Tricky Dick à Sing-Sing

Il y a parfois des bonnes nouvelles : le Seuil vient de rééditer « L’arc-en-ciel de la gravité » (on reparlera peut-être un jour de cette réimpression). On dirait d’ailleurs que ces initiatives se prennent une fois l’an. En 2006, la même maison proposait aux lecteurs de redécouvrir, 26 ans après la première parution, « Le bûcher de Times Square ». Si mes informations sont bonnes (Pugnax, merci), les ventes sont misérables. Dommage : le roman de Coover est une pièce essentielle et réjouissante de la littérature postmoderne.

« Le bûcher de Times Square », c’est l’affaire Rosenberg, l’Amérique d’après-guerre et la carrière politique de Tricky Dick Nixon en version burlesco-foraine. Dans un monde divisé en deux, le Spectre complote contre le monde libre dont le seul recours est Slick Sam. Le conflit est dur, les Etats-Unis perdent prise et se retournent contre l’ennemi intérieur à la recherche d’une victime expiatoire. On en trouvera en fait deux, le couple Rosenberg. Après un procès étrange, ils sont condamnés à mort, ce qui entraîne la mobilisation des toutes les âmes perdues séduites par les agents du Spectre. Mais Mr. President Ike et son sous-fifre Dick tiennent bon : en juin 1953, les deux malandrins seront passés par l’énergie purificatrice de la chaise électrique en plein Times Square à l’issue d’un fantastique spectacle auquel l’ensemble du showbiz est convié.

Cette histoire incroyable nous est tour à tour contée par un narrateur omniscient et par Nixon. Le narrateur glose sur l’affaire Rosenberg, l’état du monde et l’histoire de l’Amérique, et est nourri verbalement par Coover à l’aide d’extraits de discours, de tracts, de pamphlets, de minutes de procès, de documents officiels et d’articles de presse de telle sorte que pratiquement tout est authentique. On prend ainsi les atours de l’objectivité, mais ce n’est qu’un leurre : l’ensemble est réorganisé, recoupé, remonté à tel point qu’on finit par faire dire aux sources le contraire de ce qu’elles disaient. Et vu qu’elles n’étaient pas fiables à la base déjà, je vous laisse imaginer ce que ça peut donner. Tricky Dick, quant à lui, raconte sa carrière, son couple et surtout les trois jours qui mènent à l’exécution. On sait que Coover déteste Nixon, et pourtant il le présente ici de façon étonnamment humaine. Le vice-président a des doutes, s’interroge sur ce qu’il fait, n’est pas tout à fait fidèle à l’infâme bête politique prête à tout que l’on connaît. Coover se sert de lui à la fois pour mettre à la vue de tous le parcours détestable de l’homme – on dit qu’il aurait été assez frustré de voir le scandale du Watergate mettre sur la place publique les infos sur la carrière de Nixon qu’il avait patiemment dénichées- et pour illustrer les failles de l’Amérique. Homme, comme on le sait, aux ambitions présidentielles, il se frotte au superhéros Slick Sam, finissant par découvrir que tous les élus – comme le peuple américain- se font littéralement enculer par cette figure représentant le rêve US.

On l’imagine bien, le livre a causé quelque scandale à l’époque. Plusieurs maisons d’édition l’ont refusé par peur de poursuites qui auraient pu être engagées par les personnages réels –ou leurs descendants- qui peuplent « Le bûcher de Times Square » - vous imaginez, scène d’amour consommé entre Nixon et Ethel Rosenberg à Sing-Sing, par exemple. Le roman aboutira finalement dans les librairies et pas dans les prétoires.

De façon plus essentielle, nombreux sont ceux qui prirent ombrage de la façon dont Coover, disent-ils, présente la guerre froide comme un pantalonnade grotesquement mise en scène par le gouvernement américain, dédouanant l’URSS de ses torts. Je pense que c’est là un mauvais procès. Coover se contrefiche totalement des soviétiques. Ce qui l’intéresse, c’est l’effet du conflit sur la psyché américaine, ce que la réaction dit de son pays. Il n’est pas nécessaire d’être un séide du spectre pour trouver à redire à l’American dream, au Maccarthisme et à la propagande des années ’50. Finalement, c’est un roman assez insulaire, americano-américain – ce qui permet en fait aux européens d’y voir surtout l’humour et l’outrance là où certains outre-atlantique ne voyaient que la politique supposée.

En ce qui concerne la véritable affaire Rosenberg, il semble assez clair que Coover était convaincu de l’innocence du couple – lorsqu’il évoque le procès, il ne parle que des points faibles de l’accusation, par exemple. Sur ce point précis, il se sera sans doute trompé puisqu’on sait avec quasi-certitude que Julius Rosenberg était bel et bien coupable –au contraire d’Ethel. Le débat devrait donc plutôt se porter sur la peine de mort – et s’il faut lutter contre celle-ci, c’est vrai aussi bien en ce qui concerne les condamnés innocents que les coupables.

Du point de vue historique, on peut dire du roman de Coover ce que Gass disait de la philosophie de Hegel à Paris en février dernier : dans le monde réel, c’est faux mais dans la fiction c’est absolument vrai. Le tour de force aura donc été de créer un monde absolument cohérent dans cet univers limité de 596 pages. On en vient donc au troisième angle d’attaque contre l’œuvre : le manque de réalisme psychologique, les arrangements avec la réalité, l’outrance du propos, la comic-heroisation de la République. Ceux qui insistent sur la nécessité pour un roman d’être vrai au sens linéaire, cohérent avec le monde extérieur et la nature humaine éviteront donc ce livre. Comme on l’a déjà dit, je ne suis pas certain que leur conception de la fiction soit la bonne ni que ce qu’ils adorent soit tellement « réaliste ». Quoiqu’il en soit, Coover a trouvé la forme parfaite pour dire ce qu’il avait à dire d’une façon absolument cohérente, créant ainsi une œuvre d’art tout à fait indépendante, qui fonctionne aussi bien lorsqu’on la met au contact du monde extérieur que lorsqu’on la prend seule et isolée. C’est pour ça qu’à l’heure de la chasse à l’islamiste « Le bûcher de Times Square » est toujours pertinent, c’est également pour ça que dans un phase de stabilisation politique il restera tout aussi fascinant qu’adapté à son temps.

Robert Coover, Le bûcher de Times Square, Seuil, 25€

 

4 commentaires:

  1. Anonyme said,

    MMMM... Tentant! Mais au fait, fausto, tu n'aurais pas quelques petits problèmes d'accord du participe sur ce billet? :-)
    Allez, relis toi, et continue à nous pondre des chroniques sur d'aussi bons bouquins...

    on 11:30 AM


  2. Anonyme said,

    C'est ça, être cohérent en interne. Par contre, il est impossible de créer des personnages pertinents qui ne s'accordent pas peu ou prou avec la nature humaine.

    Sinon, 25 € pour un roman, c'est trop. Un roman ne devrait pas coûter plus de 15 €. Cela me fait penser à Gallimard qui vient de ressortir "Les deux étendards" de Rebatet, à 50 (!) €.

    on 3:58 PM


  3. Agatha, tu mets le doigt là où ça fait mal. Je suis en profond désaccord avec le participe et mon coeur en saigne.

    Gadrel, dans quel sens dois-je comprendre "pertinent"? Et en quoi celui qui ne partagerait pas ton opinion à ce sujet se placerait dans l'erreur?
    Sinon, 25€, c'est en effet trop cher.

    on 6:56 PM


  4. Untel said,

    Coover crée un roman en accord avec son temps (question de participe?). Surtout il crée une légende américaine, le récit du manichéisme qui (c'est Coover qui semble le dire) fait partie intégrante de la mythologie, du mysticisme américain (le Spectre immortel et son sceptre, l'axe du mal). C'est vrai, la traduction est trop longue, et trop chère. Heureusement, le traducteur nous a épargné (!) le dialogue de fans de base ball entre Nixon et son chauffeur de taxi, qui soulignait encore le teint populiste (un mot à la mode en France aussi) du encore futur président des States, incarnation de l'Oncle Sam(est-ce que ça retire de sa valeur au roman, doit-on demander à se faire rembourser (et acheter avec la somme ainsi récoltée Le Tunnel de Gass, pour 1 euro de plus))?

    on 11:16 PM


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