Confession d'un progressiste
Il paraît qu’on a fait à plusieurs reprises la critique à Alan Pauls de ne pas intégrer suffisamment le politique dans ses textes. C’est un point de vue étrange qui nous ramène aux années où tout était politique, même ce qui prétendait ne pas l'être. Soyons en certain : en ces temps-là et pour ces gens-là, la fiction ne brillait pas de mille feux. Il est possible qu’en Argentine ce genre de théorie absurde soit toujours de mise – après tout, ce serait l’un de derniers bastions lacaniens, il y a donc au moins congruence temporelle -, d’autant plus si l’on se réfère à l’intrigant travail de Damían Tabarovsky, stimulant mais in fine souvent perdu par une pseudo sophistication politique prenant le pas sur tout le reste. Et Pauls passa donc à confesse – pardon, à l’autocritique -, admettant la carence politique profonde de ses livres et se jurant de corriger ce grave défaut dans son prochain livre. Frisson d’horreur.
Entre « Historia del llanto ». Voilà que l’on comprend pourquoi la littérature de Pauls n’est pas remplie de considérations « engagées » : comme la majorité des écrivains, il a mieux à faire de sa plume que de la mêler à la fange de ceux qui croient au devoir et au pouvoir dialectique de la fiction dans la lutte visant à créer les conditions d’un monde meilleur donc rééduqué. L’homme écrit parce que. Finalement, n’est Gorky que le littérateur qui ne saurait faire autrement… C’est pourquoi au lieu du livre politique annoncé on a ici une promenade proustienne dans la vie intérieure – cette chose tant nécessaire à la création littéraire et tellement haïe par les radicaux de tous bords – d’un jeune argentin à la parfaite éducation progressiste. Comme si Pauls expliquait à la fois dans quel milieu et dans quelle idéologie il a grandit et pourquoi cette dernière ne transparaissait pas dans ses textes.
Je serais tenté de voir dans le travail de Pauls ici un lien avec celui de Vila-Matas dans « Explorateurs de l’abîme ». Certes, ce lien n’est ni thématique, ni structurel ni stylistique. Il pourrait donc être anecdotique mais il me semble intéressant : les deux textes se présentent plus ou moins ouvertement comme une repentance – de ne pas créer des personnages faits de chair et de sang pour le Barcelonais, de ne pas parler de politique pour l’Argentin -, une admission de culpabilité et une correction mais finissent en puissante réaffirmation de ce qui leur est reproché par les ânes. Tout comme Chostakovitch promettait d’être plus prolétaire avant de discrètement subvertir le travail exigé par le Parti, Vila-Matas et Pauls ne peuvent se forcer à l’autocorrection. Bien sûr, il n’y a contre eux aucune forme de contrainte réelle, aucune menace sur leurs vies et tout cela pourrait être vu comme gratuite facétie. C’est justement ce côté apparemment gratuit qui donne à ce pied de nez une bonne partie de son charme.
Cette « Histoire des larmes » est celle d’un garçon ultra-sensible qui a la faculté d’attirer les confessions intimes de tout qui passe un peu de temps avec lui. Sa sensibilité est illustrée extérieurement par sa capacité à verbaliser ses émotions et par les pleurs qu’il verse souvent mais uniquement en présence de son père qui l’admire pour ça, lui le gauchiste formé par la conviction que l’introspection est une faiblesse inutile et coûteuse. A l’adolescence, il se plonge dans la littérature marxiste, lit un journal péroniste et suit avec admiration les guérilleros impliqués dans la lutte armée. Pourtant, à sa grande stupéfaction, lorsqu’il voit à la télévision un jour de septembre 1973 l’armée de Pinochet bombarder le palais de la Moneda, il ne verse pas une seule larme sur le sort de la voie chilienne au socialisme et de son président, le docteur Allende. Et il doit bien se rendre compte que la rupture avec sa petite amie – virée par lui parce que de famille chilienne de droite – lui est plus douloureuse que la mort de son idole. Non seulement c’est la fin d’une époque pour le continent, c’est aussi la fin d’une illusion pour le jeune homme anonyme : il n’aura pas su être contemporain.
Il y a deux scènes clés. Tout d’abord celle d’ouverture, sur une anecdote venue de l’enfance du protagoniste : obsédé par Superman, il est certain de pouvoir voler et se lance à travers une fenêtre. Il en ressort miraculeusement indemne. Selon la lecture de Alejandro Henchoz, cette histoire recèlerait en elle le récit entier, celui de la pensée progressiste comme épique infantile prête à faire disparaître le corps au profit d’une époque exigeant un engagement absolu pour la cause. Je ne suis pas certain que ce soit juste : soulignons plutôt que Pauls a dit avoir voulu jouer avec l’idée de gamins se délectant des aventures de révolutionnaires comme ils se délectent aujourd’hui de jeux vidéos. Ou de superhéros : au cœur du progressisme, il y a bien l’idée de l’invincible supériorité des convictions défendues, celles qui mènent l’humain sur le route du mieux et du bien. Le prog’ serait le superhéros prêt à risquer sa vie pour la victoire : d’ailleurs le gamin de « Historia del llanto » sort indemne de sa rencontre avec la fenêtre. Miraculeusement. Et tout est sans doute là : miraculeusement… Parce qu’on a vraiment de la chance d’échapper vivant à la tentative de rendre vrai une fiction sans base concrète. Dans les années qui suivirent cette collision tête / fenêtre, de nombreux jeunes gens s’en rendront compte à leur dépens. Aveuglés par la putassière fiction marxiste-leniniste-trotskardomaoïste ils tombèrent en nombre sous les coups des généraux et / ou massacreront gaiement autant d’ennemis de classe que faire ce pouvait. Ce n’est d’ailleurs par un hasard si, au terme des années 1970, cette horrible décennie de révolutions et contre-révolutions pseudo-prolos déployées du Chili au Cambodge en passant par l’Allemagne et l’Italie il y eut rupture nette entre la gauche progressiste / liberal – au sens anglais – et la gauche radicale que bon nombre de membres désertèrent pour devenir les cadres des partis sociaux-démocrates : l’enchantement avait été brutalement rompu. C’est ici qu’intervient la seconde scène clé du livre. Adolescent, le narrateur est emmené par son père au concert intime d’un héros du protest song argentin revenu d’exil. Les chansons remplies de pathos et de beaux sentiments populaires débordent d’une sensibilité qui dégoûte notre hyper-sensible antihéros. Soit parce qu’il se rend compte que la sensibilité ne devrait plus être de mise à une époque aussi brutale, soit parce qu’il se rend compte que la sensibilité naïve affichée contribue à l’aveuglement qui plonge ses contemporains vraiment contemporains dans un radicalisme mortifère. Il comprend surtout que ce chanteur est de ceux qui – déjà rien que par la force d’un long séjour imposé à l’étranger – sont déconnectés du monde parce qu’il n’ont rien vu, ne savent rien, que leur témoignage est hors de propos. Juste comme lui. C’est là qu’il abandonne.
« Historia del llanto » serait-il donc l’histoire de la transformation d’un radical en pantoufle en socialiste du ventre mou ? Voilà qui expliquerait l’absence de politique chez Pauls : fondamentalement, le social-démocrate n’a aucun discours politique à tenir autre que les louanges du compromis et l’éloge de la juste mesure. On fait encore moins bonne littérature avec ça qu’avec lutte des classes ou des races. Puisqu’on ne fait pas de littérature avec de beaux sentiments, n’est-il finalement pas heureux que Pauls ne soit pas un écrivain politique ? Est-ce un hasard si une large majorité des gens soucieux de littérature vivent dans le confort que certains appelleraient bourgeois du consensus idéologique – on pense ici au Senges qui n’a rien contre les impôts, au Gaddis pour lequel le capitalisme est le moins mauvais des systèmes, au Jauffret qui vote Bayrou ? Autant de gens tenant des propos – certainement pas un discours – n’ayant rien de révolutionnaires mais dont les œuvres ne peuvent paraître que radicales face à la production dominante. N’est-ce que pur hasard ?
Ces interprétations valent ce qu’elles valent – c'est-à-dire qu’elles pourraient ne rien valoir. Ce qui est indéniable et essentiel, c’est que cette incapacité à la contemporanéité dont se lamente le personnage du livre se retrouve dans l’écriture même. Loin d’un réalisme mortifère et particratique, les phrases de Pauls sont alambiquées, longues, se divisent en multiples clauses qui nous mènent de digressions en digressions. Il s’agit de flux et de reflux, de longues étendues de mots qui se parcourent et s’apprécient à grande vitesse si l’on se laisse entraîner par le rythme impliqué dans la composition mais qui restent tout aussi délectables et étonnamment riches lorsqu’on se décide à prendre son temps. Lire « Historia del llanto », c’est se soumettre à une expérience vibrante dont la force ne tient heureusement pas à l’électrifiant discours d’un Trotsky de province mais bien au talent d’un écrivain dont le sens de la composition, l’art de l’ellipse et la maîtrise linguistique sont de premier plan. Autrement dit, c’est une illustration de plus pour qui en aurait besoin de la supériorité de l’artiste sur l’agitateur de pulsions primaires que restera toujours le politicien. Et c’est Pauls qui démontre ainsi la radicale beauté de son regard sur la réalité.
Alan Pauls, Historia del llanto, Anagrama, 14€