dark », septième roman de Richard Powers, lecture difficile qui m’aura fait passer par toutes les couleurs possibles et imaginables, écrivant furieusement de petites notes, entrevoyant la nécessité de relire d’autres romans rencontrés à toutes époques afin, pour certains, de comprendre ce qui se passait, pour d’autres, de comparer le traitement de thèmes similaires. Art, faux et argent comme dans « The recognitions ». Violence, terrorisme et otages au Liban comme dans « Mao II ». Dickens et la littérature pour rester sain d’esprit et se sauver lors de moments difficiles comme dans « Mr. Pip ». L’impression de se retrouver enfermé dans une réalité parallèle sans porte de sortie comme dans « Zeroville ». Les liens vont du superficiel au profond, de l’anecdotique au troublant mais enrichissent et complexifient toujours l’expérience vécue au fil des pages : « Plowing the dark » ouvre un tas de portes dans l’esprit du lecteur. Celle qui pour moi aura été ouverte la plus grande mène aux évènements de Tienanmen. Juste avant de lire ce roman, j’avais fini « Beijing Coma », le Ma Jian paru le mois dernier. Et si l’un se sert des répressions en toile de fond comme illustration d’un des thèses alors que pour l’autre il s’agit du centre même de la narration, il n’en reste pas moins quelques liens que j’espère intéressants.

Dans « Beijing Coma », Ma Jian écrit du point de vue de Dai Wei, un jeune homme plongé dans le coma : il a reçu une balle dans la tête lorsque l’armée chinoise a dégagé la place Tienanmen après un mois d’occupation et de protestation au départ estudiantines. Alors que sa mère s’occupe de lui à la maison – puisqu’il était proche des leaders étudiants dont il organisait le service d’ordre, les hôpitaux ont reçu de la police l’ordre de ne plus lui octroyer de soins – il repasse dans sa tête sa vie entière jusqu’à l’instant fatidique. Fils de « droitiste » rééduqué durant la révolution culturelle et réhabilité du bout des lèvres par Deng, il grandit auprès de sa mère qui insiste pour qu’il ne se mêle pas à la politique autrement qu’en louangeant l’action du parti. Le retour au foyer de son père, homme brisé et fini, ne fait que le convaincre du pathétique de l’action politique. Il ne se rend alors pas compte que le crime de son père n’était autre que celui d’être, tout simplement : il n’avait jamais pris part à quelque manœuvre remettant en cause la direction de la république populaire. C’est justement lorsque, à l’adolescence, Dai Wei se trouve au prise avec le système étatique chinois qu’il commence à prendre conscience que l’on peut être puni pour le simple fait de vouloir exister en tant qu’être humain. A la suit d’un incident particulièrement humiliant, qui finit par le mettre à la merci d’une brute dans un commissariat de police, commence son propre périple sur les traces de son père – tout d’abord réelles lorsqu’il visite la région où il a été détenu, apprenant au passage l’incroyable cruauté de l’époque Mao ; plus métaphoriques ensuite lorsque ses découvertes changent sa façon de voir son avenir et le mettent vis-à-vis de sa mère dans la position paternelle de celui qui ruine sa vie.

« Plowing the dark » est un livre divisé entre deux narrations de prime abord distinctes : le travail sur la réalité virtuelle d’une équipe d’artistes et d’informaticiens convaincus d’ouvrir une nouvelle voie pour le monde et le récit des années en tant qu’otage d’un irano-américain au Liban entre 1988 et 1990. Quel rapport avec la Chine – et avec « Beijing Coma »? Dans une scène capitale du livre de Powers, les petits sorciers de la RV se retrouvent devant des écrans de télévision à regarder les premiers jours des protestations étudiantes chinoises. Enthousiasmés par ce qu’ils voient et sous le poids de leur conviction de l’importance de la mission qu’ils accomplissent devant leurs ordinateurs, ils en viennent à se demander si ce n’est pas leur travail sur la réalité virtuelle qui aurait un effet sur le monde extérieur et aurait ainsi déclenché le mouvement estudiantin, tel un papillon qui bat des ailes ici déclenche un ouragan là-bas. De fait, il y a chez eux la conviction que leur travail permettra de changer le monde réel. Le point commun le plus évident entre les deux romans est d’abord de présenter deux groupes – étudiants, chercheurs – luttant pour un changement de fond. Dans les deux cas, on nous raconte l’espoir, la volonté et d’illusion. Mais tout ça n’est que ressemblance superficielle : si les personnages de « Plowing the dark » pensent voir dans leur travail ainsi que dans la chute du mur de Berlin et les protestations chinoises la promesse de l’inéluctable fin de l’histoire, les étudiant chinois ne pensent pas en ces termes : s’ils font partie de l’Histoire, l’écrivant même peut-être, il n’y a aucun doute chez eux qu’il ne s’agit que d’un chapitre de celle-ci. Des deux côtés, les désirs étaient utopiques et la fin du rêve provoqua le dur, très dur retour à la réalité. Mais chez Ma Jian ce retour prend la forme de la mort, de la torture, des disparitions et de la nécessaire adaptation des jeunes à un pays qui a clairement fait comprendre que le changement ne serait jamais que celui décidé par les dirigeants, tandis que chez Powers la fin de l’utopie n’est que la fin d’un projet : protégés au point de se permettre de croire que l’histoire était sur le point de se terminer, les personnages connaissent un atterrissage nettement moins rude que ceux de Ma Jian, car ne consistant qu’à se réveiller à la réalité extérieur. On notera l’habileté de Powers : c’est le début de protestations de Tienanmen qui fera croire aux chercheurs qu’ils ont un pouvoir ; c’est la répression qui les entraînera vers la réalisation que leur travail n’a aucune application concrète.

Finalement, Powers parle d’un monde où l’on peut se permettre le luxe de l’abstraction et où les dépenses a priori inutiles prévalent (la richesse est telle que la possibilité de perte n’est pas un réel problème) alors que Ma Jian, lui, évoque une réalité concrète, dure et d’autant plus désespérante qu’on s’est permis de rêver. Cette différence est, je pense, reflétée formellement dans les deux romans. « Beijing Coma » est écrit simplement, directement, en restant très terre à terre. Le message s’adresse clairement au plus grand nombre, il s’agit de raconter ce qu’il est impossible de raconter (les évènements de juin 1989 sont tabou en Chine). En fait, le livre est plutôt mal écrit et son efficacité repose entièrement sur le poids émotionnel de ce qui y est raconté. Par contre, Richard Powers est un écrivain qui brille par sa maîtrise de la langue, la force et la pertinence de ses métaphores. Ses livres sont des expériences qui se jouent dans l’abstraction, le sens est à découvrir, à reconstruire. Powers peut se le permettre. Le passé de Ma Jian et l’histoire qu’il veut raconter ne lui permet pas : même s’il s’avérait capable de s’élever à la hauteur de Powers, on peut penser qu’il ne le ferait pas parce que ceux à qui il veut rendre justice sont toujours dans un combat concret – une forme plus sophistiquée ne fonctionnerait sans doute pas.

Avant de conclure, il faut quand même préciser que les deux romans ne se limitent pas à ce que j’ai essayé de développer ici. « Plowing the dark » approche aussi les thèmes que j’ai mentionnés au tout début et il y aurait en plus beaucoup à dire de l’articulation entre le récit de la réalité virtuelle et celui de l’otage au Liban. C’est là qu’on trouve les pages les plus émouvantes dans un livre certes pas aussi froid et cérébral qu’on veut bien le dire mais où l’émotion ne vient qu’après la digestion de la réflexion philosophique et scientifique de l’auteur. En ce qui concerne « Beijing Coma », le récit ne s’arrête pas au quatre juin 1989. Les souvenirs de Dai Wei sont interrompus par l’intrusion régulière dans ses pensées de bribes du monde extérieur. Il en tire un portrait de la Chine d’après, celle qu’il ne connaît pas de première main – un peu comme Ma Jian, exilé depuis 1987 – mais qu’on pourrait résumer en un « plus les choses changent, moins elles changent » : la relative ouverture économique fait vivre un certain nombre de personnes mieux qu’avant mais n’a pas permis de changer réellement un Etat brutal et meurtrier. A ce titre, les derniers chapitres sont lumineux.

« Plowing the dark » est un livre brillant écrit par un des grands écrivains américains actuels. Sa lecture est une expérience exceptionnelle qui, pourtant, ne satisfait pas autant que celle de « The echo maker ». Peut-être parce qu’il décrit ici un monde fukuyamesque, inconnu de nous, vieux de près de vingt ans et déjà absurde alors que son dernier roman – peut-être le meilleur livre post 09/11 à ce jour – nous est plus proche – humainement parlant, mais surtout dans l’expérience décrite. « Beijing Coma » touche finalement plus, remporte l’adhésion alors que c’est un livre littérairement inférieur. Les évènements et les états d’esprit décrits sont tout aussi éloignés temporellement mais nous semblent bien plus réel : la réalité virtuelle est morte, pas la République populaire de Chine.

Richard Powers, Plowing the dark, FSG, $15.00
Ma Jian, Beijing Coma, Flammarion, 23€

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Fiction bâtarde

On ne pourra pas dire que Céline Minard manque d’ambition. Contrairement à nombre de lecteurs dont certains amis, je n’avais pas été entièrement convaincu par son « Dernier monde », récit de fin de l’humanité au parfum philosophique radical vert, mais tout de même séduit par de nombreux aspects d’un projet d’une dimension qu’il est assez rare de rencontrer par chez nous. En cette rentrée elle revient avec un livre bref, d’une envergure plus réduite mais dont l’idée, le ressort de base faisait courir à son auteur le risque évident de se gameller la gueule de royale manière. On aurait pu ne pas le lire, mais l’envie de suivre, alors qu’elle s’élabore, qu’elle commence à peine, l’œuvre de ce qui pourrait bien être l’un des auteurs français les plus intéressants de l’époque, était trop forte. Le livre a été ouvert, les sourcils froncés, en se disant que si tout se passe mal, il n’y en avait de toute façon que pour cent pages. Deux heures plus tard, c’est en gamin morveux qu’on referme « Bastard battle », gagné par un drôle d’enthousiasme qui nous rend honteux de nos réserves initiales.

Deux ans après le traité d’Arras qui mit fin à l’engagement bourguignon dans la guerre de Cent Ans, Haute Marne et Bourgogne sont ravagées par des bandes de soudards désoeuvrés. Dans « Bastard battle », Denysot-le-clerc raconte comment la ville de Chaumont a été défendue des troupes d’Aligot, le second Bastard de Bourbon, par une femme jaune aux formidables talents militaires. Les mois qui suivent, il rencontre, alors qu’il accompagne Aligot en maraude, d’autres étranges combattants du même type. Au départ soldats de fortune allant en solitaire, ces étranges pèlerins des terres de l’Est français finiront par s’unir en une petite milice hétéroclite pour se débarrasser une fois pour tout du rageur bastard. Les sept samuraïs en 1437. Katana, kung-fu et moines shaolins face aux coquillards chers à Villon. L’intrusion de personnages de mangas, de films de sabre ou de savate asiatique en plein milieu de rapines moyen-âgeuses n’est pas la seule collision frontale de « Bastard battle ». Denysot-le-clerc a lui aussi été contaminé par cette rencontre : sa version enjouée et ripailleuse du moyen français se voit régulièrement bousculé par des anachronismes linguistiques, des pénétrations ultra-contemporaines d’un vocabulaire d’une étrangeté presque futuriste lorsqu’il est plongé au détour d’une phrase qui pourrait sortir des chroniques de Monstrelet.

Comment Minard parvient-elle à ne pas faire sortir de route un assemblage qui ne semblait pas tenir ? Peut-être d’abord en n’ayant aucune prétention de dire plus que ce qui n’y est dit – je ne pense pas qu’il y ait dans « Bastard Battle » d’autre plaisir que de bousculer la langue, jouer avec l’histoire dans un ensemble fort divertissant. Une des clés de la réussite me semble aussi que Minard n’en dit pas trop, n’insiste pas outre mesure sur les caractéristiques et particularités de ses étranges personnages : hormis la surprise des témoins, l’intégration au récit est naturelle, comme si tout était dans les limites d’une certaine normalité. Il en va de même pour les anachronismes linguistiques. Je ne veux pas dire qu’il n’y a pas de surprise – merde, il y en a ! – mais plutôt que lorsqu’elles surviennent c’est surtout devant l’habileté de jongleur de l’auteur. Et c’est justement là que vient le plus important, c’est-à-dire le talent de Minard car toutes les bonnes intentions du monde ne suffisent pas à rendre fonctionnel ce qui paraissait être un édifice attendant le moindre prétexte pour s’écrouler.

Loin de moi l’idée de dire que « Bastard battle » est un des meilleurs livres lus récemment : je ne pense pas qu’il faut l’envisager dans un rapport « plus ou moins bon que » ou d’œuvres impérissables versus œuvres périssables. Il ne faudrait pourtant pas négliger son intérêt fondamental : la piste vers laquelle il pourrait bien diriger l’avenir d’une certaine frange de la littérature française. En tant que lecteur des postmodernes américains, je vois dans le jeu de Minard certains échos de celui que mena Barth avec les mythes antiques dans les années ’60 et ’70. Mais sans vouloir nier la fertilité toujours bien réelle de cette époque, tout ça est dernière nous. Tournons-nous alors vers l’autre versant des Pyrénées et considérons par exemple « Proust Fiction » de Robert Juan-Cantavella, recueil de huit nouvelles encensé par Julián Ríos. Jorge Carrión a dit du récit qui lui donne son titre qu’il prouvait que Tarantino avait influencé Proust. « Bastard battle », vendu comme « Tarantino meets Villon », serait-il la tête de pont française de l’afterpop, ce mouvement brillamment théorisé l’an dernier par Eloy Fernández Porta ? Le versant francophone des mutins mutants espagnols? N’est-ce pas en effet le digne représentant de ce qui vient après l’avant-pop de Larry McCafferty, soit une littérature dont le rapport à la pop n’est plus conflictuel ou ouvertement critique mais plutôt franchement assumé – et exploité ? Quoiqu’il en soit, « Bastard battle » représente indiscutablement la littérature d’une époque comprise comme celle d’une culture double, dans laquelle les barrières entre haute culture traditionnelle et culture populaire ont été abattues, non pas dans un grand mouvement qui hurlerait « tout se vaut », mais bien parce qu’il s’agit de choisir et de combiner son cadre de référence sans avoir honte de préférer un soi-disant mineur d’aujourd’hui à un prétendu majeur d’hier, sans pour autant céder à la tentation de rejeter l’ancien pour le nouveau. A charge ensuite pour l’auteur de mettre en place les tactiques narratives qui démontreront la justesse de son choix. C’est, je crois, dans cette optique là qu’au-delà du plaisir ressenti à la lecture, « Bastard battle » prend toute son importance.

Céline Minard, Bastard Battle, LaureLi, 12€

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Les larmes de Régis

On aurait aimé ne pas savoir que derrière « Lacrimosa » il y avait une histoire réelle, une femme en chair et en os que Régis Jauffret aimait et qui s’est suicidée. Si le savoir a posteriori aurait sans doute apporté un éclairage intéressant, le savoir a priori détermine peut-être trop notre lecture et crée des malaises qui n’auraient pas dû être. Mais voilà, on a lu partout ce qu’il en était et on ne peut rien y faire. « Lacrimosa » en exorcisme fictionnalisé de Jauffret par Jauffret.

Le malaise, autant commencer par lui histoire de s’en débarrasser, est double. Il y a d’abord celui ressenti à la réinvention d’une mort bien réelle. On ne peut s’empêcher de penser à la famille et aux proches de la défunte devant une telle fantaisie. Quand on sait à quel point le sujet d’une biographie peut se scandaliser d’un détail faux, que doivent penser les personnes concernées par ce « Lacrimosa » ? Il y a ensuite ce que Jauffret laisse transparaître de lui en tant que personnage de son livre, arrogant, nombriliste, presqu’indifférent. Et il me faut ajouter à ça l’impression d’être un voyeur. Face à ces obstacles, je me suis rendu compte que ma tactique de lecteur était plutôt étrange et difficilement compréhensible : dans les moments de gêne, je tachais d’oublier ce que je savais de l’aspect réel du récit alors que dans les moments de plus grande émotion, je tentais de m’en souvenir. C’est la première fois que j’observe ce type de comportement, et il y a sans doute des choses à en dire. Je ne compte cependant pas parler de moi mais bien de « Lacrimosa ». Plongeons-y.

Et on est d’emblée surpris puisqu’on nous avait promis un peu partout un Jauffret différent du Jauffret connu alors que ce premier chapitre nous rappelle quelques souvenirs récents : dans une situation somme tout normale – pour autant qu’un suicide puisse vraiment être considéré normal, malgré sa triste régularité – il se met à introduire des éléments qui créent des fissures dans un récit qui jusque là roulait tout seul, des détails qui choquent, des scènes qui heurtent. En fait, on se sent dans « Univers, Univers », un suicide remplaçant le gigot, on se dit qu’on va avoir droit à des variations, à une litanie des causes et des déroulements possibles. On les aura, sauf que. Sauf que Jauffret s’adresse directement (en la vouvoyant) sous forme épistolaire à la défunte. Sauf que le deuxième chapitre est la réponse de la dite défunte à Jauffret. Sauf que cette réécriture de plus en plus improbable s’interrompt au quatrième chapitre, après une virulente réaction de la suicidée. Et donc voilà Jauffret forcé d’admettre qu’il a exagéré, qu’il a menti, qu’il a brodé, qu’il a inventé parce que c’est son boulot de faire ça, c’est lui, c’est ce qu’il sait faire, c’est sa seul façon de réagir à l’évènement. Sauf qu’il n’avait pas compté sur elle, sur ses incessantes remises en place qui entraîneront une remise en cause de la tactique littéraire de l’écrivain aux méthodes pourtant si bien huilées. Alors voilà, il se met à raconter grosso modo la dernière année de vie, quelques anecdotes significatives, sur le ton de la confidence, écoutez je vais dire toute la vérité rien que la vérité voilà comment ça c’est passé. Et nous de partir avec eux pour une semaine au Club Med’ comme dans un vrai roman où on va vraiment nous raconter qu’on s’est levé le matin, a pris le café, fait caca, nagé, baisé, mangé, dansé, bu, etc. Auto-fiction à la française, quoi. Mais bien sûr, on est vite détrompé puisque très vite on retombe dans les variations Djerba, mélange de faits et de ce qui aurait pu être arrivé. Parfois, Jauffret se corrige lui-même,  un peu gêné. La plupart du temps, c’est suite aux missives de sa disparue qu’il est forcé de rectifier le tir. Le procédé continue, prend de l’ampleur au retour à Paris et continue jusqu’à une fin qui parait (parait, parce qui sait vraiment…) plus honnête, plus véridique.

Il est compréhensible d’être insupporté par de telles manigances, surtout quand on sait ce que l’on sait. Mais je pense que le mérite de Jauffret est de nous faire passer outre, une sorte de traversée du miroir où on accepte finalement se retrouver dans le monde fictionnel de l’auteur parasité par la réalite – ce qui, dans ce cas-ci, est plus facilement acceptable que de se dire que la réalité est parasitée par un auteur insensible. C’est pour moi une des réussites du livre, mais je sais que d’autres lecteurs ne se sont pas fait avoir comme moi et que la conséquence en a été le rejet complet de l’expérience. Je crois qu’un des gros obstacles à l’appréciation du livre est la délicatesse du thème ainsi que ce qui est perçu comme l’indélicatesse du traitement. Je trouve pourtant que « Lacrimosa » est, au final, un exemple intéressant, une façon originale et puissante d’aborder le sujet pour peu qu’on arrive à aller au-delà des réserves que la méthode peut inspirer. Le fait est se confronter au suicide d’un être très proche est une expérience complètement différente que celle de la mort naturelle ou accidentelle. Les sentiments sont beaucoup plus contradictoires et c’est ainsi qu’on ressent Jauffret dans son livre : un homme face à l’impensable ou à l’impensé qui est pris de réactions ambigües, qui se contredisent, se lamentant de la perte, se lamentant pour la perdue, se lamentant pour lui, s’accablant, s’exonérant, on passe un peu par toutes les couleurs là-dedans et il me semble évident qu’il a trouvé la forme choquante mais idéale pour rendre ce maelström d’émotions qui se démentent et s’opposent. 

Même si les réactions du Jauffret de papier sont contradictoires, il me semble que ça ne se fait pas au détriment de l’émotion. Malgré les passages « même pas mal », l’indifférence, le regard parfois clinique, il reste tout les autres moments et surtout l’articulation du dialogue épistolaire entre lui et son amour disparu. Elle est dure avec lui, ça claque fort. Elle lui dit ses quatre vérités, lui refait le portrait psychologique, le met face à ses propres illusions et à ses défauts ou pires traits de caractère. Cette attitude est l’antidote indispensable aux hésitations narratives, au faux qui dit vrai, vrai qui dit faux, etc. Retour sur terre. Et comme bien entendu il y a un vrai Jauffret qui écrit les lettres du Jauffret de « Lacrimosa » et celle de la défunte, ces claques sont bien sûres auto-assénées : et voilà le lecteur qui se rend compte que c’est dans les lettres de la dame qu’il faut aller voir ce que Jauffret à retirer de ce calvaire, pas dans les fanfaronnades métafictionnelles qui les entourent. Et c’est incroyablement touchant, ces émotions fortes, cette sensibilité à vif maladroitement ( ?) dissimulées par un voile de procédés d’un écrivain intelligent.

Je parlais en début d’exorcisme. Le mot est sans doute fort mais rend à mon sens assez bien ce qu’il se passe du point de vue de l’écriture du livre. Mettons de côté le contenu en lui-même pour voir ce que Jauffret fait ici qu’il ne faisait pas ailleurs ou en tout cas pas vraiment comme ça. Les lecteurs attentifs l’ont dit des Inrocks au FFC (je reprends d’ailleurs la phrase inédite d’un de mes collègues, prononcée dans la douce intimité des fauteuils cuir de nos salons privés) : « Jauffret essaie de faire : si Jauffret écrivait une fiction sur quelqu'un qui fait face au suicide d'une amante voilà ce qu'il écrirait ». Et c’est exactement ça. Il commence comme ça et se rend compte que ça ne fonctionne pas : il change de fusil d’épaule. Ce n’est pourtant pas que le début est raté, c’est au contraire, je crois, ce qu’il veut faire, en fait la facette formelle de son intention de fond : le suicide chamboule tout, on est désarmé face à lui et son écriture l’est également, elle tente elle aussi de s’y faire, de s’adapter à cette nouvelle réalité, d’où le changement progressif, par tâtonnement où on passe du Jauffret normal à un Jauffret outré à un Jauffret complètement, extrêmement inédit. Une fois le livre terminé, à l’heure du bilan, on se rend compte qu’un équilibre a été trouvé entre celui d’avant et les velléités un peu trop rénovatrice de celui d’après, on est face à un Jauffret différent mais toujours bien Jauffret. Le deuil fait, rien n’est comme avant, mais tout n’est pas différent. Et je trouve ça remarquable.

Malgré le malaise, malgré les ratages, malgré l’imperfection totale et sans doute assumée du livre, je ne peux m’empêcher d’aimer énormément « Lacrimosa ». J’ai envie de dire que Jauffret a réussi son projet alors que je ne suis pas bien sûr de savoir quel fut son projet exact. C’est con quand même.

Régis Jauffret, Lacrimosa, Gallimard, 16€50

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La mort de l'ambassadeur

Il y a un an, Horacio Castellanos Moya sortait de route au volant du « Bal des vipères ». En cette rentrée, il est de retour avec « Là où vous ne serez pas » et on est plutôt heureux de constater que l’accident n’est qu’un mauvais souvenir : le nouveau véhicule de sa prose tient bien dans les virages, même à pleine vitesse.

Il faut dire que « Là où vous ne serez pas » s’est débarrassé des scories de son prédécesseur : au revoir le surréalisme ophidien bancal, la structure quatre parties / quatre narrateurs mal maîtrisée, la prose plate comme une bière servie il y a six heures. Comme trace, il ne reste que l’un ou l’autre personnage partagés et une division plus simple et mieux exécutée en deux parties / deux narrateurs qui, cette fois-ci, apporte un plus : deux pans différents de la même histoire, racontés de façon distincte dans un style fort dissemblable, alors que dans « Le bal des vipères » les quatre narrateurs semblaient parler d’une même voix, se donnant le relais dans des narrations à l’angle par trop similaire.

L’ancien ambassadeur Alberto Aragón quitte le Salvador pour le Mexique. Ruiné, alcoolique à un stade qu’on a envie de dire terminal, abandonné par ses amis, il espère se relancer dans un pays où il croit encore bénéficier de soutien. Malade, poursuivi par une malchance qui le rend paranoïaque, délaissé par ceux en qui il avait confiance, méchant avec le peu qui lui reste fidèle, Aragón disparaît. Centrée sur ce personnage, la première partie se lit comme le portrait d’un homme en bout de course. Un ancien jongleur d’alliances à court de balles qui voit malheureusement la fin de la course arrivée. Au milieu des nuages noirs d’une fin inévitable qui s’amoncellent à son horizon, son seul moment d’espoir lui arriver à travers sa quête d’alcool : malgré ce que la boisson lui fait, c’est en la cherchant qu’il tombe sur les seules personnes qui lui offriront quelques moments de bonté, trois anciens guérilleros salvadoriens.

L’histoire d’Aragón, c’est celle de l’Amérique centrale des années ’80, où, mis-à-part les idéalistes, les fanatiques et les corrompus, tout le monde essayait de trouver sa place dans un paysage politique mouvant et extrêmement dangereux. Entre opportunisme et moments de révolte contre sa personnalité de serf, Aragón est convaincu de bien s’en sortir jusqu’au moment où il se rend compte que l’ambiance des démocraties retrouvées est encore plus celle des couteaux tirés. La paix faite, il n’a plus sa place et garde l’impression de s’être fait avoir, instrumentalisé à gauche, instrumentalisé à droite, tout ça pour quoi ? Perdre un fils, une belle-fille ? Détruire son mariage ? Les compensations disparues – argent, alcool de qualité, femmes – il ne reste plus qu’une ruine.

Mort Aragón, son meilleur ami au pays, celui qui lui avait fourni le cash nécessaire au voyage mexicain, engage Pepe Pindonga, ancien journaliste aux prétentions de détective, pour qu’il enquête sur les causes et les circonstances exactes du décès. Pindonga, alcoolique en sevrage suite à une rupture, a tout du privé hard-boiled : buveur peu présentable, bourreau des cœurs, passé obscur, problèmes pécuniaires. Cependant, la comparaison s’arrête là : son investigation ne sort pas d’un roman de Chandler. Pas de violence, pas de menaces, pas de règlements de comptes. Vite convaincu que la mort d’Aragón est naturelle – le lecteur, lui, même une fois le livre terminé, se posera toujours quelques questions – il passe son temps à profiter de l’hôtel de luxe qui lui a été réservé, à revoir des vieux amis de ses années dans le journalisme, à connaître une nouvelle fois une ancienne maîtresse et à tenter de séduire la superbe fille de son client.

« Là où vous ne serez pas » a quelque chose du livre bilan. On y rencontre des politiciens, des journalistes, des diplomates, des guérilleros qui sont contraints de se trouver une nouvelle place dans l’étrange équilibre post-guerre. Tous les personnages de Castellanos Moya semblent avoir la reconversion difficile et on a bien l’impression que ce qu’il nous montre là, sans pour autant avoir la nostalgie des terribles années ’80, c’est la désillusion ressentie au chemin que prend la nouvelle démocratie salvadorienne ainsi que l’au revoir d’une génération élevée par les conflits violents.

A la sortie du « Bal des vipères », quelques rigolos ont grotesquement prétendu qu’il s’agissait d’une charge politique féroce. Il n’en était rien. Les choses sont différentes avec « Là où vous ne serez pas ». La charge n’est pas féroce, mais le livre est bien politique. Castellanos Moya a dit que ses fictions n’étaient pas tant politisées qu’écrites par un homme qui a vécu l’essentiel de sa vie dans un contexte où le politique était partout. Et c’est bien de ça qu’il s’agit ici : « Là où vous ne serez pas » n’est pas un plaidoyer, une attaque, un appel à la révolte mais bien une sorte de bilan, un portrait des traces laissées. Et ce portrait n’épargne personne. C’est une constante : son premier livre lui avait valu l’inimité à la fois de l’armée et de la guérilla – qui l’accusait de l’avoir écrit pour le compte de la CIA.

Horacio Castellanos Moya, Là où vous ne serez pas, Les allusifs, 22€

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Pauvre Bill

La semaine passée, j’apprenais avec plaisir et surprise que le dernier Vollmann paru en français se vend extrêmement bien. Ma surprise a une double raison. Premièrement, « Pourquoi êtes-vous pauvres ? » est un essai alors que son auteur est surtout connu pour ses romans. Même si ces livres lui rapportent plus que ses fictions – certains chapitres ont été achetés ou commandés par des journaux--, ils se vendent généralement moins. Ensuite, la façon dont Vollmann aborde la pauvreté est extrêmement loin des canons français, ce qui me faisait penser, peut-être à tort, que le contenu risquait de coincer. Si les indications de ventes dont j’ai eu écho sont exactes, il y a donc erreur de ma part. Pourtant, Claro signalait ce week-end sur son blog une critique parue dans Marianne, ce grand organe, qui, pour ce que j’en vois, semble correspondre exactement à l’article que mes craintes m’avaient fait entrevoir. Je ne vais pas commenter ce papier dont je n’ai qu’une connaissance de seconde main, mais je vais tout de même me permettre de citer un passage de la réponse de Claro qui illustrera bien, je pense, la suite de mon message.

On y apprend que Vollmann fait preuve d'une "condescendance rétrograde", d' "indifférence", de "haine contenue" envers les pauvres. Il y est question de son "pragmatisme de pacotille", de son "post-tiers-mondisme", de ses "généralité douteuses", d'un "enchaînement d'aberrations", bref, de "terrible gâchis". (…) Que répondre à l'accusation de "relents de chronique coloniale"?
Voilà de quoi nous rendre ce livre plus que sympathique.

Rien de cela ne me surprend. Chez nous, la pauvreté n’est envisagée que collectivement. La réponse a y donner passe par l’Etat, le gouvernement est sommé d’intervenir et les manifestations, les associations, les démunis eux-mêmes agissent toujours de façon à ce que la pression soit mise sur le politique. Par ailleurs, en ce qui concerne l’étranger, le pauvre africain par exemple, il est essentiellement vu en tant que victime de l’ouest, du capitalisme ou du colonialisme. Et c’est le cas de tous les bords idéologique : que la faute soit au trop plein de marché ou, au contraire, au barrières tarifaires qui faussent le marché, on est toujours dans une démarche qui s’occupe d’un ensemble. Doit-on donc s’attendre à ce qu’on accueille les bras ouverts le bon Vollmann qui débarque avec son approche individuelle et sa méfiance des solutions structurelles ? Doit-on s’étonner qu’il choque lorsqu’il met tant de lui-même, de ses doutes, ses ambivalences, ses propres peurs sur la page ? A mon sens, c’était au contraire tristement prévisible.

Pour défendre Vollmann, Claro évoque
« l'indépendance de ton de Vollmann, sa puissance d'empathie, son humanité et ses connaissances (qui) sont sans cesse démontrées dans tous ses livres. (…) Vollmann nuance, il ne condamne jamais, il doute, il met en perspective. Il ironise, aussi, car la pitié n'est pas son arme. On ne trouvera jamais chez lui ce fiel que déverse avec une haine nullement contenue l'auteur de l'article. ».
Il a tout fait raison : ce sont ces choses-là qui font le force de « Pourquoi êtes-vous pauvres ? » et que, visiblement, Marianne refuse de voir. En fait, je crois que le critique qui aborde le livre en tant qu’amateur de fiction ne manquera pas ces aspects et verra qu’ils sont cruciaux. Je ne veux pas dire là que le livre est une fiction, mais bien que c’est en observant son côté indéniablement littéraire qu’on pourra en saisir sa dimension exacte. Y venir en pensant y lire une réflexion pratique sur la pauvreté, avec ses verdicts, ses jugements, ses solutions, c’est tout simplement vouloir lire le livre que Vollmann n’a ni voulu ni prétendu écrire. Et je pense que le / la scribouillard(e) de l’auguste publication française le lisait en pensant y trouver l’introuvable et que, ne le trouvant pas, la frustration montant, il / elle se retourna contre cet auteur qui étale ses pratiques et ses doutes: ce n'est pas ce que le bien-pensant veut lire!. Le plaidoyer hypocrite plait plus que l’honnêteté. Pour ma part, je considère l’approche volmannien comme un bol d’air frais : voilà un sujet sur lequel tout le monde prétend détenir vérité et solutions alors que lui n’affiche que ses questions. Elles seraient bien capables de nous faire plus progresser que les certitudes des faux prophètes.

Ecoutons Vollmann sur son projet, au cas où le bon lecteur aurait quand même besoin de clarification :
Je parle de gens qui n’arrivent pas faire passer leurs souffrances. J’aurais pu utiliser mon imagination, rendre vivante leur souffrance, mais avec un thème comme celui-ci, il faut garder à l’esprit ce qui est vrai. Même si je décidais de vivre dans la pauvreté pendant un an, je ne connaîtrais jamais assez le sujet. Je préfère ne pas me faire d’illusions, ne pas essayer. (…) Ce que j’ai vu, c’est que si on demande aux gens pourquoi ils sont pauvres, les réponses varient de régions en régions et que la pauvreté est en partie une expérience, pas un statistique du type de celles présentées par les Nations Unies. D’une certaine façon, je trouve que ça donne aux pauvres une certaine maîtrise sur leurs vies.
C’est sur ces bases-là qu’il faut juger, pas dans celles faussées des attentes erronées d’un pisse-copie.

« Pourquoi êtes-vous pauvres ? » ne vise pas à dégager une image de la pauvreté, il en dégage des myriades. Ce qui intéresse Vollmann, c’est les expériences individuelles des gens qu’il rencontre. On peut en tirer des conclusions plus générales, mais s’il y a une chose qui frappe c’est la diversité des réponses et des situations : il montre l’autre dans ce qu’on croyait être un magma indifférencié. Le résultat est éminemment humanisant : celui ou celle qu’on approche comme pauvre devient un homme ou une femme à part entière, pas un statistique dans les rouages d’un rapport gouvernemental.

Pour un avis plus détaillé sur « Pourquoi êtes-vous pauvres ? », lire mon papier de l’an passé. Le livre a aussi été évoqué avec Vollmann lui-même dans l’entretien qu’il m’a accordé, d’où vient la citation reprise plus haut.

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Retour sur le Mississippi

(Le papier qui suit est la version courte de celui posté sur le Fric-Frac Club, qui s'intéresse plus spécifiquement à quelques aspects de la nouvelle traduction des deux livres de Twain. Allez-y.)

Pour les gens de ma génération, Tom Sawyer, c’est d’abord un dessin animé japonais qui passait à la télé dans les années ’80. C’est ensuite un livre Hachette ou Folio jeunesse où un gamin surgit de la Drôme faisait semblant qu’il lui arrivait plein d’aventures sur les rives du Mississippi. Huckleberry Finn, pareil. Ce n’est que bien plus tard que certains d’entre nous – parce qu’on ne peut pas penser qu’il s’agit de tous – prirent conscience que c’était là une étrange trahison. Mais rien n’était venu démentir l’initiale impression auprès d’un large public jusqu’à ce que Benrard Hoepffner, traducteur résidant au moins une partie de l’année dans la Drôme, ne se décide à rendre Tom et Huck à leur véritable domicile. Retour à St. Petersburg / Hannibal et, enfin, dans les bibliothèques d’adultes dont le seul horizon est français.

Des deux titres, celui dont l’influence est la moins grande est sans conteste « Les aventures de Tom Sawyer ». Le temps d’une saison et demie, le lecteur apprend à connaître la petite ville de St. Petersburg sur les traces de Tom Sawyer, un gamin espiègle de dix ans, qui vit avec sa tante Sally ainsi que sa grande sœur Anna et son petit frère Sid. Tom est un bon enfant qui joue à être mauvais. Toujours en avance, que ce soit sur ses camarades ou sur les adultes, ce malicieux filou joue tours sur tours et passe son temps à inventer de nouveaux jeux qui impliquent en général des activités de brigands. Quand il ne commande pas ses troupes, il tente de conquérir le cœur de Becky. On peut penser que de ça est faite toute sa vie. Mais pendant les mois auxquels s’intéresse Mark Twain, Tom, en compagnie de Huckleberry Finn, enfant vagabond rejeté par les grandes personnes mais adulé par les enfants, va être confronté à quelques épisodes d’une violence rare dans ce type de littérature. Les irruptions régulières de Injun Joe (plutôt que Joe l’indien dans les versions françaises classiques) répandent le sang, et si tout finit bien – Tom est plus riche de quelques milliers de dollars --, cette expérience impressionnante marque le début de l’âge adulte pour notre héros.

Écrit par Twain pour un public enfantin avec l’espoir qu’il plaise aussi à leurs parents, le livre atteint sans aucun problème son ambition. Tom est un gamin que tous les enfants auraient voulu être et dont les aventures réjouissent ses petits lecteurs. Pour leur part, les parents voient en Tom le jeune gars qu’ils voudraient avoir été et l’écriture ainsi que la subtilité générale de l’œuvre est suffisante pour qu’ils ne pensent pas perdre leur temps à le lire. Distraction littéraire de qualité, en somme. Le verdict est correct, c’est celui qui est en général retenu. Pourtant il ne rend pas justice aux « Aventures de Tom Sawyer ». Certes moins brillantes que celles de Huck, il ne faudrait quand même pas ignorer quelques éléments qui en font un mélange plus riche qu’il n’y paraît. Twain l’annonce lui-même : Tom est la synthèse de trois garçons qu’il a connu. Selon certains spécialistes, l’un des trois serait en fait l’auteur lui-même. Il y a donc ici une large dimension biographique ainsi qu’une intention assez claire de faire revivre une époque perdue, un moment terminé, un type de vie oublié. De nombreux romans d’apprentissage – auquel genre ces aventures appartiennent certainement – se basent sur des éléments du parcours personnel de l’auteur, mais chez Twain on sent également une approche monographique d’un village du Missouri dans la première moitié du 19eme siècle qui passera sans doute par-dessus la tête des enfants mais qui aura un certain intérêt pour les plus grands – et aujourd’hui comme à l’époque plus particulièrement pour les citoyens américains nostalgique d’une sorte de pureté perdue plus élusive que réelle. Les fulgurantes scènes de violence qui émaillent le récit nous entraînent également assez loin de la littérature pour enfants classique, même si la personnalité de Injun Joe – le mal incarné – nous renvoie à des archétypes finalement assez communs. Littérairement parlant, au-delà de la qualité indéniable de l’écriture de Twain, il convient aussi de souligner que le livre est truffé de références et d’emprunts à peine voilés à des œuvres américaines alors récemment publiées (Fenimore Cooper, Poe,…), dans un jeu que John Seelye, considère comme semblable, vis-à-vis de la norme littéraire de 1876, à celui de Tom Sawyer lui-même par rapport aux conventions de St. Petersburg. Notons aussi la thèse de Leslie Fielder, qui voyait dans « Les aventures de Tom Sawyer » un de ces romans s’inscrivant dans un canon romantique américain, où les monastères et les châteaux européens sont remplacés par des grottes et des ravins.

Publié huit ans plus tard, « Les aventures de Huckleberry Finn » est fort différent de son prédécesseur. L’attention passe de Tom, enfant bien éduqué qui joue au mal éduqué à Huck, orphelin de mère, abandonné par son père, vagabond détesté par tous les gens de bien jusqu’à la conclusion heureuse des « Aventures de Tom Sawyer ». Le livre reprend très exactement là où le précédent s’était arrêté. Les bonnes actions de Huck lui ont permis de s’intégrer à la bonne société du village mais l’appel de la vie sauvage et libre est trop fort, d’autant plus que son père est revenu, appâté par une nouvelle odeur d’argent. Pour Huck, hors de question de devenir sédentaire, de se laver régulièrement et de manger avec des fourchettes mais pas plus question de se laisser maltraiter par le paternel. Mettant en scène son propre assassinat, il s’embarque pour un long périple sur le Mississipi, avec le nègre marron Jim , compagnon de voyage que le hasard lui donne.

Littérairement, c’est un livre bien plus ambitieux que son prédécesseur et la prose de Twain, très originale, en est déjà un indicateur fort -- « Huck Finn », c’est l’invention littéraire de l’oralité américaine. Là où « Tom Sawyer » se déroulait devant nous par l’entremise des souvenirs d’un narrateur omnipotent, « Huck Finn » nous est raconté par Huck lui-même. Un Huck plus vieux, mais toujours bien Huck. Ça a plusieurs conséquences. Bien que profondément honnête – à part lorsqu’il s’agit de piquer pastèques ou poulets --, Huck, en plus de sa langue peu châtiée et beaucoup plus orale que celle qui prévalait dans « Tom Sawyer », est un narrateur pas toujours fiable, fâché avec la syntaxe et l’orthographe, désordonné dans certains de ses comptes-rendus.

Et logiquement, pour un roman qui prend un pays pour sujet (même si le voyage se fait sur une poignée d’Etats : pour un gamin d’une dizaine d’années, c’est comme faire le tour du monde), les thèmes abordés vont bien plus loin que (mais comprennent) l’éducation, la recherche de soi et le passage à l’âge adulte. Twain, à travers Huck, décrit un Sud toujours esclavagiste, essentiellement rural, superstitieux mais profondément plus accueillant que le Nord, si vous avez la bonne couleur. Mais au-delà de cette ballade pittoresque remplie de personnages saisissants et de scènes absurdes et / ou amusantes, le cœur du livre est la relation entre Huck et Jim. On a souvent critiqué Twain pour avoir fait de Jim un niais gentil et affectueux (félicitations d’ailleurs à Bernard Hoepffner pour avoir rendu le « honey » que Jim adresse dans les moments d’émotions à Huck par un sublime et profondément touchant « mon tréso’ ») qui correspond aux clichés racistes des minstrel shows. C’est une drôle de lecture révisionniste qui voudrait que Twain ait écrit en 1883 comme il l’aurait fait en 1983, d’autant plus étrange que, les esclaves ne bénéficiant d’aucune éducation, sa simplicité, ses peurs et sa langue ne devraient pas étonner. Non, ce qu’il faut dire bien fort, c’est la beauté de cette relation, ce que le voisinage de Jim déclenche dans la tête de Huck. Au départ complètement pris de remords parce qu’il se rend compte qu’il est en train d’aider un esclave en cavale, les multiples aventures qu’ils vivent ensemble, la constante attention, amitié et le souci permanent de Jim envers lui, font changer Huck petit à petit, et s’il est toujours gêné par ce qu’on dira de lui (une première !) en apprenant le crime qu’il a aidé à accomplir, s’il compte à de nombreuses reprises le dénoncer, il décide de laisser le nègre marron s’en aller dès qu’il le pourra. Tous les doutes s’envoleront lorsque, vers l’épilogue, Huck se rend à l’évidence : sous la peau, Jim est blanc. Ce qu’il y a plus de cent ans avait sans doute besoin d’être souligné– noir, blanc : kif-kif – pourrait déjà sonner comme un cliché. Le message, si l’on en cherche un malgré la mise en garde de Twain en ouverture (« quiconque tente de trouver une morale à ce récit sera banni »), c’est peut-être qu’un acte que la majorité dans un lieu donné à une époque donnée juge immoral est en fait l’acte le plus correct et le plus moral qui soit.

Huck, déjà le personnage le plus fascinant des « Aventures de Tom Sawyer », pourrait être un picaro si ce n’était son côté absolument naïf, l’absence de rédemption et de morale. C’est peut-être le personnage quintessentiellement américain, ce qui ferait d’ailleurs de Twain la quintessence de l’écrivain américain d’autant plus que ses propres aventures sur le fleuve (voir « Life on the Mississippi ») ont inspiré ce volume. Huck est le premier de ces héros de papier qui font la route, celui qui la construit, l’ouvre pour que s’y engouffrent Kerouac et Augie March, pour qu’on finisse par suivre William T. Vollmann, sans aucun doute l’écrivain le plus huckfinnien qui soit, avec qui il partage sa fascination pour le terrain, le voyage, la liberté, sa naïveté aussi, sa générosité bien sûr et son obsession pour un calcul moral permanent qui prend compte de son expérience plus que de ce que les gens attendent de lui ou des contingences du temps.

Au bout du compte, que dire si ce n’est merci à Tristram et à Bernard Hoepffner ? Non seulement ils nous offrent ici la première version française de qualité de ces textes majeurs mais en plus, en ce faisant, ils parviendront peut-être à les sortir du ghetto enfance auquel ils semblent réservés de par chez nous. Voici donc une occasion pour beaucoup de vraiment découvrir pour la première fois deux grands romans, à la fois primordiaux pour qui s’intéresse un tant soit peu à la littérature américaine et terriblement divertissants. Et puis une fois fait, il sera toujours temps de l’offrir à vos enfants qui, certainement, méritent cette édition plutôt qu’une jeunesse. Ils sauront la lire.

Mark Twain, Les aventures de Tom Sawyer, Tristram, 21€
Mark Twain, Les aventures de Huckleberry Finn, Tristram, 24€

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Cartographie de Fresán

C’est sous forme de compte-à-rebours qu’on publie les livres de Rodrigo Fresán en français. Il y a quatre ans, « Les jardins de Kensigton », le dernier. Il ya deux ans, « Mantra », l’avant-dernier, à ce jour plus gros succès de par chez nous. Enfin, dans quelques jours paraitra « La vitesse des choses », l’antépénultième. On aurait presque envie de prendre des paris sur celui de 2010, à suivre ce décompte cinématographique qui, à y réfléchir, va finalement très bien aux travaux du bonhomme, eux qui ont tendance à prendre, justement, le lecteur à rebours. Foin de spéculation, l’heure, tout de même, est à « La velocidad de las cosas ».

Il s’agit, au choix, de 13 nouvelles ou de 13 chapitres d’un roman à monter ou de 13 dissertations sur le roman, l’auteur et le lecteur. Certains des titres concernent la théorisation de l’écrivain, du conte, la vocation littéraire. Et parlent de ça sans vraiment en parler. Le tout peut être lu séparément mais gagne à être lu comme un tout : bien que le narrateur semble changeant, il est chaque fois un des avatars d’une même personne qui croise les mêmes individus dans des villes qui, bien souvent, dans quelques pays qu’elles se trouvent, partagent un nom : si le livre ne tourne pas autour d’une ville réelle, il se déroule ou a trait, pour la plupart des histoires, à Canciones tristes, cité imaginaire probablement située en Patagonie mais qui peut se déplacer n’importe où (Sad Songs, Iowa) et qui revient, de façon plus ou moins importante, de livres en livres. La ville nomade de Fresán lui sert à faire voyager sa géographie plutôt que ses personnages : lorsque que Canciones Tristes se superpose à Iowa City, le récit que l’on lit n’est en effet autre chose qu’une traduction littéraire et fictionelle de ce qu’il retire d’inspiration d’une expérience personnelle : on n’y retrouve pas nécessairement la « véritable » ville, mais on y retrouve immanquablement celle par lui inventée.

Dans « La velocidad de las cosas », on étudie les rites funèbres du monde, on s’embarque sur des bateaux vers nulle part, on prépare un monde sans histoire, on suit un très littéraire fanatique des fêtes et on s’intéresse à un écrivain sauvé des camps par un nazi qu’il détestera. Javier Moreno qualifie l’ensemble de roman sur les morts, les intersections, les fragmentations et les monstres. A part la discutable appellation de roman, c’est absolument juste. L’expérience narrative est en effet fragmentée parce que les récits sont parsemés de morceaux relatifs aux précédents et à ceux à venir, et que c’est intersections sont des moments capitaux de ce que nous raconte Fresán à travers, c’est encore vrai, ses textes peuplés de morts – dont la littérature rend le souvenir et refait le portrait – et de monstres, à comprendre peut-être dans deux sens : le monstrum qui est le présage de l’avenir littéraire et le freak, dans sa signification espagnole, c’est-à-dire le fan absolu, obsessif et acharné, un super nerd d’un domaine quelconque (musique, catch, cinéma, Audrey Hepburn : ce que vous voulez). Ces deux sens sont importants : il n’y a aucun doute que Fresán vit l’expérience pop et la littérature d’une façon que les civils qualifieraient de « freaky » et qu’il compte, dans ce livre, définir les pistes du futur de son art.

Fresán, pour qui « La velocidad de las cosas » marque un tournant dans son œuvre, considère qu’il s’agit d’une autobiographie non-autorisée et purement fictive, peuplée d’épiphanies personnelles dont la structure serait proche de A day in the life, mythique vous savez quoi de vous savez qui, puisque les textes comme, selon lui, cette chanson partent d’un point très précis et clair pour ensuite devenir plus bizarres, exploser, digresser (« de A à B en passant par X, dit-il) et finir là où on ne les attendaient vraiment pas. C’est, en fait, presque une sorte de manifeste, ou plutôt la cartographie d’un monde imaginaire, du monde Fresán. Là où « Mantra » était sa version de Mexico DF, « La velocidad de las cosas » est l’atlas de son univers : ce n’est plus la présentation sous forme de fiction d’une réalité, c’est la réalisation à travers la fiction d’un ensemble d’influences, d’un parcours personnel, d’une vision, au final, de son travail et de ce que représente, pour lui, le fait d’écrire. C’est d’ailleurs aussi pour ça que ce livre compte maintenant pas moins de quatre versions aux différences parfois substantielles. Au fil des années et des rééditions, des corrections ont été faites et des nouvelles ajoutées (9 au départ, 13 dans l’édition de 2006, 14 dans la française…) : le livre, après tout, est le reflet d’une expérience qui ne meurt pas et donc qui change, qui mute et dont il faut continuer à rendre compte dans sa nouvelle dimension. Force est de constater que tout ça rend la lecture assez fascinante : Fresán a une capacité assez impressionnante à faire partager à ses lecteurs un enthousiasme sans limite, même si le sujet de cet enthousiasme n’en vaut parfois pas toujours vraiment la peine à mes yeux.

« Mantra » était un épisode crucial de la guerre entre auteur et personnage, bien plus que le livre du chaos que même son auteur parait y voir. C’était le manuel raisonné d’une ville dont il fallait rendre sens du désordre. « La velocidad de las cosas » serait plutôt un dialogue ou un défi, c’est à voir, qui met en scène auteur et lecteur. Et finalement, sous ses atours bien rangés, il pourrait bien être plus chaotique que son successeur / prédécesseur (selon le pays de publication) de par l’obligation dans laquelle, en quelque sorte, il nous met de décrypter le sens ou en tout cas de faire la lumière sur ce qui nous y est vraiment dit.

« La velocidad de las cosas » est un livre imparfait, notamment par l’aspect parfois un peu creux de la prétention théorique. Mais cette imperfection est balayée par le plaisir ressenti à la lecture : est-il de bon ton de faire le mauvais coucheur devant une œuvre au final aussi ambitieuse, variée et passionnante ? J’ai le sentiment que quelques lecteurs préféreront « Mantra » à ce livre. Sans doute parce que « Mantra » impressionnait de manière plus immédiate – et, avec le recul, peut-être de façon plus superficielle. Ici, la séduction opère petit à petit -- comme elle le devrait en fait -- en découvrant les éléments, les entrelacs, la grandeur réelle de l’ensemble. Dans « La velocidad de las cosas », ce n’est pas la ville qui désoriente l’auteur et le lecteur : c’est l’esprit de l’auteur qui désoriente le lecteur au cours d’une visite dans un livre plus grand de l’intérieur que de l’extérieur. Il y a là-dedans quelque chose qui ne finit jamais, un manuel à relire de nombreuses fois en sachant qu’il y aura, devant ses défauts, beaucoup de frustration mais aussi et surtout de multiples révélations que l’on pariera chaque fois nouvelles.

Rodrigo Fresán, La velocidad de las cosas, Mondadori, 9.95€
La version française sort le 13 septembre sous le titre « La vitesse des choses » chez Passage du Nord-Ouest. Elle comprend un texte inédit qui n’a pas été lu dans le cadre de l’écriture de ce papier.

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Programme de haute saison et histoire de cons

Après des vacances variées et bien sûr trop courtes, revoilà Fausto, qui espère bien reprendre à un rythme plus soutenu que celui de mise ces quelques derniers mois. On vient tout juste de rentrer dans la période du grand ridicule éditorial dont, cette année, j’ai l’impression qu’il est plus difficile de sauver quelque chose qu’en 2007, en ce qui concerne les titres dont j’ai entendu parler. Voici tout de même ma petite sélection de livres que j’ai bien envie de lire, n’hésitez pas à m’en souffler d’autres…

En littérature française, je ne vois pour le moment que « Lacrimosa », le nouveau Jauffret et « Zone » de Mathias Énard (sorti la semaine dernière), qui m’a été recommandé par plusieurs personnes déjà.

Pour ce qui des traductions d’œuvres étrangères en français, le poids lourd de cette rentrée est indiscutablement « Contre-jour » de Thomas Pynchon. Notons que Inculte et le Lot49 proposeront « Face à Pynchon », un livre tout entier consacré au Pynch’ alors qu’en septembre, c’est la toute nouvelle revue Cyclocosmia qui lui offrira un beau dossier – auquel j’ai eu le bonheur de participer. Pour la seconde année de suite, Vollmann débarque chez Actes Sud avec, cette fois-ci, un essai, « Pourquoui êtes-vous pauvre ? ». J’en avais déjà parlé l’an passé. Toujours rayon US, on attend « La confrérie des mutilés » de Brian Evenson ainsi que – et peut-être surtout – les première traductions vraiment littéraires des aventures twainesques de Huck Finn et Tom Sawyer. Merci qui ? Tristram et Bernard Hoepffner. Côté hispanique, c’est le retour, deux ans après « Mantra », de Rodrigo Fresán avec « La vitesse des choses », dont je vous parlerai, si tout va bien, dans quelques jours. On peut aussi regarder vers la Chine et Ma Jian pour son « Beijing Coma ». Du côté des petits éditeurs et au-delà de Tristram, le catalogue des Allusifs est toujours un must, c’est pourquoi on jettera un œil attentif à « La nudité des femmes » de Wlodzimierz Odojewski et « Honte et dignité » de Dag Solstad. On croisera aussi les doigts pour que « Là où vous ne serez pas » de Horacio Castellanos Moya soit bien meilleur que le catastrophique « Bal des vipères » de l’an passé. Enfin, la grande surprise pourrait peut-être bien venir de chez Quidam avec « Rome, regards », de Rolf Dieter Brinkmann, souvent considéré comme « beat » allemand et plus connu (ermm) pour sa poésie que sa prose : les extraits lus avaient l’air très alléchants.

Dans le monde anglo-saxon, on est épargné par le syndrome rentrée, mais dans les semaines qui viennent, il convient tout de même de noter quelques livres. Chris Adrian, le brillant auteur de « Children hospital », publie un recueil de nouvelles, « A better angel ». Côté roman, c’est le grand (et inattendu) retour de Evan « The lost scrapbook » Dara avec « The easy chain ». Après son remarqué (et peut-être top ouvertement pynchonien) « Spaceman Blues », Brian Francis Slattery propose « Liberation : being the adventures of the slick six after the collapse of the United States of America », alors que Aleksandar Hemon publie « The Lazarus project ». Et devinez qui débarque, à 78 ans, avec neuf histories interconnectées? Oui, oui, c’est John Barth. Le livre s’appelle « The development ». Tant qu’on en est à parler des vétérans, Dalkey Archive a la très bonne idée de rééditer « Log of the S.S. the Mrs. Unguentine » de Stanley Crawford. On termine au Royaume-Uni avec Martin Amis et « The pregnant widow » qu’on ose espérer au moins aussi bon que « House of meetings ».

Ce qui suit n’a rien à voir avec ce qui précède mais je n’avais aucune envie de consacrer un post entier à cette conséquence du machin ridicule qui agite pourtant ce qui reste d’intellectuels en France : sur le site du Nouvel Obs’, on propose, et ce chaque jour, un dessin en soutien à Siné et « pour la liberté des caricaturistes et pour la liberté de la presse ». Ah ah. C’était à prévoir, mais je ne l’avais pas prévu… Con que je suis. Liberté des caricaturistes… Liberté de la presse… Le dit Siné annonçait à la mi-juillet qu’il allait porter plainte contre le même Nouvel Obs. Liberté de quoi, déjà ? Val-Siné et le ramdam subséquent, c’est une superbe histoire de beauf. On ne va pas perdre son temps à rappeler cette histoire débile mêlant un crétin pas drôle, un journal mort et pitoyable depuis un bail et un patron de presse très oui-oui et très insignifiant. Que les ignorants le restent : l’histoire n’en vaut franchement pas la peine.

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