Affichage des articles dont le libellé est Mark Twain. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Mark Twain. Afficher tous les articles

Retour sur le Mississippi

(Le papier qui suit est la version courte de celui posté sur le Fric-Frac Club, qui s'intéresse plus spécifiquement à quelques aspects de la nouvelle traduction des deux livres de Twain. Allez-y.)

Pour les gens de ma génération, Tom Sawyer, c’est d’abord un dessin animé japonais qui passait à la télé dans les années ’80. C’est ensuite un livre Hachette ou Folio jeunesse où un gamin surgit de la Drôme faisait semblant qu’il lui arrivait plein d’aventures sur les rives du Mississippi. Huckleberry Finn, pareil. Ce n’est que bien plus tard que certains d’entre nous – parce qu’on ne peut pas penser qu’il s’agit de tous – prirent conscience que c’était là une étrange trahison. Mais rien n’était venu démentir l’initiale impression auprès d’un large public jusqu’à ce que Benrard Hoepffner, traducteur résidant au moins une partie de l’année dans la Drôme, ne se décide à rendre Tom et Huck à leur véritable domicile. Retour à St. Petersburg / Hannibal et, enfin, dans les bibliothèques d’adultes dont le seul horizon est français.

Des deux titres, celui dont l’influence est la moins grande est sans conteste « Les aventures de Tom Sawyer ». Le temps d’une saison et demie, le lecteur apprend à connaître la petite ville de St. Petersburg sur les traces de Tom Sawyer, un gamin espiègle de dix ans, qui vit avec sa tante Sally ainsi que sa grande sœur Anna et son petit frère Sid. Tom est un bon enfant qui joue à être mauvais. Toujours en avance, que ce soit sur ses camarades ou sur les adultes, ce malicieux filou joue tours sur tours et passe son temps à inventer de nouveaux jeux qui impliquent en général des activités de brigands. Quand il ne commande pas ses troupes, il tente de conquérir le cœur de Becky. On peut penser que de ça est faite toute sa vie. Mais pendant les mois auxquels s’intéresse Mark Twain, Tom, en compagnie de Huckleberry Finn, enfant vagabond rejeté par les grandes personnes mais adulé par les enfants, va être confronté à quelques épisodes d’une violence rare dans ce type de littérature. Les irruptions régulières de Injun Joe (plutôt que Joe l’indien dans les versions françaises classiques) répandent le sang, et si tout finit bien – Tom est plus riche de quelques milliers de dollars --, cette expérience impressionnante marque le début de l’âge adulte pour notre héros.

Écrit par Twain pour un public enfantin avec l’espoir qu’il plaise aussi à leurs parents, le livre atteint sans aucun problème son ambition. Tom est un gamin que tous les enfants auraient voulu être et dont les aventures réjouissent ses petits lecteurs. Pour leur part, les parents voient en Tom le jeune gars qu’ils voudraient avoir été et l’écriture ainsi que la subtilité générale de l’œuvre est suffisante pour qu’ils ne pensent pas perdre leur temps à le lire. Distraction littéraire de qualité, en somme. Le verdict est correct, c’est celui qui est en général retenu. Pourtant il ne rend pas justice aux « Aventures de Tom Sawyer ». Certes moins brillantes que celles de Huck, il ne faudrait quand même pas ignorer quelques éléments qui en font un mélange plus riche qu’il n’y paraît. Twain l’annonce lui-même : Tom est la synthèse de trois garçons qu’il a connu. Selon certains spécialistes, l’un des trois serait en fait l’auteur lui-même. Il y a donc ici une large dimension biographique ainsi qu’une intention assez claire de faire revivre une époque perdue, un moment terminé, un type de vie oublié. De nombreux romans d’apprentissage – auquel genre ces aventures appartiennent certainement – se basent sur des éléments du parcours personnel de l’auteur, mais chez Twain on sent également une approche monographique d’un village du Missouri dans la première moitié du 19eme siècle qui passera sans doute par-dessus la tête des enfants mais qui aura un certain intérêt pour les plus grands – et aujourd’hui comme à l’époque plus particulièrement pour les citoyens américains nostalgique d’une sorte de pureté perdue plus élusive que réelle. Les fulgurantes scènes de violence qui émaillent le récit nous entraînent également assez loin de la littérature pour enfants classique, même si la personnalité de Injun Joe – le mal incarné – nous renvoie à des archétypes finalement assez communs. Littérairement parlant, au-delà de la qualité indéniable de l’écriture de Twain, il convient aussi de souligner que le livre est truffé de références et d’emprunts à peine voilés à des œuvres américaines alors récemment publiées (Fenimore Cooper, Poe,…), dans un jeu que John Seelye, considère comme semblable, vis-à-vis de la norme littéraire de 1876, à celui de Tom Sawyer lui-même par rapport aux conventions de St. Petersburg. Notons aussi la thèse de Leslie Fielder, qui voyait dans « Les aventures de Tom Sawyer » un de ces romans s’inscrivant dans un canon romantique américain, où les monastères et les châteaux européens sont remplacés par des grottes et des ravins.

Publié huit ans plus tard, « Les aventures de Huckleberry Finn » est fort différent de son prédécesseur. L’attention passe de Tom, enfant bien éduqué qui joue au mal éduqué à Huck, orphelin de mère, abandonné par son père, vagabond détesté par tous les gens de bien jusqu’à la conclusion heureuse des « Aventures de Tom Sawyer ». Le livre reprend très exactement là où le précédent s’était arrêté. Les bonnes actions de Huck lui ont permis de s’intégrer à la bonne société du village mais l’appel de la vie sauvage et libre est trop fort, d’autant plus que son père est revenu, appâté par une nouvelle odeur d’argent. Pour Huck, hors de question de devenir sédentaire, de se laver régulièrement et de manger avec des fourchettes mais pas plus question de se laisser maltraiter par le paternel. Mettant en scène son propre assassinat, il s’embarque pour un long périple sur le Mississipi, avec le nègre marron Jim , compagnon de voyage que le hasard lui donne.

Littérairement, c’est un livre bien plus ambitieux que son prédécesseur et la prose de Twain, très originale, en est déjà un indicateur fort -- « Huck Finn », c’est l’invention littéraire de l’oralité américaine. Là où « Tom Sawyer » se déroulait devant nous par l’entremise des souvenirs d’un narrateur omnipotent, « Huck Finn » nous est raconté par Huck lui-même. Un Huck plus vieux, mais toujours bien Huck. Ça a plusieurs conséquences. Bien que profondément honnête – à part lorsqu’il s’agit de piquer pastèques ou poulets --, Huck, en plus de sa langue peu châtiée et beaucoup plus orale que celle qui prévalait dans « Tom Sawyer », est un narrateur pas toujours fiable, fâché avec la syntaxe et l’orthographe, désordonné dans certains de ses comptes-rendus.

Et logiquement, pour un roman qui prend un pays pour sujet (même si le voyage se fait sur une poignée d’Etats : pour un gamin d’une dizaine d’années, c’est comme faire le tour du monde), les thèmes abordés vont bien plus loin que (mais comprennent) l’éducation, la recherche de soi et le passage à l’âge adulte. Twain, à travers Huck, décrit un Sud toujours esclavagiste, essentiellement rural, superstitieux mais profondément plus accueillant que le Nord, si vous avez la bonne couleur. Mais au-delà de cette ballade pittoresque remplie de personnages saisissants et de scènes absurdes et / ou amusantes, le cœur du livre est la relation entre Huck et Jim. On a souvent critiqué Twain pour avoir fait de Jim un niais gentil et affectueux (félicitations d’ailleurs à Bernard Hoepffner pour avoir rendu le « honey » que Jim adresse dans les moments d’émotions à Huck par un sublime et profondément touchant « mon tréso’ ») qui correspond aux clichés racistes des minstrel shows. C’est une drôle de lecture révisionniste qui voudrait que Twain ait écrit en 1883 comme il l’aurait fait en 1983, d’autant plus étrange que, les esclaves ne bénéficiant d’aucune éducation, sa simplicité, ses peurs et sa langue ne devraient pas étonner. Non, ce qu’il faut dire bien fort, c’est la beauté de cette relation, ce que le voisinage de Jim déclenche dans la tête de Huck. Au départ complètement pris de remords parce qu’il se rend compte qu’il est en train d’aider un esclave en cavale, les multiples aventures qu’ils vivent ensemble, la constante attention, amitié et le souci permanent de Jim envers lui, font changer Huck petit à petit, et s’il est toujours gêné par ce qu’on dira de lui (une première !) en apprenant le crime qu’il a aidé à accomplir, s’il compte à de nombreuses reprises le dénoncer, il décide de laisser le nègre marron s’en aller dès qu’il le pourra. Tous les doutes s’envoleront lorsque, vers l’épilogue, Huck se rend à l’évidence : sous la peau, Jim est blanc. Ce qu’il y a plus de cent ans avait sans doute besoin d’être souligné– noir, blanc : kif-kif – pourrait déjà sonner comme un cliché. Le message, si l’on en cherche un malgré la mise en garde de Twain en ouverture (« quiconque tente de trouver une morale à ce récit sera banni »), c’est peut-être qu’un acte que la majorité dans un lieu donné à une époque donnée juge immoral est en fait l’acte le plus correct et le plus moral qui soit.

Huck, déjà le personnage le plus fascinant des « Aventures de Tom Sawyer », pourrait être un picaro si ce n’était son côté absolument naïf, l’absence de rédemption et de morale. C’est peut-être le personnage quintessentiellement américain, ce qui ferait d’ailleurs de Twain la quintessence de l’écrivain américain d’autant plus que ses propres aventures sur le fleuve (voir « Life on the Mississippi ») ont inspiré ce volume. Huck est le premier de ces héros de papier qui font la route, celui qui la construit, l’ouvre pour que s’y engouffrent Kerouac et Augie March, pour qu’on finisse par suivre William T. Vollmann, sans aucun doute l’écrivain le plus huckfinnien qui soit, avec qui il partage sa fascination pour le terrain, le voyage, la liberté, sa naïveté aussi, sa générosité bien sûr et son obsession pour un calcul moral permanent qui prend compte de son expérience plus que de ce que les gens attendent de lui ou des contingences du temps.

Au bout du compte, que dire si ce n’est merci à Tristram et à Bernard Hoepffner ? Non seulement ils nous offrent ici la première version française de qualité de ces textes majeurs mais en plus, en ce faisant, ils parviendront peut-être à les sortir du ghetto enfance auquel ils semblent réservés de par chez nous. Voici donc une occasion pour beaucoup de vraiment découvrir pour la première fois deux grands romans, à la fois primordiaux pour qui s’intéresse un tant soit peu à la littérature américaine et terriblement divertissants. Et puis une fois fait, il sera toujours temps de l’offrir à vos enfants qui, certainement, méritent cette édition plutôt qu’une jeunesse. Ils sauront la lire.

Mark Twain, Les aventures de Tom Sawyer, Tristram, 21€
Mark Twain, Les aventures de Huckleberry Finn, Tristram, 24€

2 commentaires  

Au nom du père

Une ombre traverse les pages des aventures de Huckleberry Finn : celle de son père, homme brutal mort de façon violente. Twain ne lui réserve pratiquement aucune place, mais cette figure domine le parcours du jeune Huck. Dans « Finn », paru en début d’année, Jon Clinch tente de lui donner une vie et de circonstancier son décès.

Comme Huck craignait son père, celui-ci est sous la domination de son propre géniteur, le terrifiant Juge, sorte de Dieu le père version ancien testament, toujours prêt à écraser son fils sous le poids de son courroux. Et cette colère, il la subit souvent, devenant le mouton noir de la famille, un être honteux s’enfonçant dans la dépravation, maculant de boue son nom de par son association avec les personnes les moins recommandables de la région. Comble de la honte, de son union avec une esclave en fuite naîtra son fils. Sous la pression du Juge, Finn est poussé à commettre l’irréparable.

Dans l’introduction d’une édition espagnole de « The adventures of Huckleberry Finn », Roberto Bolaño écrit que, pour les auteurs américains, il y a deux chemins : celui de « Moby Dick » et celui du livre de Twain. L’œuvre de Melville est celle qui explore les territoires du mal, où l’homme est défait. « Huck Finn », c’est le chemin du bonheur et de l’aventure auquel il est facile de s’identifier. S’il ne peut y avoir qu’un seul Achab, nous pouvons ou rêvons tous être Huck. Avec « Finn », il est évident que Clinch nous conduit vers le côté obscur. C’est là la première différence nette avec l’œuvre inspiratrice. Finn est certes humain, il est surtout une création maudite, laminé par les forces combinées de son éducation et du destin. Malgré ses efforts pour se remettre dans un chemin plus droit et baigné de soleil, sa marche vers les ténèbres et le meurtre est implacable, les chances de rédemption jamais crédibles. Si son fils pouvait être tout le monde, lui ne peut être le père de personne. Pour peu que l’on accorde une pertinence aux propos de Bolaño, « Finn » se classera dans une galaxie mellvillesque.

En matière de structure, on n’a pas celle claire, précise et linéaire de Twain mais bien celle d’apparence chaotique et anti-chronologique chère à Faulkner. Une autre référence est peut-être à trouver dans les personnages crépusculaires et archétypaux de Cormac McCarthy. Au final, et malgré quelques références aux aventures de Huck, on est fort loin de l’œuvre inspiratrice. A priori, ce n’est pas plus mal : si le choix de reprendre la création d’un autre n’est plus original depuis longtemps, ça reste une option terriblement casse-gueule. Les comparaisons sont inévitables, et en accentuant les différences, il y a sans doute moyen de trouver une voie personnelle, éloignée des critiques.

Si je n’ai personnellement pas de soucis avec ces changements radicaux d’ambiance et de structure, il n’en vas pas de même avec la trouvaille principale de Clinch : Huck issu des amours entre un blanc et une noire. L’auteur se justifie en fin de volume par le rappel que Twain a mentionné à de nombreuses reprises sa dette, à l’heure d’imaginer la vie du jeune vagabond, envers les histoires qui lui étaient contées par des jeunes esclaves - on avouera qu’il y a un saut énorme à effectuer pour arriver de ces propos au choix de Clinch. Le problème, c’est que la force de « The adventures of Huckleberry Finn » vient notamment des relations, exceptionnelles pour l’époque, entre Huck et Jim, l’esclave en fuite. En faisant du rejeton de Finn le maudit un mulâtre, c’est un pan entier de la richesse de l’histoire originale qui passe à la trappe.

« Finn » considéré indépendamment de sa source donne un livre efficace, brutal et sans concession, écrit avec une maîtrise remarquable pour un premier roman. Peut-être l’organisation faulknerienne est-elle trop académique ou les personnages mccarthyens pas aussi imposants que ceux du bon Cormac. Si on ajoute le facteur Twain à l’équation, le bilan pâlit, non seulement à cause de l’invention malheureuse des origines de Huck, mais aussi par une emprise assez forte du politiquement correct, surtout dans la mise à mort de Finn, un peu ridicule, fausse bonne idée typique.

Jon Clinch, Finn, Random House, $23.95

0 commentaires  

Clicky Web Analytics