Tuer la mère patrie
Après le sommet des « Détectives sauvages », il n’aura fallu que deux ans à Roberto Bolaño pour lui donner un digne successeur – quitte à perdre 500 pages en chemin. « Nocturno de Chile » est un court volume de 150 pages sorti en 2000, à la suite des plaisants intermèdes que sont « Monsieur Pain » et « Amuleto ». Nuit très sombre sur le Chili.
Prêtre et poète, Sebastián Urrutia Lacroix pense être sur son lit de mort, acculé par la maladie et la visite d’un étrange jeune homme venu le mettre en accusation. Malgré le délire fiévreux, il tente de se défendre, retraçant son parcours depuis le début des années ’50 lorsque, jeune curé féru de littérature, il devient l’ami du plus grand critique littéraire chilien et rencontre Neruda. Il se met lui-même à la critique et à l’écriture, avant d’être envoyer par l’Opus Dei et messieurs Oido et Odeim en Europe pour prendre des leçons sur la manière de conserver les églises en bon état – autrement dit, comment chasser le pigeon.
A son retour, le pays vient d’élire Allende et sombre petit à petit dans le chaos. Cette plongée vers l’abîme qui culminera avec le coup de Pinochet est superbement ignorée par Lacroix, qui se consacre aux écrivains de la Grèce antique, étranger au monde qui l’entoure. La réalité ne ressurgira que lorsque les inséparables Oido et Odeim le contactent pour donner des cours de marxisme au général et à ses sbires…
J’ai pu voir une recension de « Nocturno de Chile » où on prétendait que Lacroix était une espèce de diable utilisé par Bolaño pour dénoncer les liens entre l’Eglise et la dictature. Ce n’est pourtant pas aussi clair : l’auteur n’épargne absolument personne, et le portrait qu’il fait du curé est loin d’être univoque. Si, à l’âge de 21 ans, l'auteur a fait le voyage du Mexique, où sa famille s’était installée, jusqu’à Santiago, pour « participer à la révolution », il a plutôt perdu ses illusions d’adolescence – interrogé en 2003 sur ce qu’il dirait à Allende, la réponse fut froide : « Poco o nada. Los que tienen el poder, (…) soló les interesa el poder ». Il s’agit aussi du roman d’un homme revenu de tout, cynique et peut-être encore plus déçu par la gauche que par la droite dont il n’attendait de toute façon rien.
En fait, ce roman est l’occasion pour Bolaño d’affirmer un dégoût pour la classe politique comme pour les milieux culturels chiliens. On voit le portrait d’une jeunesse indifférente à tout, qui semble surgie d’un mauvais rêve où « el mal humor y el buen humor sólo eran accidentes metafísicos », d’un pays où toutes les familles politiques – gauche, droite, cocos, fachos- font partie d’une même caste certaine de récupérer un jour ou l’autre sa part de pouvoir, convaincue de ses prérogatives, des élites culturelles qui pérore à des réceptions dans des maisons dont le sous-sol sert de chambre de torture – anecdote véridique- pour ensuite nier y avoir jamais été, se drapant dans sa dignité d’opposant de toujours. Lacroix finit par se poser cette question capitale : de toute façon, quelle est la différence entre un fasciste et un rebelle ? La réponse est sans doute aucune : personne n’a été capable de guérir le cancer des âmes chiliennes. Et Bolaño de se plonger dans la littérature, dans son rapport avec l’horreur - rapport dont l'oeuvre entière du Chilien est la plus saisissante cartographie.
Et Bolaño, après avoir sauvé la vie de Lacroix et lui avoir montré qu’il n’était finalement pas pire que ses compatriotes d’hier, d’aujourd’hui et de demain, toujours coincés entre Oido (haine à l’envers) et Odeim (peur), de déclencher la tempête de merde, cette mélasse brune qui n’épargne personne.
Roberto Bolaño, Nocturno de Chile, Anagrama, 13€
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J’ai longtemps reporté la publication de ce billet dont je trouve qu'il ne fait pas justice à ce livre absolument exceptionnel. Fatigué de le garder sous le coude, je vous le livre ici en espérant pouvoir y revenir de façon plus pertinente un jour où l’autre.
Lecture complémentaire : Rodrigo Fresán (encore lui) signe un article de plus sur Bolaño dans un journal argentin. Merci encore à anonyme, inestimable pourvoyeur de liens hispaniques…
4 commentaires:
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L'évocation des leçons de marxisme données par Urrutia aux dgnitaires de la junte après le coup d'état est absolument formidable, sans parler ed leur obsession pour Martha Honecker...
Un des plus beaux passages restera sans doute pour moi l'évocation de sa première visite chez Farewell, alors qu'il n'est que jeune curé, et qu'il se perd dans la demeure de son hôte...
Effectivement, il y aurait tant de choses à dire sur ce petit opus qui n'en est pas un, qui a l'air de rien au premier abord mais revèle une richesse prodigieuse.
Me reviennent aussi en mémoire les évocations du Paris occupé et de la rencontre avec Junger...
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Fresan, encore, et Bolaño, toujours :
http://www.letraslibres.com/index.php?art=12099
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C'est à peu près le même papier que celui de Página 12, non?
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Oui, de fait c’est le même article de Fresan que Pagina 12 argentine a reproduit à partir de l’édition de Letras Libres mexicaine. À propos d’Allende, Bolaño a dit aussi dans une entrevue accordée à Eliseo Alvarez, parue dans la revue Turia en juin 2005, qu’avec le temps, il a mieux compris le refus du président chilien de livrer des armes à ses partisans pour combattre le coup d’état de Pinochet : « ésa es una de las cosas que ha ennoblecido a Allende : evitarnos la muerte, aceptar la muerte para él mismo pero evitarnosla a nosotros.Yo creo que lo ha agigantado de una manera inmensa ».