Le téléphone pleure

Bien que publié en 2002, « Anvers » avait été écrit au tout début des années ’80. Au cours de cette décennie, Bolaño ne cessera jamais d’écrire mais ne publie que très peu. Il y aura bien, en 1984, « Consejos de un discípulo de Morrison a un fanático de Joyce », coécrit avec Antoni García Porta, qui sera suivi d’un trou de neuf ans avant « La piste de glace », livre marquant le retour timide de l’auteur sur le devant de la scène – ce retour coïncide par ailleurs avec l’annonce qu’il souffre d’une maladie mortelle. Et ce n’est qu’en 1996 que commence une période où les publications se succèdent.

Le premier titre est « La littérature nazie en Amérique », étrange roman composé d’une trentaine de biographies d’écrivains d’extrême droite. Tout est faux mais tout est vrai, le lecteur est hilare avant de suffoquer, les objets d’études de Bolaño sont toujours quelque part entre l’absurde et le malsain. La création la plus fascinante de l’auteur chilien est Carlos Ramírez Hoffmann, jeune poète à Santiago juste avant le coup de Pinochet. Ce portrait est tellement supérieur au reste du livre que l’évidence s’impose : il faut consacrer à cet étrange personnage un roman complet. Toujours en 1996, Bolaño s’exécute avec « Etoile distante », saisissant récit de l’ignoble parcours de Carlos. Le jeune écrivain profite des remous de 1973 pour assassiner deux sœurs poétesses de ses amies en toute impunité. Il s’engage ensuite dans l’armée de l’air et se lance dans la poésie écrite sur ciel bleu par la traînée de fumée de son avion. Toujours à la recherche de l’avant-garde la plus radicale, il monte ensuite une exposition de photos de jeunes filles préalablement mises à mort par ses soins. Cette dernière frasque lui vaudra une mise à pied. Vingt ans plus tard, Arturo Belano, ancien compagnon d’écriture, se replonge dans cette époque troublée à la demande d’un détective chilien. C’est un livre fantastique où Bolaño se livre à une réflexion sur la place de l’horreur dans l’art, tout en jetant un regard en arrière sur sa génération. A la fois roman policier, recréation fictionnelle d’une jeunesse littéraire et interrogation philosophico-artistique, « Etoile distante » préfigure « Les détectives sauvages ».

En 1997, Anagrama publie « Llamadas telefõnicas », impeccable recueil de nouvelles. Je l’ai déjà dit par ailleurs : ce n’est pas ma forme préférée, mais cet ouvrage rejoint les titres de Cortázar parmi ceux que j’apprécie sans réserve. Les quatorze récits illustrent parfaitement ce qu’est le monde de Bolaño. Tous sauf deux écrits à la première personne, ils mettent le narrateur en communication, déjà imparfaite avant même d’avoir lieu, avec d’autres écrivains ratés et des femmes impossibles / incapables à / d’aimer. C’est souvent tragique, mais tout autant marrant. L’auteur peuple ses créations de personnages improbables, pratiquement lynchiens – si Lynch faisait montre dans ses films d’une autodérision permanente et d’un sens de l’humour ravageur. De nombreuses indications autobiographiques sont dispersées dans l’ensemble du recueil, mais, de ce point de vue là, la pièce la plus intéressante est sans doute « Detectives », dialogue entre deux flics chiliens se souvenant comment ils avaient aidés Arturo Belano à sortir d’une prison de Pinochet. De fait, le jeune Bolaño venait à peine de rentrer au pays lorsque éclate le coup du 11 septembre 1973. Raflé avec d’autres personnes, il passe huit jours en tôle et en sortit sans égratignure grâce à la rencontre de deux policiers qui fréquentèrent le même collège que lui.

Si le succès critique est alors déjà au rendez-vous, les ventes ne suivront pas avant la parution en 1998 des « Détectives sauvages », cette œuvre absolument époustouflante dont les lecteurs réguliers de ce blog savent déjà le bien que j’en pense.

Roberto Bolaño, Llamadas telefónicas, Anagrama, 7€
Roberto Bolaño, La littérature nazie en Amérique, Titres, 7€
Roberto Bolaño, Etoile distante, Titres, 6€
Roberto Bolaño, Appels téléphoniques, Christian Bourgois, 21€

 

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