Depuis Madrid
En ce qui concerne la nouvelle génération, il convient de mentionner "El dorado", second roman de Robert Juan-Cantavella dont j'évoquais il y a peu un précédent travail. Très attendu en Espagne, Isaac Rosa fait parler de lui avec "El país del miedo" roman / essai sur les peurs qui dominent dans une société pourtant plus sécurisée que jamais. A priori intéressant, mais à voir comme les promesses de la présentation de "La mémoire vaine" se sont évanouies dans une bouillie révisionniste, on se méfie. Signalons aussi l'étrange "Odio Barcelona", livre collectif où des auteurs vivant / ayant vécu dans la capitale catalane expriment ce qui leur déplait dans leur ville transformée en vomitorium d'erasmus et de touristes. Au menu, Javier Calvo, Eloy Fernández Porta, Agustin Fernández Mallo, Oscár Gual ou encore Robert Juan-Cantavella. Le nom du livre est un clin d'oeil au I hate heaven des Residents.
Pour terminer, j'ai été étrangement touché par la présence dans toutes les librairies où je suis passé de piles de livres de David Foster Wallace. Ce n'est pas le supposé "hommage" mercantile qui ne fait cet effet mais bien le fait qu'à l'exception de "The broom of the system", tous ses livres de fiction sont disponibles en espagnol, de même que ses deux collections majeures d'essais -- et ça se vend. L'oeuvre de Foster Wallace est connue grâce à l'activisme de cette jeune génération évoquée ci-dessus. On continuera à parler de ces gens qui font bouger les choses comme jamais, produisant ce qui ressemble à un corpus peut-être inégal mais globalement fascinant.
Dans l'ombre de la Galice
Ríos confiait en janvier à El País son admiration pour Picasso qui savait parfaitement que pour déformer une ligne, il faut savoir la tracer et pour détruire un nez, savoir le respecter. Pourrait-on donc dire que « Le cortège des ombres » sert à prouver qu’il sait raconter une histoire et que sa passion du jeu linguistique vient après sa maîtrise de la langue et de l’écriture ? En tout cas, c’est à 151 pages de littérature classique qu’on a droit ici, d’un classicisme qui bien sûr ne sent ni le rance ni la naphtaline, rendant dans une langue superbe et relativement peu bousculée l’histoire d’un petit village perdu en Galice aux portes du Portugal dans les années d’après guerre civile. Tamoga, ainsi se nomme-t-il, aurait pu être le Yoknapatawpha de Ríos, il n’en sera rien. Par contre, il pourrait peut-être prendre les traits du petit village dont tout espagnol est issu, amputé par le soulèvement militaire, blessé par la jalousie, divisé par les rancoeurs attisées par les rumeurs. C’est l’histoire d’un bled qui se meurt, où les seuls étrangers de passage viennent y vivre leurs derniers jours, un patelin que les jeunes désertent, où la figure central est le vieillard derrière le rideau voire sans doute le fantôme dans le placard – ou dans le coffre-fort. Tamoga, coincé entre les marécages, les forêts, la mer et la frontière, perpétuellement sous la pluie, est donc un village où l’étranger vient se noyer et le local s’étouffe dans l’étroitesse des lieux et des esprits. Tamoga, c’est d’où on part pour ne jamais y revenir physiquement, mais en y pensant toujours. Le paradoxe d’une campagne qu’on ne veut ni ne saurait oublier sans pour autant vouloir y rester.
Tout ça se lit donc comme le roman de Tamoga et de ses gens, mais est composé d’une série de nouvelles qui dissèquent les moments forts – c’est-à-dire les coups bas ou les coups au moral – de la vie là en bas, en dressant ainsi un portrait que Ríos appelle choral. Et de fait, le narrateur n’est finalement autre que le murmure des habitants, leurs théories, convictions et narrations. Les protagonistes, entre notables et minables del pueblo, se croisent parfois, s’évoquent de temps en temps d’un récit à l’autre et même lorsqu’ils n’y sont pas, ce qu’on lit éclaire différemment leurs vies. Au-delà de la médiocrité et de la mesquinerie, de la violence de certaines machinations qui dominent Tamoga et donnent à l’ensemble les teintes sombres et désespérées d’une ambiance pesante, désolée et triste, on sort finalement de là avec un étrange sourire, comme si la superbe de l’écriture et la fabuleuse puissance des récits compensaient. On pense particulièrement à cette sorte de diptyque de la vengeance, qui commence par une exécution au lendemain du soulèvement de Franco et se termine trente ans plus tard par la vengeance un jour de pluie torrentielle. Et les mesures prises par le pharmacien cocufié par son neveu. Ou les derniers instants qui résument tous les instants de la vie du notaire. Oui, Ríos a sans aucun doute raison de parler de roman, comme d’autres n’ont pas de tort de causer nouvelles : « Cortège des ombres » est de ses rares livres qui parviennent à combiner le meilleurs de ces deux formes.
Tamoga, c’est l’Ithaque de Ríos, même s’il ne s’échouera sans doute plus jamais sur ces plages. On ne dira pas que pour comprendre son œuvre, il faut visiter sa terre natale, son acte de naissance littéraire, mais qui fera le voyage en connaissance de cause y trouvera, surtout dans le fantastique chapitre intitulé Palonzo, les bases du souci linguistique, de son attaque, de sa distorsion. On pourrait aussi y voir les raisons l’ayant convaincu de la nécessité de partir voir le monde et de dire le monde dans ses livres. Pour libérer sa langue, devait-il se libérer de son pays ? Pour dire les mots, devait-il d’abord dire les gens? - en tout cas, il le fait ici avec une force exceptionelle. Finalement, ces ombres dont on assiste au cortège, au-delà de celles des personnages portés par cette ambiance de crépuscule humide permanent, ne seraient-elles pas simplement celles qui, tous les jours, se penchent par dessus l'épaule de l'auteur, à l'heure de se mettre à écrire?
Je lisais je ne sais plus où un critique qui disait que « Cortège des ombres » était à Ríos l’équivalent de la réponse faite par les amateurs de Picasso à ceux qui disaient qu’il ne savait pas dessiner. Il y a peut-être du vrai, même si on imagine plutôt ses détracteurs se lamenter de l’avoir vu perdre ses meilleures années à déconner alors qu’il était si bon dans le classique. J’espère donc que ça a été publié surtout parce que c’est bon, pas pour prendre une revanche sur la critique ennemie. Quand on lui demande pourquoi ce livre ne parait que maintenant, sans révision, alors que le livre est terminé depuis 1968, Ríos répond en parlant de projets. Lorsqu’il se rendit compte que ce livre-ci était terminé, il était déjà en train de se concentrer sur « Larva » et pensait être passé à autre chose. D’où le tiroir fermé à clef… Aujourd’hui, à 67 ans, il a un nouvel éditeur qui va republier l’ensemble de son œuvre. Ce nouveau chapitre l’a remis sur la piste de son cortège. On en est heureux, car c’est vraiment un des livres forts de cette année. Et déjà, ces mots valises abracadabrantesque.
Julián Ríos, Cortège des ombres, Tristram, 17€
Tirons sur le critique
Vous le savez sans doute : Tristram, qui a repris des mains de José Corti l’édition de l’œuvre magique et protéiforme de Julián Ríos, vient de publier « Cortège des ombres », roman / recueil de nouvelles, écrit en 1968 mais jusqu’ici inédit. Le livre paraît simultanément en Espagne et en France. Parfait. Dans Le Monde d’aujourd’hui on trouve d’ailleurs un entretien avec l’auteur ainsi qu’une critique du livre. Parfait. Sauf que. Sauf que le mal de la critique francophone s’y retrouve résumé.
L’entretien d’abord. On serait assez curieux d’écouter l’intégralité de la conversation parce que pour avoir lu plusieurs conversations avec l’homme, on sait qu’il a des choses à dire qu’il ne dit pas ici. Ríos aime les mots-valises. Ah ah ! Il aime Rabelais, Carroll, Joyce. Oh oh ! Il a la réputation d’être difficile mais ne l’est pas (comme tous les auteurs difficiles). Eh eh ! On apprendra aussi qu’il vit dans un petit village des bords de la Seine et que les bateaux qui passent devant ses fenêtres aboutissent, quelques heures plus tard, devant chez Flaubert (anecdote reprise dans la moitié des entretiens qu’il accorde). Bref : Il n’est dit ici rien qui n’est trouvable en trente secondes de recherche Google (trente secondes, vraiment : si vous cherchez une minutes, vous trouverez plus d’informations). La critique n’est guère plus prolixe. Les personnages sont attachants, on sent de la proximité, de la compassion et l’ensemble est magnifique. Je n’en doute pas, mais je n’ai rien appris : où se place ce livre dans l’œuvre ? Que nous dit Ríos ? Qu’est-ce que littérairement et exactement ce cortège des ombres ? Rien, rien, vous n’apprendrez rien : de nos jours, il suffit d’en parler pour être content. La critique n’existe plus.
Par le plus grand des hasards, « Cortejo de sombras » est le livre de la semaine du supplément culturel de El Mundo. Que dire si ce n’est que le monde espagnol est mieux que le mundo français dans ce cas-ci ? Non seulement Darío Villanueva resitue l’œuvre de l’auteur historiquement mais en plus il montre qu’il l’a lue et même qu’il a tenté de la comprendre. Si, si !
Cortejo de sombras ofrece el semblante más gratificante de la mejor literatura. Siendo narración, ostenta un tratamiento del estilo concorde con el que Coleridge reclamaba para la poesía: las mejores palabras en el orden mejor. En especial, destaca la justeza, la economía de medios y la potencialidad expresiva que convierten aquí las descripciones de personajes, y en menor medida de los espacios, en auténticas epifanías. No es menor el acierto con que se resuelven los diálogos, y la soltura con que se taracea la narración en primera, segunda y tercera persona. Esa feliz polifonía se compadece a la perfección con un pluriperspectivismo que suele dejar en suspenso la interpretación unívoca de lo acontecido en cada una de las historias. Hay, por lo demás, una hábil administración de la intriga que redunda en una narratividad pura, potenciada al máximo por la eficacia estilística. Contribuye a ello la pertinente manipulación de los tiempos, para que el desorden con que el discurso reproduce el tiempo de la historia contribuya a crear lugares de indeterminación y lagunas que el lector será quién deba descifrar.
Tout au plus lui reprochera-t-on d’instrumentaliser le livre en le faisant pièce à conviction de la défense dans le procès mené contre un Ríos auquel on reproche, dans son obsession pour le langage, d’oublier les histoires : de fait, si on suit Villanueva, il n’en est rien. Mais ces idiotes accusations méritaient-elles réponse ?
Moi, ce que je voudrais comprendre c’est pourquoi ce qui est possible en Espagne ne l’est pas (plus ?) en France. Bon, Villanueva est professeur de littérature à l’université de Saint Jacques de Compostelle alors que le critique du Monde, Xavier Houssin, est / était rédac-chef adjoint de Point de Vue. C’est peut-être une piste.
(« Cortège des ombres » est en première position de ma pile à lire, il est donc possible que j’en parle ici prochainement. Peut-être n’arriverai-je pas à lui rendre justice mais je ne prétends pas écrire pour Le Monde.)
Julián Ríos, « Cortège des ombres », Tristram, 17€
Ode à Julián
Je n’ai rien à vous vendre ce soir, mais laissez-moi vous dire :
Fils de Rabelais, le mot des mots, de Cervantes, le livre des livres, Sterne, la page des pages, disciple du forain Joyce, du bon vieux Flann et de cette vieille baderne de Gustave, éditeur de l’homme aux chaussettes grises et sandales de cuir, le roi de la lande, pourfendeur de vaches de pierre, l’impayable Arno Schmidt, lecteur passionné de Gaddis, Guimarâes Rosa, Nabokov et Coover, citoyen du babble de Babel, homme au langage aussi « ancho que Sancho », mesdames et messieurs, chapelier un jour, guide à Dublin l’autre, à Londres le soir, Paris le matin, clavier au poing ou crayon au bout des doigts, mesdemoiselles, jeunes hommes : Julián Ríos ! Julián Ríos ! Oui, Julián Ríos !