Aural Delight - A blaze in the northern gravity's rainbow (1)

Ca devait être un jour, peut-être une soirée, sans doute une nuit de 1991. On imagine qu'il faisait froid, peut-être gelait-il, sans doute un peu de neige. Une ville ou une campagne norvégienne. L'histoire ne le dit pas vraiment. Ce n'est pas la plus important. Bref. Sigurd Wongraven, 16 ans, a le privilège d'écouter pour la première fois des chansons qui vont changer, l'hyperbole n'est pas gratuite, la face musicale du grand nord. Gylve Nagell, 20 ans, ou Ted Skjellum, 19 ans, lui ont permis d'entendre avant sa sortie une copie de « A blaze in the northern sky ». Dès les premiers riffs de Kathaarian Life Code, assis dans un fauteuil, il ferme les yeux et ne voit rien. Absolument rien. Pas une seule petite tache de couleur, pas de jeux de lumière. Rien. Le noir absolu.

Le black metal, même norvégien, a bien évolué ces 16 dernières années, et certains ont remis beaucoup trop de couleurs dans la palette. Le nihilisme musical, l'anti-genre par excellence a été récupéré et transformé en une machine à fric insensée dans laquelle il suffit de quelques riffs trash à chier et des grognements dans le micro pour se voir adouber digne membre de la famille. Réécouter « A blaze in the northern sky » aujourd'hui est une expérience hallucinante. Impossible de ne pas frissonner, de ne pas choper des sueurs froides à l'écoute de Freezing Moon de Mayhem. Ou de s'enfermer, de se refermer sur soi-même au son de « Hys lyset tar oss ». Mais tout ça est fini, pour de bon. L'époque classique est morte, non sans faire des étincelles : il y a eu chez certains de ces norvégiens une évolution vers un radicalisme encore plus intense, quoique bien différent. Et ce post-black metal est à la version originelle ce que le postmodernisme est à la littérature américaine. On trouve donc les équivalents de Pynchon, de Barth, et de Gaddis chez ces jeunes types désoeuvrés issus des classes moyennes norvégiennes.

Emperor avait enregistré en 1993 « In the nightside eclipse », annonçant déjà que l'ère du cru et du brut pouvait prendre fin sans pour autant laisser de côté la froideur, l'extrémisme et la dissonance propre au black made in Norway. La vraie date, la vraie claque, c'est en 95. « Written in waters » de Ved Buens Ende débarque et personne ne comprend rien. Voilà un trio qui allie la froideur, le côté cassant et crissant des guitares black avec une basse au groove post-mortem d’une puissance à faire bouger le bassin une nuit de Walpurgis, une étrange voix de crooner pas tout à fait nette et un jeu de batterie fait de contretemps et de contre-contre temps, où la main gauche, la main droite et les pieds ne semblent pas du tout, mais alors pas du tout être sur la même ligne d’onde. A 21 ans, Carl-Michael Eide fait au metal ce que Robert Fripp a fait au rock avec « Red ». 12 ans après, ce mélange de BM, de math-rock et de jazz est toujours aussi saisissant. Une musique de dandy d’une élégance rare, une vision artistique forte, une dimension métaphysique et surtout une incompréhension totale. Cet album, c’est « The Recognitions ».

La prochaine déflagration vient en 1997 avec « La masquerade infernale » de Arcturus. On n’est plus du tout dans le même genre mais les mâchoires se décrochent pareil. On rentre dans un domaine baroque, presque rococo, aux références multiples. C’est un carnaval du grotesque où les nouveaux sons électroniques sont mélangés avec un black progressif toujours à la limite entre le ridicule et le génial. Rempli de références musicales et littéraires, profondément au courant de la tradition du renouveau par le recyclage, ils font ici très exactement le même travail que John Barth du « Sot-weed factor » à « Chimera ».

Le dernier clou est enfoncé en 1999 par Dodheimsgard avec « 666 International ». On les avait quitté en 1996 lorsqu’ils faisaient du Darkthrone bien rétrograde, et là, il s’est passé quelque chose qu’on ne s’explique toujours pas. Un machin pas clair est monté au cerveau. Ecouter cet album est une expérience impossible à décrire avec les mots. Il faut s’imaginer un peu de piano à la Satie mélangé avec des riffs supersoniques et des blastbeats en veux-tu en voilà qui laissent la place à des breaks étranges où se rencontrent Bauhaus et le oï, des manipulations électroniques improbables, et puis des moments où l’auditeur ne peut même pas trouver le moindre bout de territoire s’approchant un tant soit peu du familier. Gymnopédies oï-isées, indus darkthronisé, électro goatlordisé, c’est comme se foutre un petit pain ranci et tartiné de pus dans la bouche. Et aimer ça. Ne cherchez pas plus loin, nous tenons notre « Gravity’s rainbow », pas moins.

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Dans quelques heures, deuxième partie de ce billet: voyage en terre ulverienne.

 

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