Je est l'autre

Cet article est dérivé de celui, plus long, posté sur le Fric-Frac Club. Ce n'est pas juste une version courte: il y a de notables différences. Ils sont complémentaires.

Il y a une histoire, une petite légende qui se met en place depuis la parution espagnole de « Exploradores del abismo », retour à la nouvelle de Vila-Matas. Il me paraît fort probable, pour ne pas dire certain, qu’elle sera évoquée dans 95% des papiers sur le livre. Après la publication de « Docteur Pasavento », magistrale conclusion de ce que Jorge Herralde appelle la « trilogie métanarrative », Vila-Matas se serait retrouvé bloqué, ne sachant trop que faire ensuite. Le déclic se fera à la suite d’un séjour à l’hôpital : après sa convalescence, amaigrit, il se rend compte qu’il est devenu un autre Vila-Matas, que l’œuvre précédente a été écrite par celui d’avant et que celui de maintenant ne peut que faire autre chose.

Ce dédoublement est exposé dans Café Kubista, qui semble fonctionner comme un prologue. Vila-Matas déambule dans Prague et explique l’histoire de son blocage, de sa maladie, de sa transformation. Il est temps de mettre fin à la métafiction, au discours sur la réalité pour revenir à des histoires humaines, identifiables comme telles. Les personnages seront aussi réels et profonds que possible, ils se dépatteront avec la vie quotidienne, toujours à deux pas de l’abîme derrière l’existence. Le lecteur familier avec le reste de l’œuvre de l’auteur espagnol aura, une fois passé ce texte introductif, l’impression étrange de ne pas tout à fait être dans un livre de Vila-Matas. Scène de vie conjugale, science-fiction, récit d’enfance… Tout paraît s’éloigner du redoutable autremondisme auquel nous nous sommes habitués.

L’abîme est, comme le sous-entend déjà le titre, le fil conducteur du recueil. Soit ils sont dedans, soit ils y tombent presque, soit ils le fixent : tous sont touchés, que ce soit l’enfant persuadé que tout ce qui arrive à son camarade de classe finit par lui arriver à lui ou cet astronaute venu d’ailleurs, voyageant à destination de New York qui se retrouve seul survivant de la navette et finit sur une planète inconnue où on lui apprend la destruction progressive de la terre.

La pièce-maîtresse du livre est, à mon sens au moins, Porque ella no lo pidío. Ce récit raconte l’histoire étrange qui arriva à Enrique Vila-Matas. Un après-midi, Sophie Calle l’appelle à son domicile barcelonais et lui demande de la rencontrer pour parler d’une affaire dont on ne peut parler au téléphone. Quelques jours plus tard, à Paris, comme de bien entendu à une table du Flore, elle lui propose, comme elle l’aurait proposé à Auster, qu’il lui écrive une histoire qu’elle devrait s’efforcer de vivre ensuite, avec comme seul limite infranchissable celle de tuer quelqu’un. De retour chez lui, il se met au travail et lui envoie le début de l’histoire. Pour toute une série de raison, Sophie Calle ne peut se mettre à ce projet et ne répond pas toujours aux mails de Vila-Matas aussi vite qu’il le souhaiterait. Il se retrouve bloqué dans son écriture, ne sachant trop que faire entre attendre une réponse pour continuer ou se lancer dans autre chose. Au-delà de l’étrangeté même de l’idée, ce qui frappe c’est la manière habile avec laquelle l’auteur joue avec les pieds de son lecteur : la première partie tiers est la fiction écrite pour Calle, la seconde l’explication de comment c’est arrivé, la troisième que la deuxième est fausse, l’ensemble fiction et d’où lui vient l’idée (et ça ne finit pas là !).

Ce n’est donc qu’avec cette nouvelle de fin de volume qu’on arrive à voir au-delà du vernis : sous ses nouveaux vêtements, l’empereur est toujours le même. En allant plus loin que l’apparence initiale, que le faux-semblant des histoires ici contées, on ne peut que voir que le nouveau Vila-Matas est en fait l’ancien qui, avec une remarquable ingéniosité, fait semblant de ne plus l’être et finit par paraître encore plus intelligent qu’auparavant, et beaucoup plus pervers : il joue avec son lecteur comme un chat avec une souris. Au bout du compte, dans « Exploradores del abismo », on retrouve toujours l’apparition / disparition de l’auteur, le néant, le télescopage entre fiction et réel, le suicide et les enfants sans enfants. Il y a des changements, mais ils sont relatifs. Et, au-delà de l’abîme, il y aurait un fil commun: le funambule Maurice Forest-Meyer, qui se ballade dans le livre entier, sorte de métaphore de Vila-Matas lui-même, cet auteur toujours suspendu au-dessus du vide. D’ailleurs, ce n’est sans doute pas un hasard, le lecteur attentif identifiera à travers les divers récits la présence de clins d’oeil ou références aux œuvres passées. Sous le couvert de la différence, de la transformation en autre, ça reste du pur vilamatsime.

Dans un fort bon papier publié dans Letras Libres, l’écrivain Rodrigo Fresán pose la question suivante : est-ce que Vila-Matas a vraiment changé ? La réponse est oui et non. Non, parce que l’humour, le style, le rythme est le même. Oui, parce qu’il reconnaît pour la première fois ce qu’est la patte Vila-Matas et se met à l’analyser, la décortiquer. Et c’est en effet sans doute là que réside la différence : alors que précédemment l’auteur ne s’auto-théorisait pas, se contenant de jouer avec l’œuvre des ses écrivains références, cette fois-ci il fait une sorte de pas de côté pour décortiquer le travail de celui qu’il appelle l’autre. Mais l’autre, c’est toujours lui. Au final, ce recueil n’est peut-être pas meilleur que « Enfants sans enfants » où chaque nouvelle était parfaite mais l’ensemble est aussi magistral que surprenant. Vila-Matas est un roublard et, alors qu’on croyait tout savoir de lui, il nous échappe une fois de plus.

Enrique Vila-Matas, Exploradores del abismo, Anagrama, 18€
Traduction française : Explorateurs de l’abîme, Christian Bourgois. Publication le six mars (oui, c’est demain).

 

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