Aural Delight - A blaze in the northern gravity's rainbow (2)
Lire d'abord la première partie de ce papier, publiée hier.
Malheureusement, tous ces groupes ont souvent été ceux d’un seul album mémorable, un éclair de génie et de lucidité. Un seul s’inscrit réellement sur la durée de la remise en cause perpétuelle des conventions, la déception des attentes. Ulver (loup, en norvégien). Ulver, c'est Gass, c'est Sorrentino, c'est Elkin, c'est Coover. Putain, c'est aussi Vollmann, McCarthy et Powers. Ulver, si c'était du sang je m'en injecterais constamment. Ulver a été aussi important pour moi que la découverte de « V. ». Ulver, c’est d’abord la chose de Kristoffer Rygg. A à peine 30 ans, l’homme a déjà une vingtaine d’album au compteur avec quatre groupes – dont Arcturus-, et a travaillé avec un nombre insensé de gens, de Merzbow à Mayhem, de Sunn à SCN, un groupe hiphop.
« Bergtatt », le premier album, innove déjà : c’est le premier à incorporer des éléments de musique folklorique à un son black metal assez mélodique. L’album suivant, « Kveldssanger » est purement folk. Assaillis par de gros labels sentant là un mélange assez écoutable pour plaire à un plus large nombre, Ulver signe pour Century Media et les entube proprement en livrant « Nattens Madrigal », un album invendable d’un black metal d’une brutalité inouïe, lo-fi, totalement saturé. On leur donne une seconde chance, et là c’est presque un infar’ que font les patrons de Century Media. L’album est refusé et le groupe sera contraint de le sortir sur un label créé pour l’occasion.
Il s’agit de « Themes from William Blake’s The Marriage of Heaven and Hell ». Nous sommes en 1998, Rygg a 22 ans, il se libère totalement de son carcan d’origine avec l’aide de Tore Yilwizaker, un metteur en son plus expérimenté, livrant ici un mille-feuille auditif parfois maladroit mais assez ahurissant. Les textes de Blake sont magnifiés par des pistes mélangeant folk, indus, trip-hop, ambient et peu, très peu de metal. Cet album est d’une importance capitale pour mon évolution personnelle, ne serait-ce que par cette volonté inébranlable d’abattre les frontières.
En 2000, une transformation de plus. « Perdition City » débarque, et on pourrait dire qu’il doit beaucoup à Future sounds of London, mais ce serait là être injuste avec une musique assez unique, évoquant de nombreuses choses connues sans jamais sonner familier. Ulver largue définitivement les amarres, et à part Rygg, il ne reste plus personne des trois premiers albums. Il continue l’aventure avec Yilwizaker seulement. Ulver devient l’entité artistique principale dans mon firmament créatif.
Le meilleur vient l’année suivante, avec encore une fois un changement radical. Deux ep limités (heureusement ressortis depuis en un seul disque) : « Silence teaches you how to sing » et « Silencing the signing », sans chant. La musique se situe vaguement dans le voisinage de Christian Fennesz de par le son granuleux, une sorte de white noise mélodique, mais ça reste complètement original et unique. Le tour de force est l’important pouvoir évocateur des morceaux alors qu’ils sont faits de sorte de déchets sonores, mis à part quelques mélodies au moog. Je ne suis pas sûr d’avoir entendu plus belle musique…
Ulver a toujours été un groupe atypique, à part, hors de tout mouvement, mais à cette époque ils commencent à être contactés pour faire des musiques de film, et leur nom filtre au-delà du cercle des initiés. En 2003, pour célébrer les dix ans d’existence, ils cèdent à la mode des albums de remixes et se font retravailler notamment par Pita, Fennesz, Third Eye Foundation et Stars of the Lid. Peter Rehberg demande à Rygg un album noise pour Mego. Peut-être effrayé par l’acceptation ou l’intégration, Ulver fait marche arrière et, le croirez-vous, change une fois de plus de style sur « A quick fix of melancholy », mélange de chant opératique, de musique de chambre et d’électronique, c’est coilien en diable. J’avais à l’époque écrit une longue chronique sur toutes les « citations » de Coil qu’on trouvait dans ces titres et m’était fait complètement étrillé par Rygg dans un entretien qu’il avait accordé à un journal anglais. Pourtant, je maintiens qu’il y a des mélodies qui sont des purs hommages à Balance et Christopherson. Dans un échange de mail quelques mois plus tard, Rygg me confia avoir réécouté les titres en question et admettre en effet qu’une influence inconsciente avait filtré. Il y a quelque chose d’étrange à se faire descendre par quelqu’un qu’on admire…
Les dernières nouvelles de Ulver nous vinrent en 2005 via « Blood Inside », un album… différent. Avec l’aide de Maja Ratkje, Andreas Mjos (Jaga Jazzist) ou encore Mike Keneally (Zappa), voilà un album extravagant, un retour aux guitares, un virage presque rock progressif, bien que encore une fois radicalement autre, à de kilomètres de toutes choses connues. La meilleure description ? Un superbe échec mégalomaniaque.
Pour ne rien gâcher, Ulver est aussi un animal littéraire. Il y a bien sûr l’album sur Blake. Il y a mieux. On peut entendre sur Gnosis, un de leurs meilleurs morceaux, est un extrait de Mauvais sang, le texte visionnaire de Rimbaud ; l’ensemble des paroles de « Perdition City » sont des traductions de Tor Ulven, un poète norvégien ; Pessoa et Crowley sont aussi conviés au bal et le morceau Vowels est une mise en musique du fascinant poème de Christian Bök. Le groupe cite parmi ses influences Beckett, Artaud, Blanchot, Ibsen, Céline, Poe… Mieux : Jørn H. Sværen, ami et collaborateur de longue date de Rygg, membre de Ulver depuis 2002, est écrivain, traducteur et éditeur. Sa petite maison d’édition, H. Press se consacre bien sûr à la littérature norvégienne mais offre aussi des traductions des poètes français Emmanuel Hocquard et Claude Royet-Journoud. Il est également le distributeur scandinave de Burning Deck, maison majeure de la poésie avant-gardiste américaine.
Il n’y a pas meilleur façon de résumer Ulver que de citer le dernier vers de Vowels : « Wolves evolve ». On tient là une devise forte. On peut parier que, comme Coil en son temps, ils resteront pendant encore longtemps dans un ghetto bien à eux, ostracisés par un milieu musical ayant horreur de l’insaisissable. Je ne sais pas si c’est bien ou mal, je sais que je continuerai à suivre.
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Pour continuer sur la lancée, deux interviews ici et ici.