Le bon garçon et le Pérou
Lorsqu’on parle de fiction contemporaine de facture classique, je ne peux m’empêcher de penser à Mario Vargas Llosa qui, selon moi, s’impose comme le représentant le plus brillant de cette catégorie. Sa « Fête au bouc » est une œuvre où aucune ligne ne sonne faux, chaque mot est à sa place et forme sans aucun doute le plus puissant le roman sur une dictature réelle qu’il m’ait été donné à lire.
Il y a quelques mois sortait « Tours et détours de la vilaine fille », le dernier Vargas Llosa en date. J’en ai lu, des critiques dithyrambiques –« ce livre à sa place au côté de chef-d’œuvres du passé comme « Moby Dick » » ! Malheureusement, la lecture des cent première pages, certes plaisante, était loin de me convaincre : l’écriture me semblait plate, cucul, les dialogues précieux. Et pourtant, petit à petit…
Dans les années ’50, Ricardo, jeune adolescent péruvien, fait la connaissance de Lily, petite chilienne immigrée à Lima. Il en tombe amoureux mais n’arrive pas à la tomber, malgré ses multiples tentatives. Une quinzaine d’années plus tard, le gentil Ricardo vit à Paris, seule ambition de sa vie, et fait traducteur pour l’Unesco tout en aidant parfois un ami à héberger des candidats guérilleros de passage entre le Pérou et les camps de formation cubain. Une de ces aspirantes révolutionnaires est justement Lily – et cette fois, il la convainc de ses sentiments. Cela ne dure malheureusement pas, puisqu’elle s’envole vers l’île de Fidel. Durant les trente années suivantes, Ricardo, le bon garçon, retrouve par hasard sa mauvaise fille, toujours sous des noms différents et dans des situations rocambolesques. Plus précisément, elle revient toujours à lui lorsqu’elle se retrouve dans les difficultés jusqu’au cou. Bonne âme, aveuglé par l’amour, Ricardo, malgré son intention de dire non et de clore le chapitre, se fait chaque fois avoir.
Comme tous les bons romans - et, en fin de compte, il est de ceux-là-, « Tours et détours de la vilaine fille » se lit de plusieurs façons. En première intention, on identifiera bien sûr le récit d’une obsession à sens unique, d’un amour destructeur – bien que finalement rédempteur. Pour ce pan-là du récit, et malgré les défauts que j’ai déjà cité, Vargas Llosa prouve une fois de plus l’étendue de ses talents de conteur. Le lecteur sait bien sûr à l’avance que la mauvaise fille va redébarquer dans la vie de Ricardo, et il croit chaque fois subodorer la manière dont va s’effectuer ce retour – non sans crainte, tant ça semble cousu de fil blanc. Pourtant, on est chaque fois surpris par le rebondissement, par ces tours et détours, justement. Par ailleurs, la marche inexorable de l’histoire vers plus d’amour, suivi de plus d’horreur, suivi d’encore plus d’amour et de conscience de Ricardo à la fois de l’idiotie de son comportement mais de l’impossibilité d’agir autrement est fascinante.
Si on veut bien se détacher de l’histoire composée par Vargas Llosa, il reste quantité d’autres choses dans ces quatre cent pages. A 70 ans, le maître péruvien semble établir un premier bilan de sa vie : le parcours géographique de Ricardo est vaguement calqué sur celui de l’auteur. On retrouve le Paris existentialiste où un jeune auteur sud-américain fréquentait les milieux immigrés d’extrême-gauche et était lui-même séduit par le communisme. Suit une période londonienne et une prise de conscience des aveuglements de sa génération. Les années ’80 sont celles d’un retour bref au Pérou, à l’époque de la catastrophique présidence de Alan Garcia, et enfin, une période madrilène. La relation de Vargas Llosa avec son pays semble ambiguë : chaque fois qu’il y retourne, il s’y reconnaît de moins en moins et il est consterné par la route de plus en plus destructrice sur laquelle il se dirige. En même temps, s’il ne s’y sent plus à la maison, il faut bien dire que malgré les années passées en Europe, il s’y sent toujours étranger. Pour utiliser une image idiote, il ressemble à une plante qu’on aurait déracinée de son milieu d’origine pour la planter dans un biotope différent. Elle s’intègre plus ou moins bien au paysage, à l’air extérieurement saine, mais il y a, à l’intérieur, quelque chose qui ne va pas…
On peut – mais ce n’est là que mon point de vue personnel- également voir la mauvaise fille comme une métaphore du Pérou. Prête à tout pour réussir, suivant les promesses de retour sur investissement immédiat, elle se laisse séduire par tous les charlatans, oubliant qu’il y a des chemins plus sages et moins dangereux vers le développement personnel. De temps en temps, elle retourne vers la moins flamboyante raison pour s’aveugler une fois de plus peu après et reprendre le chemin de l’auto-destruction.
Deux mois après la publication espagnole de « Tours et détours de la vilaine fille », Alan Garcia, qui avait presque mis le Pérou en faillite à la fin des années ’80 – provoquant ainsi la candidature malheureuse de Vargas Llosa à la présidence-, prêtait une nouvelle fois serment comme président de la république. Le Pérou est parfois une bien mauvaise fille – et ce roman, malgré certains défauts, vaut bien le détour.
Mario Vargas Llosa, Tours et détours de la vilaine fille, Gallimard, 21€