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On ne décroche pas la lune

L’œuvre de Sorrentino, toujours en cours d’édition en français, est comme divisée en deux pans : l’un publié chez Actes Sud, l’autre chez Cent pages. On aurait envie de dire qu’il y a une logique, du plus abordable d’un côté, du moins abordable de l’autre. Mais « Little Casino » (AS) n’est pas plus facile que « Steelwork » (CP) et l’étrangeté de « Gold fools » (CP, bientôt) est-elle plus étrange que l’étrangeté de « Aberration of starlight » (AS, bientôt) ? Bien sûr c’est le petit CP qui s’est coltiné le monstrueux et invendable « Mulligan Stew / Salmigondis », mais ça n’est pas suffisant pour établir une théorie générale du gilbertisme sorrentinien dans le monde de l’édition franchouille. Ceci dit, admettons que le recueil de nouvelles qui vient de sortir chez le grand AS n’est pas exactement l’œuvre la plus difficile. Au contraire, « La lune et son envol » se lit sans grand problème. Mais parler de la difficulté relative d’un élément d’un corpus franchement difficile est s’égarer sur un chemin sans issue. Ou plutôt, c’est s’éloigner de ce qui devrait être notre sujet : la qualité des nouvelles de Sorrentino et ce qui se cache derrière l’apparente évidence…

« La lune dans son envol », initialement paru en 2004, pourrait être considéré comme un Sorrentino dernière période : entre « Little casino » et « Lunar follies » il vient à un moment où l’auteur trouve une certaine stabilité éditoriale dans l’excitant catalogue de Coffee house press. Plus de cloche-pied d’un éditeur à l’autre, le rush final se fera au même endroit. Résultat ? Quatre titres en quatre ans, tous s’intégrant dans le canon d’un lectorat exigeant et intelligent.  Mais tout cela est trompeur : « La lune dans son envol » est en fait la compilation d’un travail de 35 ans, le premier recueil d’un Sorrentino adepte trop peu connu de la short story.

On dira, comme on le dit trop souvent des recueils de nouvelles, qu’il s’agit là d’une bonne introduction à un auteur qui fait peur à certain. Mais quoi qu’on en dise, rien ici ne prépare vraiment à la stupéfaction « Mulligan stew ». La grande surprise, en fait, c’est de retrouver dans ces textes un Gilbert Sorrentino en roi du réalisme. Dès le premier texte, on se rend compte qu’on a là un portrait assez saisissant et incroyablement vivant de certains moments de la vie quotidienne des américains sur les quarante dernières années. Contrairement à « Red the fiend », lui aussi écrit dans une veine réaliste, les nouvelles de « La lune dans son envol » sont humaines, passant des souvenirs presque fleur bleu à des constats d’échec bien plus cuisant mais toujours avec la présence d’une certaine compassion, quand bien même certains des comportements décrits nous paraissent dérangeant. 

Malgré la plus grande accessibilité des textes (il serait d’ailleurs intéressant de travailler sur la différence entre l’art de la nouvelle et l’art du roman chez Sorrentino – peut-être largement déterminé par la nécessité de vendre les formes courtes à des revues comme Harper’s ou le New Yorker ?), on retrouve ici pas mal d’éléments qui ont fait la réputation de l’homme. Même si l’écriture semble moins libre (ou en tout cas sous plus grand contrôle) que dans certains de ses romans, même si la petite musique résonne moins fort, Sorrentino reste un écrivain merveilleux, capable de composer des phrases aux sonorités magiques où l’originalité et l’élégance ne font rien perdre au sens. Il y a toujours aussi son sens de l’humour, noir et tendre, grinçant et désespéré par moment, nous faisant rire parce que nous ne voulons pas pleurer, mais aussi prêt à se déclencher dans des moments plus légers, au détour d’une description ou d’un aparté autoriel. Tiens, en voilà une autre constante : Sorrentino n’aime rien tant que causer directement avec son lecteur, lui demander son avis et suggérer de pistes de développement narratif possible. C’est d’ailleurs souvent dans ces moments là qu’on rit le plus : pris dans une intrigue vraiment réaliste – dans certains cas, à la Salinger ou presque --, on éclate de rire de surprise juste à voir le maitre claquer des doigts et nous rappeler non seulement que tout cela est fiction (on le savait, après tout… ou non ?) mais qu’en plus sa maîtrise de la dite fiction n’est pas nécessairement aussi ferme qu’on le croit (qui a dit « Mulligan stew » ?). Voilà qui nous amène probablement une nouvelle fois vers la forme. On l’a dit, elle est plus classique mais ça n’empêche pas de tomber sur des choses étranges : considérez ce texte fait de 177 phrases, 59 empruntées à 59 auteurs différents et 118 venant des autres histoires du volume. Un autre est entièrement composé en points d’interrogation – tout comme « Gold fools ». Etrange, en effet, mais ça marche, c’est cohérent. Drôle d’homme qui parvient à tirer son coup, hmm, à s’en sortir dans pareilles circonstances. Il continue aussi son travail sur le cliché et les jeux de langage.

Une fois ceci dit, que dire vraiment de « La lune et son envol » ? Il y a, pour sûr, de très beaux moments. Je retiens particulièrement le premier texte, peut-être trop « naïf » pour certains mais qui détient un charme réel et dont les échos se font sentir à travers plusieurs autres textes. Mais suggérerais-je à un lecteur pas encore familier avec Sorrentino de commencer par là ? Non. Si le tout est plus accessible, il lui manque une certaine substance. Et une certaine variété : bien qu’écrites sur de nombreuses années, ces textes, contrairement à ses romans, se ressemblent un peu trop pour vraiment séduire. Derik Badman le disait il y a cinq ans déjà : on sent des redites. J’ajoute : là où dans la forme longue Sorrentino travaille parfois sur la redite de façon volontaire et systématique, tout ça semble un peu raté ici. Et pour quelqu’un qui connait un peu de Sorrentino, il vaut mieux continuer à creuser ailleurs dans son œuvre que de risquer la déception avant d’avoir été totalement convaincu. « La lune dans son envol » n’est pas un mauvais livre, mais la crainte que l’on peut avoir c’est qu’il n’est pas assez bon pour accrocher un lectorat qui connait mal son auteur.

Gilbert Sorrentino, La lune dans son envol, Actes Sud, 22€80

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Démonologie

La France doit la découverte de Gilbert Sorrentino à l’obstination de son traducteur, Bernard Hoeppfner. Contrairement à d’autres auteurs américains de sa génération et de son talent qui avaient déjà eu la chance - - mais bien souvent sans rencontrer le succès - - d’être traduits en français, Sorrentino a dû attendre soixante-quatre ans et treize romans pour arriver dans nos librairies en 1991, aux Belles-lettres[1]. Il faudra cinq ans de plus pour un retour en grâce temporaire avec « Red le démon » chez Bourgois. A part une autre traduction en 1999 chez l’excellente mais discrète maison Cent pages, ce n’est que dix ans plus tard que Sorrentino revient au premier plan, chez Actes Sud cette fois-ci, avec l’aide de DeLillo. On croyait la machine lancée. Las !, deux mois après la parution de « Petit casino », son auteur disparaissait. Mais Hoepffner ne rend pas les armes et, entre deux éditeurs, continue à prévoir la publication d’un des corpus les plus importants de la littérature expérimentale US du siècle passé.

« Grandma smiles her malevolent smile displaying both her gold tooth and her brownish-black tooth. She wonders, again, if someone might go down to the cellar storage bin and get her something.
She wants something.
Perhaps a hot-water bottle.
An ice bag. A moth-eaten blanket. A chipped egg cup. Something personal, some treasure, something to bring back memories of her innocent childhood, her winsome first days as a new bride. God knows, they didn’t last long.
At the thought of the hot-water bottle, the ice bag, Red brightens internally, secretly, for such need may possibly signal pain somewhere in Grandma’s body. He takes care to show nothing in his flat, brutal face. Pain that might foreshadow, perhaps, death itself, although Red does not even think this word. »

Ainsi commence « Red the fiend », odyssée brutale et cruelle dans une maison dominée par la figure tyrannique de grand-mère. Grand-père, dominé, ne dit rien. Mère, sans travail, divorcée d’un mari alcoolique, ne peut rien dire puisqu’elle vit ici, elle et son bon à rien de fils, de la charité de ses parents. Red subit les colères d’une grand-mère frustrée par une vie médiocre ainsi que les coups de ses condisciples. C’est comme ça que va naître un monstre, un démon.

On a dit que Grandma était une des personnages les plus détestables et les plus maléfiques de la littérature américaine. C’est sans aucun doute vrai. Sorrentino rassemble en elle tous les clichés et les préjugés des plus intolérants des irlando-américains – dont la haine incroyable contre l’autre (Italien, Allemand, Juif…) est une des caractéristiques les plus violentes – auxquels il ajoute une attitude superstitieuse particulièrement étrange et personnelle. Cette véritable haine intérieure ressort à la fois sous la forme d’insultes et d’imprécations odieuses mais aussi d’ahurissants passages à l’acte physique. Mémé est une sadique à la recherche du moindre prétexte pour rosser Red ou pour l’empoisonner de plats douteux et d’aliments pourris. Red, devant ce torrent d’agression de toutes formes et cette carence d’émotions autres que la peur, le dégout et la douleur, développe petit à petit une attitude de confrontation avec grandma dans laquelle il trouve une certaine forme de jouissance et, à l’extérieur, se met lentement à dériver vers ce qui ne pourra qu’aboutir à une sorte de bête asociale, prête à tout pour combler ses désirs du moment.

On l’aura compris, c’est un livre dur, violent et sombre. Et ça n’arrête pas. Jusqu’à la fin, qui laisse d’ailleurs entrevoir un après d’une violence encore plus grande, le bombardement est continu. Paradoxalement, c’est sans doute dans cette noirceur sans espoir que Toby Olson aura trouvé un aspect comique : il est vrai que l’espèce de jubilation évidente ressentie par grandma lorsqu’elle planifie ses pires coups ou les aspects définitivement pervers des contre-plans progressivement mis-en-place par Red poussent le lecteur tellement loin de ce qu’il considère normal qu’il ne peut s’empêcher de ricaner, si ce n’est de franchement rire. C’est d’ailleurs cette exagération dans l’horreur qui signale clairement que « Red the fiend », contrairement aux apparences, n’est pas un livre réaliste – ce qui aurait surpris de la part de Sorrentino. Au-delà de leur méchanceté et de leur brutalité, il n’y a, ni chez grandma, ni chez Red, d’autre émotion. Ils ne sont que ça. Ils sont, en quelques sortes, des clichés sur patte poussés à leur extrémité. Et le talent de Sorrentino, génial explorateur du cliché, c’est de parvenir à faire sortir de ce « too much » vérité et compassion, de faire sentir instantanément au lecteur le côté humain du livre.

Ce livre pourrait être impossible à lire – la méchanceté pure réussit rarement aux lecteurs – s’il n’y avait, bien sûr, le miracle de l’écriture de Sorrentino. Comme toujours, il travaille énormément sur des schémas répétitifs – tels que des séquences insensées de questions / réponses ou les innombrables et extrêmement réussies listes – ainsi que sur les procédés littéraires, dont le livre prend par moment l’aspect d’encyclopédie illustrée et jouissive. On le sent dès le premier paragraphe : il y a un rythme fabuleux qui nous projette sur une vague de phrases précises mais presque lyriques dont aucune ne semble ne pas avoir ou ne pas être à sa place. Et la phrase sorrentinienne est une bizarrerie : contrairement à celle d’un Selby, dont la thématique de « Red the fiend » est proche, qui se laisse trop souvent aller à une rudesse simple qui ferait écho à la brutalité du contenu, Sorrentino arrive non seulement à tirer profit de cette brutalité mais aussi à intégrer les motifs de la vulgaire langue verbale des personnages ainsi que son rythme à une composition littéraire cristalline, superbe, belle malgré la laideur de l’environnement, mais qui pourtant ne parait jamais trop jolie pour ce qu’elle représente. Dans « Red the fiend », chaque passage est épiphanie stylistique, peut se lire à voir haute et, à l’enregistrement, se transformer en une musique pour laquelle il ne faudra pas parler de couleur mais bien d’odeur, d’une étrange odeur de sueur qui aurait le même effet que la plus belle des eaux de Cologne.

Si on peut comprendre que l’énorme « Salmigondis / Mulligan Stew » n’est pas de ces romans qui décrochent la timbale, qu’elle soit publique ou même critique – lors de sa publication française l’an passé, on notait une certain embarras dans les rédactions, ne sachant trop comment en parler --, on se pose quand même plus de questions quant à « Red le démon ». Lors de sa sortie américaine en 1995, d’aucun prétendirent qu’il s’agissait du plus lisible des romans de Sorrentino et, si ce n’était le fait que de considérer les autres romans comme illisibles n’est pas juste, on serait tenté d’être d’accord. Pourtant, il semblerait que le livre fut un échec commercial puisque Bourgois ne publia pas d’autres traductions et a abandonné les droits sur ce texte qui sera republié en 2009 par Cent pages. On espère que ce sera l’occasion pour ce superbe roman d’enfin rencontrer son public.

Gilbert Sorrentino, Red the Fiend, Dalkey Archive, $12.95


[1] trad. P.Mikriammos, la seule à ne pas être d’Hoepffner

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Etrange mélange

28 ans après sa parution aux Etats-Unis, « Mulligan Stew/Salmigondis » paraît en français chez Cent pages. Cette publication du roman qui domine l’œuvre de Gilbert Sorrentino et qui reste une pièce maîtresse de la littérature US du siècle passé est l’occasion parfaite pour les lecteurs francophones d’enfin vraiment découvrir un auteur par trop ignoré.

Sorrentino est décédé l’an passé à l’âge de 77 ans, mettant ainsi un terme à une carrière riche de 19 romans (20 en comptant le dernier à paraître) et 10 recueils de poésie. Seuls cinq de ces titres sont disponibles dans notre langue et ils se vendent à peine. Aux Etats-Unis, la plupart des livres parurent dans des petites maisons, son travail restant ignoré du grand public. Pour se consoler, on se dira qu’il est parfois mieux d’être bien lu que beaucoup lu : le défenseur numéro un de Sorrentino n’est autre que Don DeLillo.

Qu’est donc ce fameux « Mulligan Stew/Salmigondis » ? Comme le dit Bernad Hoepffner, son traducteur, il s’agit de « la plus extrême caricature de ce que l’on appelait la littérature “postmoderne”: dans un certain sens, il part du premier livre appartenant à cette “école”, « At Swim-Two-Birds » de Flann O’Brien, et en écrit le point final magistral, car ce roman n’est fait que de ce que l’on considère normalement comme du paratexte ». On ne saurait mieux dire. On a sous les yeux un petit animal de laboratoire nommé Anthony Lamont qui tente, tant bien que mal, d’écrire un nouveau roman expérimental. Sans gloire ni fortune, déjà âgé, l’homme s’avère piètre écrivain. Le lecteur, bête omnisciente, peut fureter à l’aise dans son roman « in progress », dans sa correspondance avec sa sœur ou un prof envisageant de parler de lui dans un cours sur la littérature expérimentale, ainsi que dans ses notes de travail. Il apprendra aussi avec stupéfaction que les personnages de Lamont, lui-même piqué chez O’Brien, ont été empruntés à Joyce et Hammett, et que, ayant pris goût à la bonne lecture, ils sont en pleine rébellion contre les outrages que la prose pataude et le cerveau passablement dérangé de l’auteur leurs font subir.

Il n’y a, de fait, pas vraiment de roman dans ce roman rempli de romans : c’est un assemblage de ce qui fait l’univers d’un écrivain, au lecteur de remettre les pièces en place s’il veut se faire un portrait de Lamont. D’ailleurs, on ne lit pas Sorrentino dans ce livre, on lit Lamont. Le tour de force aura donc été pour l’écrivain de se transformer en ce confrère imaginaire, transformant son style et se mettant à écrire d’une plume souvent lamentable. Oui, « Mulligan Stew/Salmigondis » est, d'une certaine façon, pitoyablement écrit, mais cette faiblesse impressionne : vous avez dit mauvais poème ? Mauvaise prose expérimentale ? Mauvais roman cowboy ? Mauvaise épopée en vieux français ? Sorrentino vous les fournit plus vrai que nature. Une oreille d’une finesse incroyable lui permet de restituer à peu près n’importe quel discours ou écrit stéréotypé. Ainsi, paradoxalement, de cet amoncellement de merde se dégage une superbe pépite textuelle.

Certains se demanderont donc à quoi bon lire un tel livre. Autant se demander à quoi bon lire une satire… Impossible en effet de ne pas sourire à ce qui est épingler : les mauvais écrivains, les prétentieux, les professeurs, les éditeurs, la relation au sexe. Sorrentino, contrairement à ce que l’on pourrait penser, n’est pas gratuitement méchant : il est férocement pertinent puisqu’il dépeint avec grande justesse le milieu culturel non seulement de son époque, mais aussi de la nôtre, ainsi que, plus que probablement, de celle de Flaubert, tant ces particularités semblent être une constante.

Finalement, « Mulligan Stew/Salmigondis » peut sans doute être considéré comme une sorte de réponse littéraire où Sorrentino se gausse d’un milieu qui ne sait trop comment le considérer, mais surtout comme une formidable démonstration aux ennemis de la littérature un tant soit peu exigeante de la force créatrice d’un véritable écrivain. Non, Sorrentino n’est pas Lamont : là où son personnage est sans doute en train de fournir une ultime tentative de roman, basculant dans la folie paranoïaque à mesure que son sujet lui échappe, lui écrit « Mulligan Stew/Salmigondis ». La différence ne se situe pas entre l’expérimental et le « mainstream », mais entre l’originalité et le cliché, entre celui qui écrit vraiment et celui qui prétend le faire.

Un dernier mot sur l’édition française : non seulement le texte est admirablement bien traduit, mais en plus le travail effectué par Cent pages sur la présentation est superbe : papier bible, jeu typographique, illustrations… Infiniment supérieur à ma copie Grove Press de 1987. Vraiment dommage que ce livre ait plus de difficultés à vivre médiatiquement que « Le tunnel » de Gass. Raison de plus pour moi de donner un modeste coup de projecteur et pour vous de soutenir un éditeur et un traducteur courageux…

Gilbert Sorrentino, Mulligan Stew/Salmigondis, Cent pages, 30€

Petit rappel : Bernard Hoeppfner nous présentait « Mulligan Stew/Salmigondis » et Sorrentino dans un entretien publié il y a trois semaines.

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Découvrir Sorrentino - entretien avec Bernard Hoepffner

Obnubilé que je suis par la traduction française du « Tunnel » de William Gass, je n’avais pas une seule fois mentionné ici l’autre évènement majeur de ce début 2007 en matière de littérature US : la publication aux Editions Cent Pages du « Mulligan Stew » de Gilbert Sorrentino sous le titre « Salmigondis ». Ayant contacté il y a peu Bernard Hoepffner, son traducteur, pour une toute autre raison, je me suis dit que je tenais là une bonne occasion de rattraper mon erreur. Vous trouverez donc ci-dessous un entretien « introductif » avec Hoepffner. Un papier sur le livre suivra dans les deux semaines qui viennent. Saluons déjà le remarquable travail de Cent Pages sur cette publication : « Salmigondis » est un objet superbe, du papier bible à la typographie en passant par les illustrations.

Qui était Sorrentino? Pourriez-vous brièvement présenter l’écrivain, son importance, ainsi que la rencontre qu’a été pour vous l’homme et ses textes?

J’ai découvert Gilbert Sorrentino un très beau jour de 1980, en prenant au hasard (?) un livre publié par Picador sur une tour Martello de livres dans un aéroport; il s’agissait justement de « Mulligan Stew »; ce livre m’a introduit à la littérature américaine contemporaine — disons d’une partie de cette littérature, les Gaddis, Gass, Coover, Davenport, Elkin, Goyen, Toby Olson, Coleman Dowell, etc. Sorrentino, décédé l’année dernière, est l’auteur de plus d’une douzaine de romans, d’un recueil d’essais et d’une quinzaine de recueils de poésie. L’homme, je ne l’ai jamais rencontré, nous avons longtemps correspondu mais il s’est toujours débrouillé pour que nous ne rencontrions pas — je ne saurais jamais si c’était volontaire ou pas. Le faire connaître en France a été l’une des raisons pour lesquelles je me suis lancé dans la traduction, cinq livres de lui traduit à ce jour (« Red le Démon », « Steelwork », « Petit Casino », « Mulligan Stew/Salmigondis », et son recueil de nouvelles, « La Lune dans son envol », qui sortira en septembre, deux autres paraîtront en 2008, « Aberration of Starlight » et « Gold Fools »).
Peu d’écrivains ont autant mis l’accent sur le refus d’écrire des histoires réalistes, avec une intrigue “minutieusement composée, intéressante, pleine de suspense”, des personnages “plausibles, plein de substance et de motivation”, un décor “qui vous rappelle quelque chose”, au contraire, il insiste sur le fait qu’il n’y a là que de l’encre sur du papier, que sa création est pure imagination; et pourtant le Brooklyn de ses livres, les personnages qui s’y trouvent sont d’une humanité étincelante — qu’il s’agisse de gens ordinaires, pauvres et sans espoir, ou du monde artificiel des arts (qu’il ne cesse de fustiger). Son oreille exceptionnelle lui permet de jouer de la langue anglaise comme d’un instrument, de la tordre, de la déformer, tout en restant constamment d’une grande lisibilité. Même lorsqu’il caricature un mauvais écrivain, son style est incomparable. Le tout est un mélange de noirceur extrême et d’humour, de dérision et d’humanisme dans lequel le lecteur pénètre pour ne plus en ressortir.

Gilbert Sorrentino est un écrivain dont l’œuvre a une importance considérable. Pourtant, le New York Times par exemple s’est à peine fait écho de son décès l’an passé. En France, pratiquement personne ne le connaît hors des cercles américanistes, alors que l’œuvre de Coover a été presque entièrement traduite par une grosse maison. Comment expliquer ça?

Il est difficile d’expliquer tout cela sans faire un historique de la situation de la littérature aux Etats-Unis et en France, ce que je me garderai bien de faire; il suffit de dire que tous les écrivains mentionnés plus haut, même s’ils sont “connus”, sont peu lus et ont souvent du mal à se faire publier, même aux Etats-Unis, le Seuil ne vend pas beaucoup plus de Coover que Cent Pages et Actes Sud ne vendent de Sorrentino. Toute l’œuvre de Sorrentino est disponible aux US, grâce à Dalkey Archive, à Green Integer et à Coffee House Press. Cette littérature est connotée “difficile” — peu importe que j’aie plus de mal à lire le Dauphiné Libéré qu’un roman de ce type. « Mulligan Stew » a été refusé par une trentaine d’éditeurs américains avant d’être publié, j’ignore si Actes Sud aurait accepté de le publier en France si Don DeLillo ne leur avait dit qu’il était son maître. Ici, il faut se battre contre une vision de la littérature américaine qui considère l’école du Montana comme représentative. Mais petit à petit, nous parvenons à l’introduire. Sans oublier que Marie-Christine Agosto vient de publier, aux Presses Universitaires de Rennes, le premier livre sur Sorrentino.

« Mulligan Stew » est peut-être le livre le plus connu de Sorrentino, quelle place occupe-t-il dans son œuvre et dans la littérature américaine? En quoi peut-il être considéré comme “typiquement” Sorrentino et / ou radicalement autre?

Il est certainement son livre le plus connu, il a eu droit à sept éditions aux Etats-Unis. C’est son livre central, comme on pourrait le dire du « Tunnel » de Gass ou de « La Femme de John » de Coover. Il en a fait la plus extrême caricature de ce que l’on appelait la littérature “postmoderne”: dans un certain sens, il part du premier livre appartenant à cette “école”, « At Swim-Two-Birds » de Flann O’Brien, et en écrit le point final magistral, car ce roman n’est fait que de ce que l’on considère normalement comme du paratexte.

Comme Markson pour « Wittgenstein’s Mistress », Sorrentino a essuyé refus sur refus pour le manuscrit de « Mulligan Stew » alors que les éditeurs en faisaient toujours des commentaires élogieux. Avez-vous eu des difficultés pour trouver une maison française à « Salmigondis »?

Les commentaires étaient élogieux, mais les éditeurs veulent des livres qui se vendent à plus de dix mille exemplaires (en tout cas, qui ont une chance de le faire, et ceci dans les trois mois qui suivent la publication), ils savaient que ce ne serait le cas ni pour « Mulligan Stew », ni pour « Wittgenstein’s Mistress ». En France, on trouve cette même différence entre l’édition qui cherche à gagner de l’argent et celle qui préfère ne pas en perdre; cette littérature ne rendra jamais quelqu’un millionnaire, mais il n’y a aucune raison qu’elle ne trouve pas ses lecteurs, qui existent, même s’ils ne se comptent pas en dizaines de milliers. Depuis longtemps, Olivier Gadet, des éditions Cent Pages, aime Sorrentino et accepte de le publier en traduction. Avec lui et avec Actes Sud, nous espérons parvenir à le faire connaître en France.

Et en terme de traduction ce livre représentait-il un défi particulier?

Celle-ci a été à la fois une des plus difficiles et une des plus grisantes — grisante parce que c’est un des plus beaux roman que je connaisse, parce que chaque journée m’apportait ses épiphanies de découvertes, parce qu’il m’obligeait à creuser entre les langues, à déformer la langue française un peu comme l’a fait Sorrentino, difficile parce chaque section est écrite dans un style différent, le plus souvent parodique, depuis le vieux français, jusqu’à la mauvaise poésie érotique et au polar mal écrit, en passant par les listes interminables, une pièce de théâtre ou un western irlandais, le tout toujours au deuxième ou au troisième degré, sans oublier les références constantes et précautionneusement dissimulées à la littérature et à la culture américaine.

Pourquoi, près de 30 ans après sa publication US, faut-il lire « Salmigondis » aujourd’hui? En quoi le texte est toujours aussi pertinent au 21eme siècle?

Comme tous les bons livres, « Mulligan Stew/Salmigondis », peut être lu à n’importe quelle époque. Sorrentino aurait répondu que ce qu’il caricature dans le livre était déjà à caricaturer il y a quatre ou vingt siècles, et que malheureusement la caricature restera valable dans quatre ou vingt siècles. S’il “faut” le lire aujourd’hui, c’est parce qu’il existe enfin en français, parce que c’est un très bon livre, parce qu’il est désopilant, parce que, malgré le côté déroutant de ce livre qui semble partir dans tous les sens, le lecteur qui s’y plonge se rend vite compte à quel point tout se tient et à quel point il mérite lecture après lecture. Également parce que cette édition est la plus belle qui ait jamais été faite de ce roman, typographiquement, elle est le reflet parfait de la façon dont il est écrit et, comme me l’a écrit Don DeLillo, “Gil aurait été fier de le tenir dans ses mains”.

Qui sont, selon vous, les héritiers littéraires de Sorrentino aujourd’hui?

Peu d’écrivains se réclament directement de lui, aux Etats-Unis, Don DeLillo et Curtis White, en Espagne, Julian Rios, mais je pense qu’il y en a beaucoup d’autres — je suis heureusement surpris de voir que, en France comme aux US, des lecteurs jeunes s’y intéressent de près et le découvrent avec enthousiasme.

Gilbert Sorrentino, Mulligan Stew/Salmigondis, Cent pages, 30€

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