Promenade

« Caminante, no hay camino,
se hace camino al andar.»

Ces vers d’Antonio Machado me semblent une bonne façon d’aborder « Les anneaux de Saturne » de W.G. Sebald. Résumer un livre comme ça en quelques phrases est une tâche ingrate destinée aux indélicats qui pensent pouvoir retirer la substantifique moelle d’une œuvre en deux, trois coups d’hache émoussée. J’ai succombé à cette tentation de nombreuses fois, et ai peur de ne pouvoir l’éviter cette fois-ci non plus malgré toute ma bonne volonté. Je suis bien trop faible d’esprit pour ne pas tomber dans le démoniaque piège de la facilité.

On connaît de nombreux livres à vocation encyclopédique, où l’auteur affiche l’intention claire d’enfermer entre les pages marquées à l’encre la plus noire tout ce que le monde avait jusqu’alors d’indicible, révélant ainsi à tous la brute et horrible réalité qui nous entoure, sans que l’on en ait le moindre soupçon. Cette ambition presque métaphysique est bien souvent couronnée des lauriers desséchés d’un échec qui n’est pas fracassant tant il s’avère absolument minable. Sebald ne tombe pas dans ce piège.

Comme Walser, le narrateur se ballade. L’air de ne pas y toucher, il jette sur la page les impressions retirées d’une longue promenade dans une zone assez circonscrite géographiquement : la superbe campagne anglaise du Suffolk. Qui aimer marcher sait à quel point l’esprit travaille, gamberge, prend la tangente au cours de ces journées solitaires. Inévitablement, Sebald digresse. Son esprit part dans tous les sens, son livre aussi. Pourtant, le chaos n’est qu’apparent. Petit à petit, en observant tour à tour chaque détail, chaque anecdote, chaque leçon de choses, force est de constater que le lecteur à devant lui le portrait superbement ordonné d’un monde qui n’est plus vraiment ce qu’il était.

Mutatis mutandis, « Les anneaux de Saturne » évoquent en moi, la folie du narrateur en moins, le « Wittgenstein’s mistress » de David Markson, cet admirable travail sur l’art, la mémoire et l’identité – quelle ne fut d’ailleurs pas ma stupéfaction de découvrir que Scott Esposito avait déjà fait le lien. Sebald parcourt les ruines d’un monde sur le chemin de la destruction et s’affaire à en retirer des souvenirs, des épiphanies situées quelque part entre le fictionnel et le non fictionnel, dans une zone d’incertitude qui, pourtant, frappe l’imagination et éclaire le jour d’une lumière irradiante jusque là inconnue. Oui, on en apprend plus sur nous-mêmes et nos confrères en disgrâce dans ces quatre cents pages que dans quelque prose bassement réaliste que ce soit, trop contente qu’elle est de se rouler dans la fange d’un quotidien glauque qui ne saurait plaire qu’au thanatologue ne se sentant plus d’aise dans l’odeur de putréfaction dégagée par les entrailles de notre monde.

W.G. Sebald, Les anneaux de Saturne, Folio, 7.70€

 

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