Dents de la merde

Vous avez sans doute déjà entendu parler de la dernière sensation anglo-saxonne, Steven Hall et son « Raw Shark Texts », entreprise soi-disant borgésienne, maison des feuilles lexicale et conceptuelle. Miam miam. Et puis l’ami Pugnax a délivré un résumé en quatre parties (« à mourir d’ennui ») et Odot a été carrément féroce dans un papier d’une méchanceté insurpassable. Mon enthousiasme considérablement refroidi, j’ai quand même lu le livre vu que je l’avais déjà acheté. Et force est de constater que mes petits camarades avaient raison.

J’ai déjà fait plus long que Pugnax, je ne saurais pas me lancer dans une course au plus implacable avec Odot et compte au moins commencer ce bref compte-rendu par le positif. Ouais ouais, il y en a. Honnêtement, il faut reconnaître que l’auteur a quelques bonnes idées. Il n’y a pas grand-chose de plus commun que d’écrire sur un amnésique – faire de son personnage une page blanche est un moyen assez facile de noircir son écran-, mais Hall est assez original lorsqu’il donne comme source à cette condition les attaques d’un ludovicien, requin conceptuel se nourrissant de mémoire et de logos. La quête d’Eric Sanderson pour exterminer la bête et sauver sa peau l’emmène dans un monde où le verbe est Roi, les mots ont un pouvoir sur la réalité et les concepts abstraits des richesses convoitées. Bien. Sauf que le roman, ce n’est pas de l’art conceptuel : il ne suffit pas d’avoir une bonne idée y basta. Cette idée, il faut la faire vivre, la déployer, lui donner cette dimension qui la fera entrer dans le domaine du littéraire. Et là, Steven Hall cale complètement.

  • Le premier problème, c’est les personnages. Placés dans une situation de détresse émotionnelle assez forte, ils devraient obtenir notre sympathie assez rapidement. C’est loin d’être le cas : par la faute d’une caractérisation psychologique ratée et de dialogues patauds voire idiots, aucun lien humain ne se crée, on reste totalement étranger à l’expérience de ces choses de papier ayant à peine forme hominidée. Finalement, le personnage le plus réel est le chat de Sanderson, dont le portrait typiquement anthropomorphisé est particulièrement juste - sans doute parce que Hall ne devait lui donner une vraie psychologie…
  • « The raw shark texts » est écrit pour devenir un film. C’est tellement évident que les droits étaient vendus avant même la parution. Le livre est donc rempli de scènes obligatoires, de répliques navrantes que l’on sent bien voulues mémorables, de rebondissements, etc. L’intrigue avance vers son inéluctable conclusion, très vite entrevue. Finalement, pas de surprise ici. En droite ligne vers la rédemption.
  • Steven Hall prend son lecteur pour un con. Après une septantaine de pages, Sanderson doit déchiffrer un texte codé et nous explique la clé pour décrypter. 220 pages plus loin, Hall nous rappelle qu’on a entendu parler de cette histoire et nous redonne une seconde fois, dans sa version courte, la fameuse clé. Un peu comme si, une fois arrivé au premier motel, Nabokov écrivait un rappel au lecteur que Humbert Humbert avait fait connaissance avec Lolita en louant une chambre dans la maison de sa mère.
  • Odot notait que Hall multiplie les références à des sociétés secrètes dont il n’aborde jamais l’histoire. Voilà une constatation qui me donne sueurs froides et cauchemars : et si l’idée n’était-elle justement pas de festoyer sur le succès du livre et d’en sortir un sur chacune de ses sociétés ? Plus sérieusement, cette incapacité à donner vie à ce qui pourrait être réellement intéressant, on la retrouve aussi dans les médiocres tentatives de décrire le ludovicien. Hall le dessine plus qu’il en parle : le principe n’est pas mauvais mais quand l’illustration n’est pas suffisante, on sent l’auteur perdu, incapable de s’y mettre. Là, je pense à « El Manual de zoología fantástica » de Borges et me dit qu’une chose est être borgésien, une autre s’approcher réellement de l’œuvre du maître.
  • Steven Hall aime beaucoup Mark Z. Danielewski, auquel il est souvent comparé. Celui qui lit « The raw shark texts » en ayant lu « House of leaves » ne peut qu’être saisi par la différence incroyable de niveau, aussi bien en terme d’écriture que d’architecture ou d’ambiance. On a dit que ce livre se situait entre « DaVinci Code » et « HoL ». C’est un peu comme dire que Saint Denis se trouve entre Paris et Bruxelles
  • En fait, « The Raw shark texts » brasse les idées comme d’autres brassent de l’air et font du vent. Ça fait bouger les moulins, mais la littérature n’est présente que lorsqu’on les charge, pas lorsqu’on les fait tourner. On se laisse en fait emporter par l’histoire, un peu à la dérive, parce qu’on a commencé et qu’on n’aime pas ne pas finir. Et on arrive à la dernière page sans passion ni pour les personnages, ni pour l’intrigue, ni pour la plate écriture. C’est comme allumer la TV à 20h50 et se donner des claques lorsqu’on se rend compte qu’on est toujours dans le sofa à 23h.

Il faut noter que Steven Hall a été aidé et encouragé par Mark Haddon, David Mitchell et Toby Litt, auteurs à la pointe de ce qui se fait outre-manche. C’est assez déprimant et de très mauvais augure pour la fiction britannique. J’aime bien Litt et Mitchell – bien que la réputation de ce dernier soit grandement exagérée- mais Martin Amis leur reste infiniment supérieur. Il va avoir 58 ans cette année, semble se diriger vers une prose influencée plus par Bellow que Nabokov – ce qui ne me pose aucun problème, mais dénote que son souci ne se trouve plus dans l’innovation formelle- et si les meilleurs espoirs de relève sont du niveau de Hall, le Royaume-Uni n’est pas sorti de l’auberge…

Steven Hall, The Raw Shark Texts, Canongate, £12.99

Apparemment, les droits français sont déjà vendus. Je ne sais par contre pas qui éditera le livre.

 

3 commentaires:

  1. Anonyme said,

    Pas trop d'accord en ce qui concerne la place de Toby Litt à la pointe de la littérature made in UK...
    Will Self, Jeff Noon ou encore Alex Garland, OK, mais Litt... Bof.

    on 10:12 AM


  2. Je ne faisais pas tant état d'une opinion personelle que de ce qui semble faire consensus au Royaume-Uni. D'où mes réserves subséquentes sur le côté pointu de ces écrivains. J'aime encore bien Litt, sans plus, mais je trouve vraiment surprenant que tu penses qu'une merde infâme comme Garland doive tenir une meilleure place. (Et je ne nie pas que la presse britonne place les auteurs que tu cites aux avant-postes: je n'évoquais que ceux remerciés par Hall).

    on 10:53 AM


  3. Anonyme said,

    Perso, j'ai bien apprécié le "Tesseract" de Garland. Ce bouquin m'avait d'autant plus surpris qu'il venait après "La Plage"...
    "Le Coma", c'était pas mal aussi, non ?

    on 9:29 AM


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