Rolf, regards
Dans un mail envoyé il y a quelques jours, je qualifiais « Rome, regards » de « machin ». Je n’avais pas choisi le mot avec précaution, il est sorti comme ça. Ce n’est en fait que lorsqu’on me l’a fait remarquer que je me suis rendu compte de la relative justesse de mon choix. Le livre de Rolf Dieter Brinkmann est bel et bien un machin. Dans le sens noble du terme. Oui, ça existe : noble machin. Première.
Première aussi pour presque deux générations de lecteur : Brinkmann n’a été traduit qu’une seule fois en français, il y a 37 ans. Né en 1940, l’homme est d’abord poète, le numéro un des beats allemands. Il publiera près de neuf recueils et s’essayera aussi à la nouvelle et au roman, genre dans lequel il ne serait pas vraiment à l’aise. Et plutôt que de se laisser limiter par les difficultés qu’une forme lui donne, pourquoi ne pas créer la sienne propre ? Voilà « Rome, regards », qui ne sera malheureusement publié que de manière posthume en 1979 : le 23 avril 1975, il est renversé par une voiture dans les rues de Londres. Le lecteur, lui aussi, est renversé – métaphoriquement, heureusement.
Alors pourquoi renversement, pourquoi machin ? Déjà, que les propriétés physiques. C’est l’équivalent livre d’un frigo Smeg. Plus grand d’une tête que tous les romans de ma bibliothèque, plus large aussi –mais pas plus épais. Voilà qui impose et fait mal au poignet. Puis une fois ouvert on voit que le machin est aussi approprié pour décrire ce qu’il y a à l’intérieur. Sans être un tapuscrit du sieur Schmidt publié en fac-similé, rien que le feuilletage rapide est tout un voyage : typographie changeante, reproduction photographiée ou photocopiée de lettres, collages étranges, plans de Rome annotés, photos de touristes, clichés pornos, c’est comme ouvrir une vieille malle de famille dans la cave : trop pleine, tout t’explose à la gueule et oh là là. Mais heureusement, « Rome, regards » n’est pas une malle, il y a le texte qui, comme qui dirait, ferait mode d’emploi. Vague, genre mode d’emploi d’ustensile chinois à 2€ -- ce n’est pas comme s’il te guidait pas-à-pas, te disait quoi voir et quoi comprendre quand, c’est de la littérature, hein !-- mais mode d’emploi quand même.
Donc le texte, de quoi est-il fait ? Parce que c’est évidemment pour lui qu’on fait la visite, lui qui fait tenir l’étrange ensemble. La petite trentaine, Brinkmann n’arrive pas à faire vivre sa femme Maleen et son fils Robert avec les maigres rentrées reçues de son travail littéraire. D’un point de vue financier, la bourse qui lui est octroyée par l’Allemagne de l’ouest est une superbe opportunité. Elle implique cependant de rester quelques temps en résidence à la Villa Massimo, équivalent teuton de la Villa Médicis, où il pourra travailler sur ses projets. « Rome, regard » est le récit épistolaire de son séjour romain, entre octobre 1972 et janvier 1973. Brinkmann n’a pas envie d’être là. Mécontent d’être considéré comme un invité alors qu’il estime que c’est lui qui fait grâce de sa présence à l’Etat, il ne s’intègre pas au groupe formé par les autres artistes résidents dont il déplore le manque d’indépendance, d’originalité et la trop grande fascination pour le pouvoir. Malheureux comme les pierres, Brinkmann ne tient qu’en sachant que tout l’argent qu’il envoie à la maison est indispensable et il essaie tant bien que mal de garder la majorité de sa bourse à cet effet. Il travaille peu, n’arrivant visiblement pas à se concentrer et à créer dans cet environnement. Mais il écrit tout de même : des lettres à sa femme et à ses amis, qui forment l’essentiel du texte. Une myriade de textes en fait, pour une série de regards sur lui, sur la ville, sur les arts, sur sa famille, sur ses amis, sur la politique.
Après une brève description du départ, qui fait déjà montre de quelques caractéristiques de l’écriture de Brinkmann, avec les références pop, jazz, Burroughs ou H.H. Jahnn ainsi qu’un jeu typographique peut-être pas schmidtien mais enfin quand même, après cette description donc, première lettre, écrite alors qu’il est arrivé à Rome. Destinée à sa femme, elle commence comme la lettre à la maison d’un homme quelconque qui se sait loin pour un certain temps. Précision des choses à faire, conseils pratiques, questions en suspens, le tout dans une prose utilitaire plus que littéraire. Vient ensuite la description du périple ferroviaire depuis Cologne et des pénates romaines. Petit à petit s’immisce l’impression que, non, un style épistolaire classique n’est pas vraiment de mise malgré l’impression initiale que… Le voyage est offert à Maleen avec de nombreux détails et un sens de l’observation certain mais rien ne sort du commun, si ce n’est qu’on se rend compte que Brinkmann dit tout ce qu’il pense, il lâche sur le papier tout ce qu’il ressent. Les premières traces de l’étrange viennent du graphisme. Pas les photos, non, mais le plan méticuleux qu’il dessine pour que chez lui on puisse voir clairement entre quels murs il se meut et puis le plan de Rome où il a tracé son parcours, indiquant ce qu’il a déjà vu et, en sorte de miroir, l’immensité de ce qu’il ne connait pas. Et puis on passe au texte suivant, daté du lendemain de la lettre. Bardaf. On rentre dans une bien étrange et flamboyante prose poétique / poésie en prose. C’est là, à la page 36 de « Rome, regards » que le voyage du lecteur commence véritablement. Et c’est explosions sur explosions, oui, vraiment. Parce que Brinkmann, dans son courrier, passe sans cesse de la banalité quotidienne à une somptueuse prose hyper-classique avant de faire le grand saut vers une poésie libre très beat puis de repasser à un quotidien banal mais explosé ou schmidtisé avant de… bref ! Regarder écrire Brinkmann quand il est en plein vol – parce que lire son courrier c’est un peu le regarder écrire – c’est une expérience des plus phénoménales et complètement folle. Le plaisir est d’autant plus intense qu’au fil des pages on ressent clairement un lien entre ce qu’il dit et la façon dont il le dit. Et c’est sans doute ça qui fait oublier qu’on est devant une collection de lettres et d’illustrations. Emballé par l’écriture, le lecteur se laisse emporter dans les cascades d’idées de l’auteur. L’incohérence de certaines théories ne fait que magnifier le rythme du texte. La cassure typographique de tel passage ne fait que magnifier la théorie développée. « Rome, regards » fonctionne comme un ensemble non pas parce qu’il est monolithique mais bien parce que quel que soit le niveau sur lequel se concentre le lecteur il y a un élément de séduction qui renvoit et correspond aux autres niveaux. Sublime cohérence d’un esprit trop rebelle pour être cohérent ? Pourquoi pas.
Brinkmann n’est nulle part meilleur que sur la durée, dans l’écriture de missives longues comme des jours sans Maleen. Il y a au début du livre une lettre époustouflante de 90 pages. On ne peut s’arrêter de la lire et lorsqu’elle se termine, c’est comme remonter à la surface après un certain temps en apnée. Sur ces quelques dizaines de feuillets, il aura tout fait, été tendre, aimant, violent, délirant et super-lucide. Il parle de ce qu’il mange avant de basculer dans une harangue contre tel autre artiste de la Villa. Il décrit une ville visitée lors d’un voyage avant de passer à une tirade contre l’Etat et la social-démocratie. Il évoque Gottfried Benn ou Hans Henny Jahnn de façon obsessive pour finir par parler du sexe de sa femme. On pourrait y voir le délire d’un fou et non, ce n’est pas le cas. On ne peut pas le rejeter comme ça, c’est peut-être ça le plus fort : Brinkmann te fait penser comme Brinkmann. Quand il est triste d’être loin de sa femme, on sympathise. Quand il s’énerve sur sa femme, on s’énerve avec. Quand il attaque de manière féroce un ami marxiste, on rigole et on sort les griffes aussi.
Brinkmann, pour ce qu’on retire du portrait qui se dégage de « Rome, regards », était un drôle d’oiseau. Individualiste pur aux tendances anarchistes certaines, détestant l’Etat et le socialisme (ces machines à broyer l’individu), il est obsédé par l’ordre, la politesse, les manières, la propreté. Capable des déclarations les plus emportées sur la société bourgeoise, il se lancera deux lignes plus bas dans une tirade qui ferait passer un conservateur pour un gauchiste. En fait, si ce n’était la qualité de la prose, on aurait l’impression que les lettres n’ont pas été écrites mais dites, dans une conversation à un sens où le seul interlocuteur explose : tant de choses semblent dites sous l’enthousiasme du moment, le poids de circonstances précises. Ce qui est certain, c’est que Brinkmann était un écrivain de grand calibre. « Rome, regards » entre dans une catégorie trop rare, celle des livres qui époustouflent non parce qu’ils sont excellents mais juste parce qu’ils époustouflent – « il est possible de faire ça avec des lettres ? » plutôt que « quelles superbes lettres ici réunies ! ». Voilà qui n’a pas beaucoup de sens dit comme ça. Pourtant, une fois le livre lu, vous comprendrez…
Rolf Dieter Brinkmann, Rome, Regards, Quidam, 28€