Les larmes de Régis
On aurait aimé ne pas savoir que derrière « Lacrimosa » il y avait une histoire réelle, une femme en chair et en os que Régis Jauffret aimait et qui s’est suicidée. Si le savoir a posteriori aurait sans doute apporté un éclairage intéressant, le savoir a priori détermine peut-être trop notre lecture et crée des malaises qui n’auraient pas dû être. Mais voilà, on a lu partout ce qu’il en était et on ne peut rien y faire. « Lacrimosa » en exorcisme fictionnalisé de Jauffret par Jauffret.
Le malaise, autant commencer par lui histoire de s’en débarrasser, est double. Il y a d’abord celui ressenti à la réinvention d’une mort bien réelle. On ne peut s’empêcher de penser à la famille et aux proches de la défunte devant une telle fantaisie. Quand on sait à quel point le sujet d’une biographie peut se scandaliser d’un détail faux, que doivent penser les personnes concernées par ce « Lacrimosa » ? Il y a ensuite ce que Jauffret laisse transparaître de lui en tant que personnage de son livre, arrogant, nombriliste, presqu’indifférent. Et il me faut ajouter à ça l’impression d’être un voyeur. Face à ces obstacles, je me suis rendu compte que ma tactique de lecteur était plutôt étrange et difficilement compréhensible : dans les moments de gêne, je tachais d’oublier ce que je savais de l’aspect réel du récit alors que dans les moments de plus grande émotion, je tentais de m’en souvenir. C’est la première fois que j’observe ce type de comportement, et il y a sans doute des choses à en dire. Je ne compte cependant pas parler de moi mais bien de « Lacrimosa ». Plongeons-y.
Et on est d’emblée surpris puisqu’on nous avait promis un peu partout un Jauffret différent du Jauffret connu alors que ce premier chapitre nous rappelle quelques souvenirs récents : dans une situation somme tout normale – pour autant qu’un suicide puisse vraiment être considéré normal, malgré sa triste régularité – il se met à introduire des éléments qui créent des fissures dans un récit qui jusque là roulait tout seul, des détails qui choquent, des scènes qui heurtent. En fait, on se sent dans « Univers, Univers », un suicide remplaçant le gigot, on se dit qu’on va avoir droit à des variations, à une litanie des causes et des déroulements possibles. On les aura, sauf que. Sauf que Jauffret s’adresse directement (en la vouvoyant) sous forme épistolaire à la défunte. Sauf que le deuxième chapitre est la réponse de la dite défunte à Jauffret. Sauf que cette réécriture de plus en plus improbable s’interrompt au quatrième chapitre, après une virulente réaction de la suicidée. Et donc voilà Jauffret forcé d’admettre qu’il a exagéré, qu’il a menti, qu’il a brodé, qu’il a inventé parce que c’est son boulot de faire ça, c’est lui, c’est ce qu’il sait faire, c’est sa seul façon de réagir à l’évènement. Sauf qu’il n’avait pas compté sur elle, sur ses incessantes remises en place qui entraîneront une remise en cause de la tactique littéraire de l’écrivain aux méthodes pourtant si bien huilées. Alors voilà, il se met à raconter grosso modo la dernière année de vie, quelques anecdotes significatives, sur le ton de la confidence, écoutez je vais dire toute la vérité rien que la vérité voilà comment ça c’est passé. Et nous de partir avec eux pour une semaine au Club Med’ comme dans un vrai roman où on va vraiment nous raconter qu’on s’est levé le matin, a pris le café, fait caca, nagé, baisé, mangé, dansé, bu, etc. Auto-fiction à la française, quoi. Mais bien sûr, on est vite détrompé puisque très vite on retombe dans les variations Djerba, mélange de faits et de ce qui aurait pu être arrivé. Parfois, Jauffret se corrige lui-même, un peu gêné. La plupart du temps, c’est suite aux missives de sa disparue qu’il est forcé de rectifier le tir. Le procédé continue, prend de l’ampleur au retour à Paris et continue jusqu’à une fin qui parait (parait, parce qui sait vraiment…) plus honnête, plus véridique.
Il est compréhensible d’être insupporté par de telles manigances, surtout quand on sait ce que l’on sait. Mais je pense que le mérite de Jauffret est de nous faire passer outre, une sorte de traversée du miroir où on accepte finalement se retrouver dans le monde fictionnel de l’auteur parasité par la réalite – ce qui, dans ce cas-ci, est plus facilement acceptable que de se dire que la réalité est parasitée par un auteur insensible. C’est pour moi une des réussites du livre, mais je sais que d’autres lecteurs ne se sont pas fait avoir comme moi et que la conséquence en a été le rejet complet de l’expérience. Je crois qu’un des gros obstacles à l’appréciation du livre est la délicatesse du thème ainsi que ce qui est perçu comme l’indélicatesse du traitement. Je trouve pourtant que « Lacrimosa » est, au final, un exemple intéressant, une façon originale et puissante d’aborder le sujet pour peu qu’on arrive à aller au-delà des réserves que la méthode peut inspirer. Le fait est se confronter au suicide d’un être très proche est une expérience complètement différente que celle de la mort naturelle ou accidentelle. Les sentiments sont beaucoup plus contradictoires et c’est ainsi qu’on ressent Jauffret dans son livre : un homme face à l’impensable ou à l’impensé qui est pris de réactions ambigües, qui se contredisent, se lamentant de la perte, se lamentant pour la perdue, se lamentant pour lui, s’accablant, s’exonérant, on passe un peu par toutes les couleurs là-dedans et il me semble évident qu’il a trouvé la forme choquante mais idéale pour rendre ce maelström d’émotions qui se démentent et s’opposent.
Même si les réactions du Jauffret de papier sont contradictoires, il me semble que ça ne se fait pas au détriment de l’émotion. Malgré les passages « même pas mal », l’indifférence, le regard parfois clinique, il reste tout les autres moments et surtout l’articulation du dialogue épistolaire entre lui et son amour disparu. Elle est dure avec lui, ça claque fort. Elle lui dit ses quatre vérités, lui refait le portrait psychologique, le met face à ses propres illusions et à ses défauts ou pires traits de caractère. Cette attitude est l’antidote indispensable aux hésitations narratives, au faux qui dit vrai, vrai qui dit faux, etc. Retour sur terre. Et comme bien entendu il y a un vrai Jauffret qui écrit les lettres du Jauffret de « Lacrimosa » et celle de la défunte, ces claques sont bien sûres auto-assénées : et voilà le lecteur qui se rend compte que c’est dans les lettres de la dame qu’il faut aller voir ce que Jauffret à retirer de ce calvaire, pas dans les fanfaronnades métafictionnelles qui les entourent. Et c’est incroyablement touchant, ces émotions fortes, cette sensibilité à vif maladroitement ( ?) dissimulées par un voile de procédés d’un écrivain intelligent.
Je parlais en début d’exorcisme. Le mot est sans doute fort mais rend à mon sens assez bien ce qu’il se passe du point de vue de l’écriture du livre. Mettons de côté le contenu en lui-même pour voir ce que Jauffret fait ici qu’il ne faisait pas ailleurs ou en tout cas pas vraiment comme ça. Les lecteurs attentifs l’ont dit des Inrocks au FFC (je reprends d’ailleurs la phrase inédite d’un de mes collègues, prononcée dans la douce intimité des fauteuils cuir de nos salons privés) : « Jauffret essaie de faire : si Jauffret écrivait une fiction sur quelqu'un qui fait face au suicide d'une amante voilà ce qu'il écrirait ». Et c’est exactement ça. Il commence comme ça et se rend compte que ça ne fonctionne pas : il change de fusil d’épaule. Ce n’est pourtant pas que le début est raté, c’est au contraire, je crois, ce qu’il veut faire, en fait la facette formelle de son intention de fond : le suicide chamboule tout, on est désarmé face à lui et son écriture l’est également, elle tente elle aussi de s’y faire, de s’adapter à cette nouvelle réalité, d’où le changement progressif, par tâtonnement où on passe du Jauffret normal à un Jauffret outré à un Jauffret complètement, extrêmement inédit. Une fois le livre terminé, à l’heure du bilan, on se rend compte qu’un équilibre a été trouvé entre celui d’avant et les velléités un peu trop rénovatrice de celui d’après, on est face à un Jauffret différent mais toujours bien Jauffret. Le deuil fait, rien n’est comme avant, mais tout n’est pas différent. Et je trouve ça remarquable.
Malgré le malaise, malgré les ratages, malgré l’imperfection totale et sans doute assumée du livre, je ne peux m’empêcher d’aimer énormément « Lacrimosa ». J’ai envie de dire que Jauffret a réussi son projet alors que je ne suis pas bien sûr de savoir quel fut son projet exact. C’est con quand même.
Régis Jauffret, Lacrimosa, Gallimard, 16€50
2 commentaires:
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Bonjour, je crois avoir une petite idée de ce projet : http://findepartie.hautetfort.com/archive/2008/09/22/lacrimosa-de-regis-jauffret.html
Lacrimosa nous dit combien la fiction, l'imagination, restent encore les meilleurs moyens de faire exister un personnage - ou une morte. D'où le sentiment paradoxal de réussite, par rapport à ce projet, et d'échec, parce qu'il y a bien moins de fiction dans Lacrimosa que dans ses autres romans, parce que, en définitive, sa Charlotte existe moins qu'une Clémence Picot. Et encore, n'existe-t-elle que comme personnage mort.
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Et s'il s'agissait de l'histoire d'un roman qui se suicide ?