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Bolaño: dans l'océan de merde

Dans toutes les notices de « La littérature nazie en Amérique », il y en avait une qui était vraiment différente. L’histoire de l’infâme Ramírez Hoffmann détonnait aussi bien au niveau du contenu qu’au niveau de l’écriture, à un point tel qu’il en serait presque le contrepoint : voilà un véritable assassin, un monstre, un homme au parcours bien plus authentiquement sinistre que la somme toute amusante galerie qui précédait et dont l’histoire n’est plus racontée sur le mode entrée de dictionnaire ou d’encyclopédie mais bien dans le style de la plus classique nouvelle écrite à la première personne. En soit, on peut se demander pourquoi ce texte se trouve dans ce livre : drôle d’idée de construire un roman sur base de notices et de le conclure sur un récit court « normal ». Il y a bien sûr connexion thématique, mais c’est presque tout. Peut-être que le parcours de Ramírez Hoffmann n’est finalement que l’illustration de ce à quoi parviendraient nombres des autres auteurs préséntés s’ils poussaient leur logique jusqu’au bout ? B. seul le sait. Toujours est-il que la même année que « La littérature… », quelques mois plus tard, Bolaño publia « Etoile distante », roman à part entière, qui se propose de raconter une deuxième fois cette même histoire. Décision risquée : allonger une nouvelle réussie, n’est-ce pas en diluer l’impact ?

A relire tout ça, je me rends compte que j’ai commis deux erreurs de lecture la première fois :
  1. Penser que la notice de Ramírez Hoffmann était la meilleure partie de « La littérature… », sans me rendre compte que c’était en fait son élément le plus étrange, celui-là même qui aurait pu déstabiliser le remarquable édifice narratif qui le précédait.
  2. Considérer que si « Etoile distante » était un très bon roman, il ne l’était pas autant que la « nouvelle » qui lui servait de base (ou que Bolaño aurait écrit a posteriori, pour l’insérer dans « La littérature… », la chronologie n’est pas très claire). Je ne sais pas laquelle des versions aura le plus d’impact, je sais par contre qu’il s’agit d’un roman tellement bon que la comparaison perd son sens.

Ceci clarifié, passons au livre en lui-même. En ouverture, dans une adresse directe au lecteur, Bolaño justifie sa décision de reprendre l’histoire : elle lui avait été racontée par son ami Belano et celui-ci n’était pas satisfait de ce qui en avait été fait. A deux, ils se sont donc remis à l’ouvrage. Il ne nous explique tout de même pas pourquoi le nom de son personnage, ou plutôt son pseudonyme du temps des modestes cours de poésie, passe de Ramírez Hoffmann à Ruiz-Tagle – sa célébrité, il la trouvera sous le nom de Wieder. Dans « Les astres noirs de Roberto Bolaño », Raphaël Estève nous explique que Tagle, ça ressemble au français « ta gueule », et que c’est le nom d’un des faucons de « Nocturne du Chili » et que les faucons symbolisent les avions qui vont bombarder la Moneda mais aussi Jünger (qui est un des personnages de « Nocturne… ») et que et que et que. Je ne sais pas. Notons juste une chose : le roman est publié en 1996, date à laquelle le président du Chili s’appelle Eduardo Frei Ruiz-Tagle, fils de Eduardo Frei Montalva, qui n’est autre prédécesseur de Allende à la présidence, président du sénat en 1973 et qui justifia le coup a posteriori, déclarant que le pays était alors au bord de la guerre civile. Il y a bien sûr pas mal d’autres changements, que je ne vais pas détailler, car ce n’est pas ce qui importe aujourd’hui (et ma copie de « La littérature.. » est à 1506 kilomètres d’ici).

Bien, le texte maintenant. Un exilé chilien d’une quarantaine d’année raconte ce qu’il sait de l’histoire de Carlos Wieder, qu’il a brièvement connu dans un Chili pré-coup, et qui de poète s’est « transformé » en performer d’un avant-gardisme tellement radical qu’il impliquait le meurtre et la torture. C’est le résumé le plus court que l’on puisse faire de l’intrigue. Il y a évidemment bien d’autres choses qui se passent. Tout comme les « anthologiés » de « La littérature… » Wieder est un écrivain, mais à leur différence, il ne semble pas vraiment y avoir d’idéologie chez lui. Au contraire, tout est action. Et c’est pour cette raison précise qu’il est le poète parfait de la nouvelle ère chilienne. De fait, ses travaux, dans les ateliers de poésie, ne semblaient pas être siens : il ne trouve sa voix que peu après le 11 septembre 1973, lorsqu’il se rend chez les sœurs Garmendia, étoiles desdits ateliers, pour, selon les propres mots de Bolaño, faire naître la nouvelle poésie chilienne. Dans les mois qui suivent, il délaisse l’écriture sur le papier pour l’écriture sur le ciel : devenu pilote de l’armée de l’air chilienne, ses performances consistent à laisser des messages cryptiques avec son appareil. Seuls certains de ses plus proches amis militaires comprennent qu’il y a là les indices qui mènent à son véritable travail artistique, bien qu’eux-mêmes ne comprennent rien à la poésie en générale. Plus précisément, Bolaño écrit qu’il « croyaient » ne rien y comprendre : ils étaient pourtant à cette époque les artisans de la seule poésie possible alors, et Wieder est le seul à le savoir. Et il tente de le démontrer dans une petite exposition, organisée à l’issue de son dernier happening aérien : une pièce remplie de photos de femmes torturées et assassinées. Là est l’art, la poésie nationale dans le Chili de 1973. Loin de recevoir des éloges, Wieder est exclu de l’armée. Bolaño ne nous en donne pas les raisons. Est-il allé trop loin dans l’horreur ? On en doute. En transformant en évènement culturel une répression politique des plus féroces, pose-t-il un geste subversif qui déplait ? Peut-être. Plus probablement, il révèle ce qui devait rester secret : les disparus ne sont pas morts, n’est-ce pas… Et c’est sans doute ça qui est inacceptable pour l’armée.

Mais si Wieder est le centre du récit, il se passe bien d’autres choses et c’est sans doute là la grande différence avec la « nouvelle » de « La littérature… ». Les figures de l’exil abondent dans l’œuvre de Bolaño, mais je crois que c’est ici qu’il en développe vraiment pour la première fois le processus. Le narrateur est au Chili et puis en Europe : les circonstances sont exposées, et il en va de même pour d’autres personnages : ce n’est plus un portrait d’exilé où l’on grappille les raisons du changement petit élément par petit élément. D’ailleurs, le titre du roman n’est pas un hasard : au début des années ’90, à l’époque où le narrateur écrit, l’étoile du drapeau chilien est en effet bien loin. L’éloignement n’est pas que géographique : il est idéologique aussi. Une fois arrivé en Espagne, le narrateur ne s’intéresse plus aux révolutions. Déjà dans le Chili d’Allende, lui et ses amis parlaient le « marxiste-mandrakiste » et on ne saurait être surpris que, dans cette configuration, ce n’est pas Karl qui reste, surtout chez un homme qui confesse que, plus de vingt ans après, il a un souvenir plus triste de certaines matinées de son enfance que d’un soir de 1973 où il était prisonnier à Santiago. Et de Barcelone, il observe avec surprise les anciens radicaux faire fortune dans le Chili des années ’90, faisant plus que laisser derrière leurs anciens catéchismes politiques : ils se compromettent. L'arrivisme de gauche, la mémoire courte et l'hypocrisie de ceux qui se réclament d'un fantomatique passé d'activiste sont des thèmes qui courent en filigrane de « Etoile distante » et qui seront, l'air de rien, parmi les enjeux principaux de « Nocturne du Chili » -- on en reparlera la semaine prochaine. Hormis cela, ce qui lie surtout ces deux livres, c'est ce qui les sépare: lorsqu'il gagne le Romulo Gallego pour « Les détectives sauvages », Bolaño confie avoir tenté d'évoquer « le mal absolu » et si je ne suis pas certain qu'il y parvient (en tout cas, ce n'est qu'une des dimensions du roman), il est une fait qu'il parle ici des bourreaux et de leurs victimes, de la violence politique, de la mise à mort d'une génération. Dans « Nocturne du Chili », les bourreaux et les victimes sont largement absents: les personnages, ce sont tous les autres. Ceux pour qui la vie a continué comme avant, ceux pour lesquels il s'agissait juste de parler encore moins fort. Et ce sont bien sûr précisément ceux-là qui, une fois la dictature terminée, profite le plus de la démocratie et prétendent avoir été eux aussi des victimes, si ce n'est même des résistants. Parmi ces gens-là, sans doute pas le pire, Urrutia Lacroix, le curé de « Nocturne... » qui apparaît ici sous son pseudonyme (et que Bolaño fait mourir à la fin des années '70, alors que « Nocturne... » se déroule dans une époque post-dictatoriale). Tout ceci, le narrateur ne l'appréhende que de loin en loin, via les nouvelles qu'il reçoit d'un ami au pays. Contradictoires en plus: le prof de poésie qui menait l'atelier que lui, les soeurs Garmendia et Wieder fréquentaient serait soit mort en héros de la gauche révolutionnaire après des années de combat à travers le monde soit mort au Chili, membre d'une gauche silencieuse qui n'avait pas grand chose à craindre du régime. Méfiez-vous des héros.

Dans un entretien donné à un journal chilien, Bolaño, à qui l'on demandait d'expliquer ce qui différenciait art et vie, répondit que cette différence n’existait pas. En lisant « Etoile distante », on peut penser que l'art c'est la vie parce que l'art est un miroir de son temps. C'est pour ça que la seule poésie possible au Chili en 1973 était celle de Wieder. C'est une vision excessive et on peut penser qu'un autre jour Bolaño l'aurait formulé autrement (après tout, il s'agit de quelqu'un pour qui la littérature est à la fois essentielle et chose négligeable), mais ici, c'est ce qui est dit. Et à la répugnance du narrateur à se plonger dans « l'océan de merde de la littérature » succédera la tempête de merde déclenchée par le récit de Lacroix dans « Nocturne du Chili ».

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Bolaño: premier amour

(Note au lecteur : les poèmes de Bolaño ne sont pas disponibles en français. Les traductions qui figurent dans ce texte sont de moi. Elles n’ont d’autres ambitions que d’illustrer les thèmes de textes, et ne doivent surtout pas être prises comme une tentative sérieuse ou comme fidèle reflet de la poésie de Bolaño )

Opérons un retour en arrière. La semaine dernière, j’évoquais « La littérature nazie en Amérique », livre publié en 1996. Aujourd’hui, je jette un œil sur « La universidad desconocida », volume publié en 2007 qui reprend l’essentiel de la poésie écrite par Bolaño entre 1977 et 1994, c’est-à-dire entre, plus ou moins, son arrivée en Espagne et le succès de sa décision, prise en 1990 selon Jorge Herralde, de se convertir en prosateur – et donc de délaisser son premier amour – afin de nourrir sa famille. De fait, il se consacre exclusivement à l’écriture à partir de 1993. La majorité de ces poèmes sont disponibles dans d’autres recueils (« Los perros románticos » et « Tres ») ainsi que dans « Anvers ». C’est Bolaño lui-même qui a mis en ordre ce recueil dès le milieu des années ’90. On nous dit qu’il y tenait particulièrement et y revenait sans cesse, il aura pourtant fallu attendre quatre années après sa mort pour qu’il soit publié. Ces précisions éditoriales faites, autre précision : je ne suis pas la personne la mieux placée pour poser un regard critique sur de la poésie. J’en lis trop peu, en connais encore moins. Ces quelques notes n’ont donc qu’une ambition : tenter de lier cette lecture aux textes en prose pour lesquels l’auteur s’est fait connaitre. Voilà qui limite l’intérêt.

Que pourrait penser un lecteur de ces textes, s’il est familier avec « Les détectives sauvages », « La piste de glace » ou certaines nouvelles ? Qu’il a devant lui, enfin, l’œuvre poétique qui se trouve au cœur de la fiction bolanienne. On le sait, c’est une constante chez lui : Bolaño remplit ses romans et ses récits d’écrivains et de poètes dont on ne lit jamais les travaux. C’est la vie de ses créations qui l’intéresse, plus que les créations de ses créations. Bien. Mais si on ne lira jamais les romans d’Archimboldi (on peut toujours lire ceux de B. Traven, ceci dit…), c’est donc avec un frisson d’émotion qu’on reconnait dans la collection que nous examinons aujourd’hui les textes qu’on ne lit jamais dans le pan poético-nostalgique des fictions de Bolaño. Disons en tout cas, pour être moins formel, qu’on se convainc que ça colle très bien et que lorsque les alter-egos écrivent dans « La piste… », « Les détectives… » etc., ils écrivent « La universidad desconocida ». Logiquement, la question suivante est donc : qu’est-ce qu’ajoute notre connaissance de ces poèmes à notre compréhension des romans en question ? Rien. Ce que je veux dire par là, c’est qu’au-delà du plaisir ressenti à l’impression de découvrir ce qui manque, on se rend compte que ça n’importait pas : on y aurait ajouté, comme exemple, ces poésies que ça n’aurait pas changé grand-chose. Ca ne revient pas à dire que la poésie de Bolaño n’a aucun intérêt, bien au contraire : il s’agit de dire que cette poésie est à lire comme poésie indépendante et non comme pièce manquante d’un corpus narratif et fictionnel. L’autre possibilité, et c’est celle que je suis, puisqu’après tout je relis non seulement sur mon plaisir mais pour écrire un article pour la revue Cyclocosmia, est de voir les points communs ou les thèmes récurrents qui font de ses poèmes, ses romans et ses récits un ensemble relativement cohérent. D’où les remarques qui suivent.

Manifestations des « Détectives sauvages ». On ne sera pas surpris de retrouver dans ces pages le poème de Cesárea Tinajero, ces trois lignes tracées, l’une plate, l’autre ondulée et la dernière cassée. Dans « Les détectives … », Belano et Lima expliquent qu’il s’agit-là d’une description de la navigation et rajoutent sur chaque ligne le dessin d’un petit bateau. Dans Mi poesía, les lignes sont déjà là, moins nettes, tracées à la main, au milieu d’un texte chaotique. Dans le chapitre La mer de « Anvers », on retrouve une fois de plus, maladroitement dessinées, les trois lignes ainsi qu’un second dessin les reprenant en une seule séquence sur laquelle des petits bateaux sont ajoutés. Le poème Lupe nous présente pour la première fois (en ce qui concerne l’ordre chronlogique de l’écriture, non de la publication, bien sûr) la jeune prostituée dont les malheurs donnent à Lima et Belano l’occasion qu’ils attendaient de se lancer sur la piste Tinajero. C’est un texte dont le contenu et le ton est bien plus triste que toutes les références à Lupe qu’on retrouve dans le roman. Le poème en prose Manifiesto mexicano met en scène les après-midi aux bains publics du district fédéral de Laura Jauregui et du narrateur Bolaño / Belano où il est bien plus question de sexe que de se baigner. Jauregui est une des voix de la partie centrale des « Détectives sauvages » : ancienne amie de Belano, elle dit, entre autres choses, que le viscéral-réalisme est une opération lancée sans autre motif que de la reconquérir. Manifiesto mexicano, écrit en 1984, aurait très bien pu avoir été sélectionné pour figurer dans « Les détectives… ». On notera que, s’il ne s’y retrouve pas, il y a plusieurs références aux après-midi dans les bains qui sont restées. Enfin (mais enfin seulement pour cette note, parce qu’il y a d’autres liens entre ces poèmes et « Les détectives… ») , il faut au moins mentionner une série de trois poèmes (Les détectives, Les détectives perdus et Les détectives gelés). Tous trois semblent variations les uns des autres, et certains de leurs vers évoqueront aussi bien « Les détectives sauvages » que « 2666 ». Le plus puissant est sans doute le plus court :

Les détectives perdus dans la ville obscure
J’entendis leurs gémissements
J’entendis leurs pas dans le Théâtre de la Jeunesse
Une voix qui avance comme une flèche
Ombre de cafés et de parcs
Fréquentés à l’adolescence
Les détectives qui observent
Leurs mains ouvertes
Le destin tâché de sang
Et tu ne peux même pas te souvenir
Où était la blessure
Les visages qu’une fois tu aimas
La femme qui te sauva la vie

La même figure revient dans un des poèmes les plus récents du recueil, écrit en 1992, Los blues taoístas del hospital Valle Hebrón :

Ainsi, toi et moi nous nous convertîmes
En limiers de notre propre mémoire
Et nous parcourûmes, comme des détectives latino-américains
Les rues poussiéreuses du continent
A la recherche de l’assassin.
Mais nous rencontrâmes seulement
Des vitrines vides, manifestations équivoques
De la vérité.

Encore cette difficulté à atteindre la vérité… On en reparlera sans doute plus tard.

Présence de la poésie dans la poésie. Si nous avons ici la poésie des poètes des romans de B., nous avons aussi ici, comme dans le reste de l’œuvre, la poésie comme thème. Et on y trouve ce qu’on trouve ailleurs. Une des parties de « La universidad desconocida » s’appelle Manifiestos y posiciones. Il y a, outre Manifiesto mexicano dont nous avons déjà parlé, La poesía latinoamericana et surtout Horda. Dans ce dernier, Bolaño est surpris au plus profond d’un rêve par les poètes d’Espagne et d’Amérique latine qui lui promettent de s’occuper de lui au point que même ses os disparaîtront à tout jamais. Les poètes ont les visages satisfaits d’agrégés culturels, de directeurs de revues, de correcteurs, etc. Ces « rats » survivent en échange « d’excréments, d’exercices publics de terreur ». La cible, ce sont ces Neruda et Paz de poche qui se meuvent – et c’est une particularité latina – dans les couloirs du pouvoir, cette « horde » qui nuise au rêve de l’adolescent et à l’écriture. On y retrouve le dégoût de B. envers les poètes officiels, les laquais du pouvoir. La poesía latinoamericana est dans la même lignée :

Quelque chose d’horrible, messieurs. La vacuité et l’épouvante.
Paysage de fourmis
Dans le vide. Mais au fond, utiles.

Ce sont là les poètes du continent, tous attachés à leur parcelle de pouvoir, toujours sur pied de guerre pour défendre leur château, pour effacer des anthologies les éléments subversifs, « une activité qui est le fidèle reflet de notre continent ». C’est peu ou prou la même image qui gouverne « La littérature nazie en Amérique latine » : des écrivains en reflet du continent. Les motifs de disparition et de subversion ne sont pas non plus un hasard et renvoient immanquablement à la politique et à la violence, dont Bolaño dit, dans un texte sans titre :

La violence est comme la poésie, elle ne se corrige pas
Tu ne peux pas changer le voyage d’un couteau
Ni l’image de la tombée du jour imparfaite pour toujours


Présence du politique dans la poésie. « J’ai été élevé aux côté de puritains révolutionnaires » dit Bolaño très tôt dans le recueil. Dans Autoretrato a los veinte años (qui daterait de 1992), évoqué la semaine dernière, se dégage l’image d’un jeune homme qui a pris le train en marche, qui s’est laissé aller sans savoir où ça l’amènerait : plein de peur, triste de penser mourir si jeune, c’est à la révolution qu’il décida de s’unir. Vingt ans, 1973.

Un bouclier et une épée. Alors,
malgré la peur, je me laissai aller, je mis ma joue
contre la joue de la mort .
Et il me fut impossible de fermer les yeux et de ne pas voir
ce spectacle étrange, lent et étrange,
bien qu’encastré dans une réalité rapidissime :
des milliers de jeunes comme moi, imberbes
ou barbus, mais tous latino-américains,
joignant leurs joues à la mort.

Dans un autre portrait, écrit en 1994, il nous donne ce qui peut servir de conclusion au portrait de ses vingt ans :

Les autoportraits de Robert Bolaño
volent fantasmatiques comme les mouettes dans la nuit
et tombent à ses pieds comme la rosée tombe
sur les feuilles d’un arbre, le représentant
de tout ce qui nous aurions pu être,
forts et avec des racines dans ce qui ne change pas.
Mais nous n’avions pas la foi ou nous l’avions dans tellement de choses
finalement détruites par la réalité
(la Révolution, par exemple, cette prairie
de drapeaux rouges, champs de pâture fertile)
que nos racines furent comme les nuages de Baudelaire.


Terminons ces notes de manière ouverte, avec une question à la salle. Lorsque j’ai parlé d’ « Anvers », Antonio Werli se posait des questions sur l’importance que Bolaño accordait à ce texte, publié deux fois, avec certaines variations (peu nombreuses, ceci dit). Moi, ce qui m’interpelle surtout c’est que le texte, écrit en 1980, a été publié comme un roman en 2002 et republié en 2007 comme un long poème dont le titre est Gente que se aleja. Ca n’a sans doute aucune importance, mais qu’est-ce qui fait qu’un poème se transforme en roman et vice-versa sans que le texte change significativement ?

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Bolaño: dénazification

On parle souvent d'un humour désespéré de Bolaño. Il n'y a pas, chez lui, de livre aussi ouvertement drôle que « La littérature nazie en Amérique ». Rien que le titre: dans toutes ces notices biographiques d'écrivains imaginaires, pas un seul véritable nazi. Des sympathisants, des racistes, des homophobes, des malades mentaux, un authentique monstre, ça oui. Mais pas de nazis. Les vies d'auteurs ensuite, et surtout la présentation des intrigues ou des bases de leurs travaux, ainsi que, pour certains d'entre eux, leurs bonnes idées politiques. On sourit presque à chaque page de ce qui, a priori, devrait former une galerie des horreurs. Je dois bien dire que c'est ce que j'avais principalement retenu de ma première lecture. Mais si on en restait là, il s'agirait finalement d'un livre anecdotique. C'est pourtant quelque chose d'assez grand, pas seulement pour son importance au niveau de la reconnaissance critique de Bolaño – c'est son premier titre bien reçu, si je ne m'abuse – mais surtout par ses qualités, et tout ce qui s'y passe en plus des bonnes blagues, du rire et de l'exercice de style qu’est l’élaboration d’un dictionnaire d’auteurs imaginaires.

Pour arriver à ce qui fait de la grandeur du livre, il faut d’abord, à mon sens, tenter de comprendre pour quelles raisons il a opté pour le nazisme. Dans un entretien donné à Lateral en 1998, Bolaño explique que le monde de l'extrême-droite est un monde démesuré. C'est la liberté dans la folie que lui accorde ce choix qui semble l'intéresser. Bolaño continue en précisant que même s'il prend l'extrême-droite, ce qu'il fait, bien souvent, c'est s'en servir pour parler de la gauche. Il ajoute « je prends l'image la plus facile à caricaturer pour parler d'autre chose » (ce qui est très certainement, n'en déplaise à certains lecteurs, ce qu'il fit dans « Nocturne du Chili », mais ce sera pour une autre fois), ce qui revient à dire, choc, horreur, damnation, que quand il nous parle d'écrivains nazis, il ne nous parle pas de nazis, il ne parle pas de fascistes. Ou pas seulement[i].

Et de fait, « La littérature nazie en Amérique » parle surtout de... l'Amérique. L'Amérique littéraire, d'abord: les travers ridicules du monde des lettres réel – que Bolaño a insulté et conspué sa vie durant –se devinent derrière toutes les trahisons, les coups bas, les manigances décrites dans le livre, et ce, indépendamment du bord dont seraient issu les auteurs « réels ». L'Amérique politique, ensuite. Abondent les références aux réalités de ce continent, sur un mode toujours ironique. Et là encore, ça tape tous azimuts, sans distinction. Se présentant comme une encyclopédie d'auteurs « nazis », « La littérature nazie en Amérique » parle d'un continent, en dégage en portrait en creux, en prend les éléments, les manies, les attitudes typiques et les replace dans un contexte outré, presque de cirque absurde, ce qui a un double effet : moqueur et accablant.

Pourquoi toutes ces précisions? Parce que cette dimension est pratiquement toujours ignorée. Beaucoup de critiques voient dans ce livre le premier d'une trilogie (avec « Etoile distante » et « Nocturne du Chili ») sur le fascisme. Alors oui, le fascisme est très présent chez Bolaño, tout comme le mal, tout comme l'horreur, mais c'est bien plus que cela. Bolaño n'a jamais épargné personne et il ne le fait certainement pas ici. Ce qu'il se passe, à mon sens, c'est que devant un tel livre, où il n'y a pas de jugements politiques évidents (alors que les jugements esthétiques sont bien plus présents), les lecteurs, pour essayer d'en faire sens, retombent, la plupart du temps, sur une lecture idéologique, ou même plutôt un réflexe pavlovien. C'est l'extrême-droite donc il doit y avoir une condamnation. Et voilà que Nigel Beale présente presque comme un fait établi qu'il s'agit là du type de littérature et du type encyclopédique qu'on lirait en Amérique s'ils avaient vaincus, les vainqueurs imposant leur canon. Sauf que rien dans le texte ne suggère cela, sauf que dans pas mal de pays de la région l'extrême-droite et l'extrême-gauche ont longtemps été au pouvoir sans pour autant que des écrivains ce style fleurissent un peu partout. C'est la même réflexion sur la neutralité du texte qui amena l'ami Untel à se demander si le narrateur ne serait pas lui-même un nazi, vu sa « complaisance ». A la première page de « Etoile distante », Bolaño nous explique que Belano lui reprochait de ne pas avoir, dans son précédent livre (c'est-à-dire l'histoire de nazis non-nazis qui nous occupe), assez développé la dernière notice. Je pense qu'il n'y a donc aucun doute sur l'auteur, et que cette complaisance n'est autre que la distance ironique qui fait tout le sel comique du livre (et on notera aussi que dans le même livre, dont on parlera plus tard, un des amis du narrateur, sympathisant d’extrême-gauche dans sa jeunesse, écrit un livre au thème et aux effets semblables à cette « Littérature... » : son ton est « objectif et mesuré »).

Autre exemple (le pire de tous, et de loin) : dans un article pour le pourtant excellent Quarterly Conversation, John Herbert Cunningham se propose de tracer une ligne temporelle poétique et politique de Neruda à Bolaño. N’accordant à Bolaño que deux paragraphes et deux citations (une d’entre elles étant sa bio selon The Guardian…), on a un peu de mal à comprendre le lien, si ce n’est dans l’utilisation de l’image de révolutionnaires barbus. Il ne s’arrête pas une seule seconde sur la différence fondamentale entre les deux poèmes : celui de Neruda glorifie l’acte révolutionnaire, celui de Bolaño est plutôt un regard mélancolique sur le jeune homme qu’il a été. Et Cunningham de conclure que tous les poètes sud-américains sont soit communistes soit sympathisants communistes et en plus révolutionnaires. Dommage que les références de Bolaño soient plutôt Nicanor Parra (que certains qualifièrent de clown bourgeois) ou Enrique Linh que Neruda dont il détestait la posture d’intellectuel engagé et la poésie politique et qu’il n’eut cesse de moquer – que ce soit dans sa poésie, dans « Etoile distante » ou même dans « La littérature nazie… » à travers ce passage où des fascistes s’approprient sont travail :

Il suffisait de changer quelques noms, Mussolini au lieu de Staline, Staline au lieu de Trotski, réajuster légèrement les adjectifs, varier les substantifs et le modèle idéal de poème-pamphlet était fin prêt (…) Ils exécrèrent en revanche la poésie de Nicanor Parra et d'Enrique Lihn, la tenant pour creuse et décadente, cruelle et désespérée.

Enfin, dans une de ses premières notes, un autre ami, le sieur Bartleby, avec lequel j'adore ne pas être d'accord, nous expliquait que Bolaño parlait de la banalité du mal. Lecture légitime mais que je ne trouve pas plus légitime qu'une autre. Disons que par la faute de ce satané encyclopédiste, il est extrêmement difficile de voir en quoi ce serait ça l’enjeu à moins de faire un saut extra-textuel. Une autre de ses interprétations (dans un commentaire chez Untel) était que l’auteur nous disait que « l’idéologie tuait la possibilité de la création », ce qui n’est sans doute pas faux, mais ne revient pas à dire, comme il le sous-entend, qu’il ne pourrait y avoir de bon écrivain nazi (ou communiste ou socialiste ou catholique) mais plutôt pas de bonne œuvre nazie. Il disait aussi, et là est le point crucial de notre petite confrontation, que Bolaño, présentant sans cesse des « nazis » ayant des amis de « gauche » voulait « dénoncer » une « confusion conceptuelle et idéologique » qui permet aux literati de lier des amitiés faisant fi de ces différences. Il serait donc particulièrement choquant qu'une trotskiste se lie d'amitié avec une fasciste, car tout les oppose (et le livre regorge d’exemples de ce type, du poète cubain « nazi » qui se retrouve dans le dictionnaire officiel des auteurs de son pays à cette fasciste mariée à un architecte stalinien qui la bat lorsque Madrid est bombardée par les nationaux en passant par ce germano-chilien dont les amis de gauche n’entrevoient pas l’idéologie). Alors bien sûr, n'importe quel libertaire se souvenant de Cronstadt et de Makhno sait à quel point Trotski pouvait avoir un comportement aussi abject que n'importe quel fasciste, ce qui rend la remarque relativement caduque, mais ça n’a finalement que peu d’importance. Ce qui me gène (très fort) dans cette lecture, c’est que rien, dans le texte, ne la soutient. Il s’agit de la présentation comme une évidence de ce qui n’est finalement que l’enrobage d’un roman par les préjugés du lecteur (qui peut penser que cette amitié est en effet monstrueuse, mais ne saurait pas montrer que « Bolaño nous dit que… ») . Pour ma part, je vais suivre Bartleby sur un de ses dadas (il le commentait encore récemment ici), c’est-à-dire l’absence de réalité objective dans l’œuvre de Bolaño et je dirais la chose suivante : n’est-elle pas due à la perte de l’illusion révolutionnaire ? Toute une génération s’est brûlée les ailes, et il est du nombre. Ne peut-on penser que sa réticence à exprimer cette « réalité objective » est notamment causée par la vision de la chute d’une cause qu’il a cru juste (et la justice de cette cause est définitivement une illusion que, dans les années ’80 déjà, il n’avait plus) devant une réaction objectivement injuste ? Et donc, que cette relation entre une fasciste et une trotskiste n’est pas l’occasion de montrer une « confusion idéologique » ou, pour prendre une interprétation radicalement opposée, de montrer au contraire que cocos et facho, c’est kif-kif bourricot, mais plutôt de se situer dans un ailleurs inévitable pour tout qui s’est brûlé les doigts a vouloir toucher de trop près une vérité idéologique préemballée et, in fine, aussi fausse que tout le reste ? Et ne peut-on penser que quand le choc est aussi fort et intime qu’il l’aura été pour ceux qui, comme lui, ont en plus vu leurs camarades mourir ou « disparaître », on ne peut aborder cette combinaison entre déception (idéologique) et blessure à vif (les morts, les disparus) que par des chemins de traverse[ii] ?

Qu’on le veuille ou non, Bolaño ne joue pas à dire le mal c’est banal, le fascisme c’est caca et Pinochet est méchant, parce que tout ça, on le sait. Comme tout grand écrivain, il va au-delà du cliché. Dans « Bolaño salvaje », Paula Aguilar, universitaire spécialisée dans les liens entre politique et littérature, plus particulièrement dans le cône sud d’Amérique du sud, dit de l’esthétique du Chilien qu’elle « rejette les significations totalisatrices, qu’elle rend impossible une lecture qui mettrait au premier plan l’idéologique ». C’est dans un article consacré à « Nocturne du Chili », mais voilà qui me parait essentiel pour « La littérature nazie… » également. Si on suit Aguilar, on ne peut donc que reprocher à la plupart des critiques une lecture idéologique plutôt que littéraire. Ou, pour être plus précis, de n’avoir pas vu que l’écriture de Bolaño ne saurait sous-tendre une interprétation essentiellement politique. Se positionner « ailleurs » a bien sûr des conséquences idéologiques, mais les coordonnées nébuleuses de cette position devraient faire oublier au critique telle prétention.

Le problème Bolaño, s’il y en a un, se situe, pour le lecteur, qu’il soit professionnel ou non, dans l’accumulation de pistes, de grilles de lecture, de possibilités, de nuages de référence, dans l’omniprésence de clés qui pourront ou ne pourront pas ouvrir d’autres portes interprétatives, qui rendent, pris ensembles, tout décryptage extrêmement difficile, à un point tel que, d’une certaine façon, il est plus compliqué de comprendre ce que fait Bolaño qu’il est difficile de comprendre ce que fait Pynchon (on se dit d’ailleurs parfois que la réception US de Bolaño prouve la pertinence du choix de Pynchon de ne pas participer au cirque médiatique et de laisser, comme seule communication, ses livres). Sans rigoler. C’est ce qui explique, dans bien des lectures, et sans doute nulle part autant que dans « La littérature nazie en Amérique », que l’on se reporte toujours à une analyse qui repose à 50% sur ce que l’on croit savoir de l’auteur et à 50% sur ce que l’on pense des évènements ou des théories manipulées. Ce qui revient à enlever 80% de valeur à une œuvre qui est avant tout ouverte et en aucun cas réductible à des slogans sur l’horreur, la littérature, le mal et la banalité.

Et avec tout ça, on n’a même pas encore évoqué la façon dont Bolaño construit un véritable roman à partir de notices biographiques (voilà qui mériterait une étude approfondie), le rôle de l’avant-garde (encore une fois, dans ce livre, il y a plein d’artistes de gauche ne pouvant croire que leur confrère soit « nazi » : ils ont manifestement oublié le futurisme), la mythologie de l’écrivain obscur (comment ne pas voir le lien entre ces auteurs et les poètes maudits qu’on retrouve à travers tout Bolaño ?) ou ce qui différencie l’infâme Ramirez Hoffmann du reste de ses camarades anthologiés (ce récit, qui conclut le livre, n’est pas un coda : c’est au contraire une contrepoint total – véritable narration classique et premier vrai monstre). Voilà des thèmes qui attendront d’autres lecteurs et d’autres articles.

Une question en conclusion : comment faire un dossier sur Bolaño quand on pourrait en faire un sur « La littérature nazie… » seulement ?



[i] Notamment parce que Bolaño a bien conscience que la gauche latino-américaine a une quantité de sang assez spectaculaire sur les mains : il évoque d'ailleurs, toujours dans le même entretien, le cas d'un poète rebelle salvadorien assassiné par ses compagnons – dont un autre poète.

[ii] L’entretien avec Lateral se conclut sur la question de l’écriture d’une « Littérature bolchévique en Amérique ». Bolaño répond qu’il ne le ferait pas de « manière directe » parce que ça lui fait « très mal ».

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Bolaño: quatre mains, deux de trop


Il y a quelques années, Javier Moreno dessina un diagramme de l'oeuvre de Bolaño. « Consejos de un discípulo de Morrison a une fanático de Joyce » ne s'y trouve pas. Ce n'est qu'un des éléments qui montre qu'on fait souvent peu de cas de ce livre, considéré comme une curiosité plus que comme un véritable roman du corpus bolañien. C'est aussi, avec « Novelita lumpen », les essais de « Entre paréntesis » et la poésie, l'un des seuls travaux du Chilien a ne pas être disponible en français. Pourtant, ce bref roman mérite qu'on s'y attarde. Je ne vais pas prétendre qu'il s'agit d'un grand livre, mais on y trouve des choses qui ne sont pas dénuées d'intérêt.


Le problème quand, comme c'est mon cas ici, on cherche surtout à dégager d'une relecture globale de l'oeuvre d'un auteur des éléments pertinents pour la rédaction d'un article est qu'il est particulièrement difficile voire même vain de tenter de dégager qui a écrit quoi. « Consejos de un discípulo de Morrison a une fanático de Joyce » est en effet un romain écrit à quatre mains, celles de Roberto Bolaño et de Antoni García Porta, probablement l'un de ses plus vieux amis catalans. Porta, dans sa préface, essaie de se souvenir comment le livre fut écrit et prétend avoir une très mauvaise mémoire. Bolaño n'est pas une source fiable: lorsqu'il parlait de « Consejos ... », sa version changeait chaque fois. Porta dégage donc trois méthodes possibles: une première où les deux auteurs auraient travaillé ensemble sur quelques ébauches, établi des prémisses et choisi une fin, puis se seraient partagés les chapitres à écrire; une seconde où ils se seraient simplement lancés dans un exercice de cadavre exquis avec l'espoir d'obtenir quelque chose de bon; enfin, une troisième où l'un des deux écrivains (ici Porta) aurait écrit une première version que l'autre (Bolaño) aurait relue, complétée, corrigée. Porta écrit que « Consejos... » est sans doute le résultat d'un mélange des trois méthodes, mais à lire le reste de son introduction, on se rend compte que, même s'il ne le dit pas clairement, l'option la plus probable est la troisième. En parcourant sa correspondance, Porta découvre qu'il a écrit une première version en 79 et que celle-ci a été relue par Bolaño en 1981. Le Chilien propose alors à son ami quelques changements. Dans une autre lettre, d'octobre 1982, Bolaño explique carrément que le roman est terminé (il dit être au chapitre XXI d'un total de XXIV, information qui semble nouvelle pour Porta) et suggère à Porta de lire ensemble le résultat afin de s'occuper des « derniers détails ». Le lecteur de la préface ne peut s'empêcher de penser que Porta insinue que le résultat final tient plus à Bolaño qu'à lui, mais tout ça n'est que spéculation de notre part. Que faire alors, d'autant plus que notre absence totale de connaissance du reste de l'oeuvre de Porta nous empêche de réellement tenter de comparer? Même lorsque certains passages nous paraissent estampillés Chili, les attribuer aux deux auteurs. Tenir compte des éléments pertinents pour notre projet mais diminuer leur importance par manque de certitude quant à leur paternité.

L'intrigue de « Consejos... » tient en peu de mots: le Catalan Ángel et la sans-papier sud-américaine Ana sont en fuite après avoir volé et tué l'ancienne patronne de la jeune femme. Ils ne s'arrêteront pas là et sous la direction d'une Ana à moitié folle, le sang coulera bien plus. Exil, illégalité, sexe, mort, folie: faut-il en dire plus? Le terrain sera plutôt familier à tout lecteur de Bolaño.

Les jours où Ana et Ángel sévissent connaissent d'autres faits sanglants, le plus souvent commis par des jeunes marginaux, comme si Barcelone était en proie à une épidémie criminelle à visée insurrectionnelle. De fait, les deux personnages du roman ayant tant d'amis à gauche ou très à gauche, et coupables d'assassiner en premier lieu leurs anciens patrons ne peuvent, pour le public, qu'agir pour des motifs politiques ou révolutionnaire. Il n'en est pourtant rien: la politique est illusion, le moteur de cette ballade n'est autre que la folie d'Ana. Ángel suit par amour, et à l'heure de justifier son action, il ne peut faire mieux que lui trouver une revendication, quelle surprise chez Bolaño, artistique ou littéraire.

-- Ecoute, Panocha, s'il m'arrive quelque chose, dit que j'ai fait tout ça pour protester contre notre situation.
-- Quelle situation?
(....)
--- La situation des jeunes artistes du monde entier, coincés entre la pauvreté et le silence. Tu peux mentionner parmi mes prédécesseurs les jeunes poètes suicidés. (...) Mais ne nomme aucun catalan, ici on ne se suicide que par amour.

La violence politique n'est pas (ou plus) prise au sérieux, comme en témoigne cet autre passage, où elle est ravalée à simple fonction de saison: à l'été la folie et l'amour, à l'automne la politique, à l'hiver le repos.

Il ne reste plus que nous, pensai-je, et ça mettrait un terme à la vague de violence estivale à Barcelone. En automne, la violence serait politique et il y aurait plus de morts. En hiver, les choses tendraient à se calmer, le froid fait que les gens restent à la maison ou au bar. Ce n'est pas bon d'aller à la prison en hiver. Au moins, les premiers jours ne doivent pas être bons.

Avant de se lancer dans cette triste épopée, Ángel tentait d'écrire. La littérature, hormis Ana, est sans doute sa seule passion, et elle est tellement prégnante qu'il s'arrangera pour épargner une victime potentielle qui s'avère poète. Le chapitre XII détaille son projet tout bonnement délirant de roman, « Cant de Dèdalus annunicant fi » où un Stephen Dédalus à l'âge de maturité abandonne, par fatigue, la littérature et se lance dans une rebellion armée qui l'enverra en exil. A son retour chez lui à Barcelone, il se fait abattre. Il semblerait bien qu'Ángel, pour n'avoir pas su écrire son livre, se console en participant au délire d'Ana qui partage certains traits avec son synopsis. L'identification est telle qu'à plusieurs reprises il s'affuble lui-même du nom de son personnage. Mais la partie lecture de ce chapitre évoque Bolaño: le parcours de lecteur de Dédalus renvoit à l'affection beat du Chilien dans sa jeunesse. La conclusion frappe aussi:

Dans une lettre à un ami, il cite aussi en tant qu'auteur de grande influence Néstor Sánchez: le perdu, le disparu dont on ne sait pas si ce fut pour des raisons politique ou de sa propre volonté.

N'est-ce pas finalement ce que beaucoup pensent de Bolaño, après sa mort? Ses exils furent-ils politiques ou personnels? Après tout, on a entendu beaucoup chose, aussi bien de sa part que via les multiples articles affabulateurs parus ces derniers mois, aux Etats-Unis principalement.

Intéressant aussi, ce passage où Ángel s'interroge sur son écriture:

Sérieusement, qu'était la littérature pour moi (...). La Forme à travers laquelle la vie devrait être si ce n'est claire, lisible, stable. Mais la forme a acquis progressivement le visage du crime. La vie quotidienne, les travails qui me fournissaient la nourriture et mes inutiles travaux parallèles, quelques femmes, les livres, les rues, tout me poussait au crime, un lieu inconnu que j'identifiais parfois avec l'aventure, ce territoire où les rôles n'existent pas ou bien sont multiples et interchangeables et où le talent n'obéit à aucun discours, ne veut rien dire, n'a aucune importance. Une bouche muette.

Mais laissons-là (pour le moment) les considérations hasardeuses sur les liens entre « Consejos... » et l'oeuvre future de Bolaño. Sans doute pas inintéressantes, elles sont trop risquées même si la relecture, par essence, prête l'esprit à vagabonder et à spéculer, peut-être aussi à voir des traces et des indices là où il n'y a coincidence que dans l'esprit du lecteur.

Trois remarques tout de même. Du plus important au plus anecdotique:

1) Qu'est-ce d'être de gauche dans l'Amérique du Sud des années '70? Mourir:
Le type est mort maintenant; je crois qu'il militait dans un parti de gauche et qu'il n'a pas voulu s'exiler.
2) Parmi les noms de poètes que Ángel voit sur les étagères d'une de ses victimes, Nuria Rosquelles. On se souviendra que Nuria était la patineuse de « La piste de glace » et Rosquelles le fonctionnaire municipal qui l'aimait d'un amour non-réciproqué. Les deux livres datent plus ou moins de la même époque.

3) J'ai le souvenir que dans beaucoup de ses livres, les personnages de Bolaño font l'amour « la nuit entière ». Mythe de la vitalité de la jeunesse? Je ne sais pas. Toujours est-il que ce cliché des étreintes qui ne se finissent pas, on le retrouve chez d'autres auteurs sud-américains. Pourtant, dans « Consejos... » Ángel passe son temps à avoir des problèmes d'érection. On pousse donc un cri (gémissement?) de soulagement lorsque, à la page 163, il retrouve tout sa puissance dans les bras de Kati, poète vénézuellienne.
De façon inévitable, nous passâmes la nuit ensemble dans sa chambre. Elle criait comme une louve, j'ai le dos tout griffé. Au début, il ne se dressait pas mais à la fin je passai la nuit entière à l'introduire et à le sortir.

Une dernière remarque avant d'arrêter pour aujourd'hui: la meilleure partie du livre est, selon moi, l'appendice, fragments désordonnés du journal d'Ángel, entre souvenir barcelonais et exil parisien où, dans la misère, il craint à tout moment une arrestation, prétend écrire et cherche la femme. C'est aussi la partie qui fascine le plus Porta, parce que, selon lui, “le discours cesse d'être strictement policier et nous rencontrons le Bolaño qui nous émerveillera ensuite dans tant de nouvelles et de romans, le poète aussi, bien sûr”. Le volume contient aussi “Diario de bar”, seul récit survivant des deux qu'ils écrivirent à quatre mains.

Toute traduction de ma blanche main.

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Bolaño: sur une piste ténue

A peine lancé dans une relecture de Bolaño, voilà que je retombe dans la simple lecture: avec « Una novelita lumpen » et la plupart de sa poésie, « La piste de glace » est un de ses rares textes que je ne connaissais pas encore. Jusqu'à cette semaine. On en parle rarement, de cette « Piste de glace ». Pourtant, c'est vraiment un très beau roman. Excellent, peut-être pas. Mais très beau. Et, finalement, qu'importe l'excellence pourvu qu'on ait la beauté?

En lisant ce livre dans la foulée de ma relecture d' « Anvers » et de « Monsieur Pain », une question s'est imposée: à quel point ce roman, apparemment écrit à la même époque, a été retravaillé pour sa publication en 1993? On ne va pas prétendre qu'on ne dirait pas le même auteur, puisque l'on sait déjà qu'on retrouve dans les deux titres pas mal des thèmes, des particularités et des modes opératoires de Bolaño, mais la différence frappe, tout particulièrement avec « Monsieur Pain », meilleur point de comparaison -- « Anvers » étant par trop fragmentaire, plus proche d'une prétention poétique.

Tout d'abord, Bolaño semble, cette fois-ci, savoir où il va, que ce soit en ce qui concerne le prétexte de l'histoire, le destin de ses personnages ou le type de narration qu'il choisit. L'assemblage est beaucoup moins dû au hasard. Au niveau de l'écriture également, tout paraît plus assuré, même si les voix des trois narrateurs ne se distinguent que par ce qu'ils disent ou par leur ton, plutôt que par leur style. Techniquement, si on voulait tenter d'établir un vague lien, la structure à narrateurs multiples pourraient faire penser à la deuxième partie des « Détectives sauvages » bien qu'ici un été soit observé au lieu des pérégrinations d'un duo, ce qui change bien sûr pas mal de choses. Thématiquement, c'est sans doute un lien plus fort et plus concret qui nous unit à la même partie des mêmes détectives (comme si c'en était un brouillon ou plutôt une version préalable), puisque Bolaño y manipule une époque et des éléments biographiques qu'il remettra en scène dans la vie de Arturo Belano de façon plus romantique. Parce qu'ici, pas de romantisme ni de célébration d'une jeunesse folle: le portrait est plutôt terre-à-terre et les trois acteurs principaux sont trop différents pour que Bolaño s'adonne au même type de jeu automystificoglorifiant qu'il pratiquera dans « Les détectives sauvages ». D'une manière plus large, on retrouve bien sûr ici une certaine fascination pour la mort, la violence et surtout la folie, ainsi que les figures de l'exil qui peuplent son oeuvre, que ce soit celui qui nous emmène à des milliers de kilomètres de ce qui toute une vie fut un domicile, à une grande-distance de la vocation que l'on croyait être celle de notre vie, à des lieux et des lieux de ce que l'on pensait être notre personnalité ou encore à trois bouteilles ou trois nuits sous un pont de trop, ce qui cause ainsi le basculement dans une quasi-démence.

Je suis bien sûr très heureux de voir ici les germes de ce qui suivra, mais tout ça importe finalement très peu une fois qu'on est face à l'image centrale du livre: une jeune femme superbe en train de s'entraîner sur une piste de glace installée dans un palais moderniste en ruine sur les ordres d'un fonctionnaire municipale au bord du précipice; il la regarde, l'encourage; ils sont observés en secret par une autre jeune femme, sans doute à moitié folle, munie d'un couteau effilée; un poète mexicain en séjour illégal la dévore des yeux espionnant les deux autres occupés l'une à se perdre dans son sport, l'autre dans la contemplation de celle qu'il aime. Tout est là, dans ce triangle tout sauf équilatéral. Ce n'est pas un roman policier, l'intrigue n'est pas politique, c'est un roman d'amour et d'illusions, sur l'infinie capacité de l'être humain à se berner soi-même. Et c'est magnifique.

Je terminerai rapidement cette brève note de lecture avec une considération sur ce que je rappelle être le but « officiel » (c'est-à-dire surtout l'excuse) de ce processus de relecture: le projet d'écriture d'un papier sur la gauche chez Bolaño. Comme je le disais dans ma première note « relecture », je sais que les passages pertinents seront difficiles à trouver. J'espère en fait trouver une espèce de portrait en creux. Dans « La piste de glace », pas grand chose sauf à prendre en compte l'affiliation politique de Enric Rosquelles, le fonctionnaire municipal qui détourne des ressources publiques pour construire la patinoire. Il est socialiste, ou plutôt encarté au parti socialiste ouvrier espagnol. Bien qu'il est pratiquement certain qu'une bonne partie du monde littéraire aurait fait de cet homme le membre d'un parti de droite (j'entendais d'ailleurs encore dire ce matin à la TVE que la gauche était plus rapide à se distancer de la corruption, ce qui fera rire tout lecteur belge), on ne peut pas prétendre qu'il s'agit là d'un exemple de l'opinion de l'auteur sur la gauche, corrompue. Bien que beaucoup de trotskistes se sont reconvertis en militants sociaux-démocrates, Bolaño ne semble être de ceux-là: il pencherait plutôt du côté d'une désillusion envers le politique, et le choix du parti concerné n'indique rien, n'a aucune implication sur le roman. On dira tout au plus qu'il fait montre d'un certain mépris envers les pratiques inévitables dans toutes particraties – de quelque bord que ce soit. On ira donc voir ailleurs, d'autant plus que le but n'est pas de savoir si Bolaño était plutôt de gauche ou plutôt de droite (comme si on ne le savait pas) mais bien d'examiner comment il représente (quelle) gauche et les impacts que cette représentation aurait sur le sens (?) de son oeuvre.

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Bolaño: retour à l'ordre

J'ai beaucoup de temps libre pour le moment, ce qui me permet de terminer ou de continuer à travailler sur d'anciens projets (l'article sur le livre de Daniel Sada publié récemment sur le Fric-Frac Club avait été abandonné pendant deux mois, j'ai aussi relu pas mal de Mishima et il serait temps que je concrétise vraiment mon texte à ce sujet), d'en lancer de nouveaux mais aussi, bien sûr, de lire encore plus que de coutume. Etrangement, pourtant, ça ne se traduit pas nécessairement par une plus grande activité sur ce blog. Comme si, sachant ne pas être pressé, je préférais m'occuper de choses de plus grande ampleur, qui demandent, justement, une gestation plus longue. On verra ce qu'il en ressortira. Toujours est-il que je me suis replongé, il y a quelques jours, dans une relecture de l'oeuvre de Roberto Bolaño. Il n'est pas bien original de dire qu'en matière de littérature, ce qui importe bien souvent, ce qui apporte richesse à notre perception d'un roman, c'est la seconde lecture. Dans le cas de Bolaño, découvrir l'ensemble (ou presque) de son travail sur deux ans est évidemment un grand choc qui se ressent dans une sorte de bonheur stupéfait ne permettant pas toujours critique ou analyse véritable. Sur les premiers titres, quand bien même ce qu'on en dit est juste, ce qu'on y voit est pertinent, on tatonne à la recherche de quelque chose que seules nos lectures suivantes de l'auteur pourront nous donner. Ainsi, sans même se soucier de chronologie, lire « Les détectives sauvages » avant tout et puis passer à « Monsieur Pain » ne laissera pas les mêmes sensations que de le faire dans le sens inverse. Une relecture des « Détectives sauvages » alors que le reste a été lu au moins une fois sera donc non seulement différente (tout lecture étant de tout façon différente) mais surtout changera notre perspective sur l'oeuvre générale de l'auteur. Et c'est ça qui m'intéresse aujourd'hui.

On parle toujours de Bolaño et du fascisme, ce qui est normal et légitime. Ce qui m'intrigue depuis quelques temps et que je n'ai vu examiné nulle part (envoyez-moi des références s'il y en a), c'est la question de la représentation de la gauche. Le thème est moins courant, les passages pertinents sans doute plus difficiles à trouver mais, de mémoire, je me souviens du trotskiste de « La littérature nazie en Amérique », de plusieurs scènes dans « Nocturno de Chile » et d'une altercation avec un chauffeur de taxi dans « 2666 » qui dépeignent un sinistre portrait. Pour rechercher d'autres traces éventuelles autant que pour relire l'esprit clair (c'est-à-dire débarrassé de l'ébahissement initial), je me replonge donc dans tous les livres de Bolaño et ce de façon chronologique, histoire de voir s'il y aurait, dans ce domaine-là, une évolution. Bien que je sois à la recherche d'éléments précis, je ne pense pas me fermer à tout ce qu'il se passe d'autre, ce qui devrait permettre de parler en ces pages de ce qui n'apparaîtra pas dans l'article que j'espère tirer de ma relecture.

J'ai commencé par « Anvers » qui semble être le plus vieux texte disponible (1980). J'en avais gardé de très bons souvenirs et me suis rendu compte que c'était sans doute dû à une sorte d'ensorcellement. Il y a dans ces 126 pages une qui est absolument magistrale: la dernière. J'en avais déjà utilisé un extrait en citation il y a un bout de temps. Le reste n'est malheureusement pas à la hauteur. « Anvers » est une collection de fragments (débuts, milieux ou fins de..) plus que le thriller sans solution annoncé en quatrième de couverture. Ce ne serait pas un problème si les fragments en question avaient assez de puissance pour que l'on puisse passer outre (les intranquilles fragments de Pessoa reçoivent peu de plaintes) mais malheureusement « Anvers » penche un peu trop du côté du fragment dénué de sens: abondent le phrases qui ne veulent absolument rien dire et qui même d'un point de vue sonore, rythmique ou poétique sont mauvaises. En refermant « Anvers » pour la seconde fois, on est soulagé de ne pas avoir commencé par celui-ci à l'époque (et dire que ça avait été, pendant un temps, mon intention). Bien sûr, tout n'est pas à jeter, mais l'intérêt est presque... anthropologique. On y voit déjà les traces de thèmes, d'éléments voire même de tics d'écriture qui feront d'un exilié chilien de plus l'un des grands écrivains de notre temps. Dans ce texte, Bolaño se cherche et c'est le lecteur qui le cherche qui trouvera ici de quoi retenir son attention.

J'ai ensuite lu « Monsieur Pain », roman dont j'avais gardé un moins bon souvenir que pour « Anvers » bien que je ressente, toujours aujourd'hui, une certaine affection pour pas mal de ses éléments. « Monsieur Pain » est en fait, à l'autopsie, clairement meilleur que son prédécesseur bien que de manière évidente une pièce vraiment mineure de l'oeuvre bolanienne. Il s'agirait de la première tentative réussie de terminer un roman. Bref et très peu « centré », mais roman quand même. J'aime beaucoup le personnage de monsieur Pain, « héros » et narrateur de ce récit, qui ne fait rien ou presque (si ce n'est une séance auprès du patient Vallejo – autour duquel, pour ceux qui n'ont pas lu, tournerait un étrange complot fasciste visant à s'assurer qu'il meure pour des raisons non déterminées --, Pain l'occultiste de l'acupuncture passe son temps à préférer ne pas ou quelque chose du style). L'histoire racontée par Pain a des accents policiers et il n'y comprend visiblement rien, Bolaño non plus et le lecteur encore moins. Mais ce n'est pas grave, trouvé-je encore une fois: on s'amuse quand même et on apprécie déjà les biographies inventées de fin de volume, qui annoncent peut-être « La littérature nazie... », le duo de flics ou d'espions qu'on retrouvera dans « Nocturno de Chile », les détours absurdes et le pesant sentiment de fatalité et de découragement. Ceci dit, on comprend – et, dans une certaine mesure, partage – l'agacement de certains lecteurs à cette succession de scènes insensées qui semblent n'avoir d'autre fonction que de s'assurer que livre atteigne le nombre de signes réglementaire pour être accepté au concours que Bolaño finira par gagner. Et on se dit finalement que les dites scènes sont des fragments bien plus satisfaisants qu'une bonne partie de ceux d'« Anvers ».

Avant de vous laisser pour aujourd'hui, une petite note sur la chronologie. Les amateurs de Bolaño sauront qu'elle n'est pas facile à établir, puisque pas mal de textes ont été publiés bien après leur écriture. « Anvers », par exemple a été écrit en 1980 (et peut-être révisé ensuite) pour ne paraître qu'en 2002. « Monsieur Pain », publié en 1999, date, selon la note préliminaire, de 1981 ou 1982. Dans sa note en ouverture de « La piste de glace », Robert Amutio, le traducteur de Bolaño, explique que le roman a été écrit « au début des années 1980 », tout comme « Consejo de un discipulo de Morrison a un fanatico de Joyce », roman à quatre mains écrits avec Antoni Garcia Porta qui, quant à lui, déclare dans sa préface que le projet fut lancé en 1979, repris avec Bolaño en 1981 et terminé en 1983. Et ce sont là le seules informations disponibles: à première vue, je n'ai rien pu trouver dans les autres textes de l'auteur ni dans le volume critique qui lui a été consacré chez Candaya. Doit-on donc considérer qu'à l'exception des titres cités, le reste a paru plus ou moins dans l'ordre chronologique (ce n'est probablement pas le cas des nouvelles et des poésies, mais ne nous compliquons pas la tâche...)? Dans ce cas, que fait Bolaño entre 1983 et 1996 (date de parution de « La littérature nazie en Amérique »)? Ecrire des poésies et des nouvelles, participer à des concours, mais encore? Sans réponse fiable, on est obligé de faire avec ce qu'on a. Ce n'est bien sûr pas grave, mais la question m'intéresse. Et si un lecteur fidèle ou de passage a plus d'informations sur ces points-là, je serais très heureux d'en prendre connaissance...

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15 juillet 2003


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L'homme qui inventa Borges

...est sans aucun doute le texte phare du tout nouveau numéro de la Quarterly Conversation de Scott Esposito. Marcelo Ballvé y évoque le méconnu Macedonio Fernández, dont le travail a eu une certaine importance pour Borges. Au-delà de ce papier et comme toujours, il y a du contenu de poids et d'intérêt. Je pense plus particulièrement au texte de Dan Green sur les avantages qu'aurait la republication des nouvelles de Donald Barthelme dans les volumes originaux plutôt que dans les trois collections actuelles. On y lira aussi des critiques de livres de Bolaño, Vonnegut, Lobo Antunes, parmi d'autres. Pour ma part, j'ai fourni à Scott -- qui aime bien les traducteurs -- un entretien avec Claro qui, je le souhaite, sera apprécié aussi par des francophones plus familliers avec son travail.

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On filme

Un peu comme si la littérature ne savait se défaire du cinéma, voilà que j’apprends quelques nouvelles stupéfiantes dont je ne sais trop si elles doivent me pousser à m’arracher les cheveux. Deux jours après la victoire cannoise d’un film qu’on ne verra pas basé sur un livre qu’on ne lira pas, ainsi qu’un autre récompense pour un autre film basé sur le livre mafieux de Saviano – qu’on a quelque part ici et donc qu’on lira un jour – on apprend donc via le blog Archivo Bolaño que – gasp – on s’apprête à mettre sur pellicule « Les détectives sauvages ». On ne connait pas encore vraiment le casting, les seules infos qui transparaissent concernent le nom du producteur, qui a travaillé sur tous les films du grand Carlos Reygadas (Japón !!!) et réalisé par un certain Carlos Sama. Comment vont-ils donc traiter la deuxième partie du roman ? Et voilà que grâce à Gustavo Faverón Patriau on voit que, après le succès du No country for old men des Coen et, surtout on imagine, son Oprahisation, Hollywood tombe sur Cormac McCarthy qui, pour la première fois de sa vie, doit se mettre à vraiment engranger les dollars : on aura donc probablement droit à Outer Dark mais aussi à The Road. Ce dernier film sera des mains de John Hillcoat avec, dans le rôle du père, Viggo Mortensen et puis… Charlize Theron. Euh, elle sera la mère supposons-nous mais le peu d’apparition qu’elle fait dans le récit comparée à la célébrité de Theron fait craindre que son rôle soit grossi. Enfin, Ridley Scott travail sur Blood Meridian. Et ça, ça fait vraiment peur.

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2666: esquisse

On nous avait dit qu'il arrivait, on nous avait dit que ce serait quelque chose, qu'à son débarquement il faudrait se garer, faire un pas de côté pour ne pas être rejeté dans son ombre. On nous avait dit qu'on ne ferait pas le poids, que devant un chef-d'oeuvre il n'y avait d'autre choix qu'opérer une retraite discrète, se décider à retenter une petite sortie quelques mois plus tard, quand ils seront disposés à passer à autre chose. On nous avait dit tous ça et on ne l'avait pas cru, parce que des grands livres on nous en annonce au moins un par semaine, des livres de l'année un par mois, des livres de la décennie un par an et de livres du siècle... vous me suivez. Il y a finalement toujours moyen de s'en sortir sans humiliation quand on est un honnête petit bouquin, l'histoire d'une saison parfois, de quelques semaines plus souvent. Les concurrents passent, restent ou trépassent, c'est la vie. Mais quand le grand livre promis arrive enfin, on est perdu, on ne sait plus quoi faire, on oublie les notions de base, les cours de survie. Bref, on se fait avoir. Et on s'est fait avoir. Depuis quelques semaines, on les voit ses lecteurs qui d'un air torve nous mirent de loin, incapable de se décider à continuer à lire parce qu'ils viennent d'être anéantis par la force de "2666", roman de début de siècle qui risque tout autant d'être roman de fin de siècle.

Lorsqu'il meurt en 2003 à l'âge horriblement jeune de cinquante ans, Roberto Bolaño n'a pas encore mis les touches finales à son dernier livre. C'est, à quelques corrections près, dans cet état inachevé qu'il paraîtra en Espagne un an plus tard. Les fictions du Chilien n'étant pas de celles auxquelles on trouve des fin fermées, "2666" ne souffre pas de ne pas avoir été clôturé. Au-delà de cette mort survenue bien trop tôt, il y a des choses qu'on dira à peu près partout au sujet de Bolaño et de son grand livre posthume. Projet d'une vie, sommet de son travail sur la relation entre horreur et art, cette montagne de plus de mille pages divisées en cinq parties a failli être publiée en autant de minces volumes, selon les dernières volontés d'un auteur soucieux de l'avenir financier de sa femme et de ses enfants. Famille, exécuteur littéraire et éditeur prirent heureusement la décision de donner la lumière à "2666" dans l'état le plus proche possible de ce que Bolaño aurait fait s'il avait vécu. Même si chacune des parties prises individuellement aurait pu constituer un livre remarquable, c'est à travers leur présence continue en un seul volume qu'elles prennent sans aucun doute toute leur ampleur.

Tout commence - pour le lecteur en tout cas - dans la vieille Europe, auprès d'un quatuor de spécialistes plus ou moins accidentels d'un obscur écrivain allemand nommé Benno von Archimboldi. Ils apprennent à se connaître de congrès en colloque, à mesure que l'œuvre d'Archimboldi se répand, se cultifie, le menant à être régulièrement cité parmi les candidats au Nobel. Le Français Pelletier et l'Espagnol Espinoza s'enamourachent de l'Anglaise Norton pendant que l'Italien Morini observe, perché sur sa chaise roulante. Cette sorte de ménage-à-trois qui prend essentiellement place à Londres mettra le binôme transpyrénéen face à ses contradictions politiques, frustrations humaines et haines primaire. Dans ces 189 premières pages, l'impression initialement ressentie est celle de la mélancolie, mais la place est finalement toute entière prise par une espèce de tension permanente, que ce soit celle vécue par Espinoza et Pelletier à cause de leur étrange relation avec Norton, de l'échec de leurs recherches pour localiser Archimboldi, du comportement parfois étrange de Morini. On sent toujours l'explosion proche et en fait, elle ne vient jamais, à part deux éclats de violence essentiels, préfigurant peut-être la suite mais dont la réalité est diminuée par l'absence d'articulation d'explication. La tension ne peut que déboucher sur la violence, on le sent, mais lorsqu'elle débarque discrètement, c'est la surprise et la stupéfaction parce qu'on ne comprend pas pourquoi elle arrive là. En fait, Bolaño joue immédiatement à semer partout des fausses pistes. "2666" est fait d'énormes digressions permanentes dans lesquelles on nous invite à voir la promesse de l'émergence d'un sens qui, la plupart du temps, n'est pas évident. Il parvient ainsi à ce que le lecteur lui-même soit mis sous tension : il joue à lui créer des attentes qui ne sont jamais vraiment comblées – ce qu’il pense qui va arriver n’arrive pas ou arrive sous forme d’anti-climax et ce qui se passe est autre. Paradoxalement peut-être, c'est la poursuite de l'élusif Archimboldi, désespérante au début, qui donne l'espoir d'une fenêtre ouverte pour évacuer cette pesanteur de plus en plus prégnante. On part donc au Mexique, dans l'espoir d'exotisme facile, de quoi retrouver le sourire. On sera détrompé de manière particulièrement cinglante: il faut se souvenir que le rire de Bolaño est toujours à retrouver dans les personnages au bord de la folie et les dialogues absurdes, certainement pas dans un monde sans véritable possibilité d'échappatoire.

Dans la deuxième partie, la tension fait place à la peur. Progressivement. Amalfitano est l'expert archimboldique qui a accueilli ses collègues européens à l'université de Santa Teresa, désert de Sonora, Mexique, où on suppose le géant allemand (œuvre grandiose, homme de près de deux mètres). D'origine chilienne, Amalfitano a fui après le coup militaire et s'est retrouvé du côté de Barcelone. Pour s'éloigner du souvenir de sa femme volage et folle, il a obtenu une place dans cette petite faculté sans réputation. Il vit avec sa fille de dix-huit ans pour laquelle il tremble de toute son âme: à Santa Teresa, on tue des femmes. Ici aussi, c'est la mélancolie qui accueille le lecteur et c'est la violence que l'on sent tapie dans l'ombre mais c'est la sueur froide qu'exsude Amalfitano à cause d'on ne sait quoi - sa fille? les femmes assassinées? son passé? tout? - que l'on ressent le plus fort.

Petit à petit, il devient évident que le Sonora, vaste étendue où s'était conclue la formidable aventure des "Détectives sauvages" est le centre de "2666", donc le centre du monde. Pôle magnétique, pôle d'attraction, trou noir de l'humanité? Mais pourquoi? Pourquoi une ville moyenne, laide, sans culture, vers laquelle on ne se presse que pour trouver un travail dans un usine délocalisée d'une grande compagnie étrangère, surtout yankee? Pourquoi un nobelisable allemand y passerait-il? Pourquoi y disparaitrait-il? Au-delà d'un simple match de boxe joué d'avance, que viens y faire Fate, jeune journaliste afro-américain, a priori seulement intéressé par l'histoire de la lutte politique d'émancipation de ses ancêtres, ses pères, ses frères et sans doute ses futurs enfants? Pourquoi va-t-il y frôler la mort? C'est l'une des principales questions de "2666", et on aimerait croire y trouver la réponse dans cette étouffante partie des crimes. Fascination de l'horreur. Rien n'est moins sûr.

Santa Teresa est Ciudad Juárez. Plusieurs centaines de femmes y sont mortes, assassinées, torturées, violées. On ne sait ni par qui ni pour quoi. Sergio González Rodríguez, de passage par ces pages, y a consacré un livre. Bolaño remplit la quatrième partie de "2666" du détail macabre de ce que l'on sait de l'agonie de dizaines de victimes. Mais contrairement à un documentaire factuel, on sent bien l'écrivain à l'œuvre: cette litanie de nom devient une horrible chanson dont il faut scander les paroles. Les mêmes mots reviennent toujours. On strangule, on mutile le sein, on rhabille le cadavre après la mort. Alors qu'on s'attendait à ce que Bolaño insiste sur l'horreur, sa façon de l'aborder ici la désincarne. C'est la répétition qui frappe, pas la mort. C'est le rythme, pas la souffrance. Horreur: banalité du quotidien. Un cadavre de plus, plus d'un cadavre. Tout ça fonctionne comme un monument aux morts de la première guerre: voir les noms en rangs serrés ne dit pas grand chose sur les tranchés. Mais cette partie n'est pas qu'une liste. Entre les victimes des meurtres en série, il y a celles qui "simplement" tombent sous les coups de la violence conjugale. Puisque le meurtrier est connu, l'histoire derrière la mise à mort aussi. Ce sont ces histoires qui humanisent, et on est finalement plus touchés par ces affaires de jalousies et de colères que par celles du massacre collectif. Et je crois que c'est précisément ce que Bolaño cherche à faire: montrer littérairement la banalité du mal, montrer qu'on est plus touché par la dispute du couple voisin qui finit mal que par l'élimination d'une foule d'anonymes et que, justement, c'est ça qui rend ces faits possibles et plutôt humains que monstrueux. Entre ces corps, les histoires de ceux qui tentent de dénouer l'écheveau - l'inspecteur Juan de Dios Martínez, dont le portrait est superbe, ou Lalo Cura, fils probable de Arturo Belano ou Ulises Lima, apparition fantastique reliant pègre et police, free lance de l'investigation -, de l'homme, américain d'origine européenne, en prison pour des crimes qui continuent à se commettre alors qu'il est derrière les barreaux, du trafic de drogue et du trafic d'influence dans cette ville frontière entre le Sud et le Nord. Cette partie des crimes n'est pas que partie des crimes, sauf si l'on considère qu'il s'agit d'un portrait illustré de la turpitude humaine. C'est peut-être bien ça, en fait. En tout cas, l'explosion de violence tant attendue n'aura pas lieu: description essentiellement post mortem, presque abstraite, ce qui reste est le malaise. La violence, c'est la toile de fond qui ne surgit pas. On est comme le condamné à mort qui, la tête sur le billot, attend encore et encore que la lame le coupe en deux. Elle va venir, elle va venir, elle va venir. Elle ne vient pas. C'était une blague macabre.

Et Archimboldi dans tout cela? On le retrouve lui et l'Europe dans une cinquième partie, faux bildungsroman, vrai miroir aux alouettes. C'est le roman de la naissance d'un écrivain, de sa sculpture dans le matériau d'une famille et d'un environnement frustre. Ce n'est pas vraiment sa vie: on a l'impression d'assister à la description d'un spectateur, ses pensées sont peu articulées, ce qu'on voit c'est la matériau qui contribuera à l'écriture de ses romans futurs. Ce n'est pas non plus la biographie de son écriture: de ce qu'elle est, de ce qu'elle renferme, on n'obtiendra que des bribes d'informations, des slogans critiques. C'est en fait surtout la partie des choses vues de l'après-grande guerre à notre temps, en passant par la seconde guerre, la reconstruction d'une Allemagne détruite et le radicalisme en germe au début des années '60. Digression gigantesque: chacune des personnes rencontrées a une histoire à raconter, une particularité remarquable. Archimboldi disparait progressivement de ce qui devait être son récit de vie, rejoignant dans sa facette privée son aspect écrivain injoignable. Plus: s'introduisent des évènements dont il n'a pas été témoin et qu'on ne lui a pas raconté. Il s'efface de tout, et c'est peut-être la raison de son voyage à Santa Teresa, dans le Sonora, où tout s'efface, s'oublie, s'évanouit. On ne peut s'empêcher de penser à Bolaño: alors que lui s'en est allé du Chili pour errer en Europe, Archimboldi fait le parcours inverse. Et le mystère qui reste bien présent une fois la dernière page atteinte évoque irrémédiablement le doute qui devait être présent dans la tête de Bolaño la dernière fois qu'il a travaillé à son texte, ne sachant pas s'il pourrait le continuer, s'il sortirait de l'hôpital. Les échos bolañesque dans cette ultime séquence du livre lui donne une beauté insupportable.

"2666" est une gigantesque tragédie. Beaucoup diront - c'est marqué sur la quatrième de couverture - que c'est le portrait d'une civilisation en déroute. Sans doute. J'aurais plutôt tendance à dire que c'est l'histoire d'un désenchantement avec le monde. Si Santa Teresa est le point commun de toutes les parties du livre, si on considère que c'est le symptôme du monde, que c’est ce qui rassemble des univers a priori disparates, peut-on dire qu'il s'agit d'évoquer une époque de massacres alors qu'il y en a toujours eu? Une époque d'injustice alors qu'il y en a toujours eu? Une époque d'indifférence alors qu'il y en a toujours eu? Non, le problème n'est ni l'époque, ni la civilisation. Ce qui attire à Santa Teresa tous ses personnages, tous ses fragments de récits, c'est qu'on y retrouve ce qu'on retrouve partout, toujours. Ce n'est pas l'image d'un crash civilisationnel, d'une décadence, c'est l'image de quelque chose de permanent, c'est l'humain. Bolaño ne fait pas ça en misanthrope ou en cynique. Bolaño, dans "2666", c'est le désenchantement. Et ça donne un livre majeur.

Roberto Bolaño, 2666, Christian Bourgois, 30€

(Il y a esquisse dans le titre parce que on brosse aussi le trait général, parce qu’il ne faudrait pas 12000 signes mais bien 60000 pour évoquer l’ampleur du projet et un livre entier pour lui rendre vraiment justice. On va continuer de parler de « 2666 », ça se fera sur le Fric Frac Club, dans les jours qui viennent, si tout va bien.)

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Polymathie

Je lisais ce matin un article du numéro précèdent de Bookforum sur un livre de Clive James. L’auteur du papier évoque une citation faite par James de Marc Bloch, que je vous restitue ici en version plus longue (et française, merci à Dieu ainsi qu’à l’Université de Chicoutimi) :

« La nature de notre entendement le porte beaucoup moins à vouloir savoir qu’à vouloir comprendre. D’où il résulte que les seules sciences authentiques sont, à son gré, celles qui réussissent à établir entre les phénomènes des liaisons explicatives. Le reste n’est, selon l’expression de Malebranche, que « polymathie ». Or la polymathie peut bien faire figure de distraction ou de manie, pas plus aujourd’hui qu’au temps de Malebranche, elle ne saurait passer pour une des bonnes œuvres de l’intel­ligence. Indépendamment même de toute éventualité d’application à la conduite, l’histoire n’aura donc le droit de revendiquer sa place parmi les connaissances vraiment dignes d’effort, seulement dans la mesure où, au lieu d’une simple énumération, sans liens et quasiment sans limite, elle nous promettra un classement rationnel et une progressive intelli­gibilité. »
Evidemment, Bloch parle de sciences, mais ce passage m’a ramené à l’esprit la dernière conférence de Roberto Bolaño, donnée à Séville en 2003 et disponible dans « El gaucho insufrible » sous le titre « Los mitos de Cthulhu ». Pour reprendre les mots de Jorge Herralde, c’est un pamphlet brutal. Ce qu’il ne dit pas ce que c’est bien sûr aussi une attaque hilarante. Les victimes ? La plupart des bestsellers de la littérature hispanophone. Je ne vais pas m’attarder plus là-dessus, il y a de quoi faire trois pages rien qu’en citations des meilleurs moments. Bref, allons droit à l’extrait qui m’intéresse :

« Hay una pregunta retórica que me gustaría que alguien me contestara: ¿Por qué Pérez Reverte o Vázquez Figueroa o cualquier otro autor de éxito, digamos, por ejemplo, Muñoz Molina o ese joven de apellido sonoro De Prada, venden tanto? ¿Sólo porque son amenos y claros? ¿Sólo porque cuentan historias que mantienen al lector en vilo? ¿Nadie responde? ¿Quién es el hombre que se atreve a responder? Que nadie diga nada. Detesto que la gente pierda a sus amigos. Responderé yo. La respuesta es no. No venden sólo por eso. Venden y gozan del favor del público porque sus historias se entienden. Es decir: porque los lectores, que nunca se equivocan, no en cuanto lectores, obviamente, sino en cuanto consumidores, en este caso de libros, entienden perfectamente sus novelas o sus cuentos. El crítico Conte esto lo sabe o tal vez, porque es joven, lo intuye. El novelista Marsé, que es viejo, lo tiene bien aprendido. El público, el público, como le dijo García Lorca a un chapera mientras se escondían en un zaguán, no se equivoca nunca, nunca, nunca. ¿Y por qué no se equivoca nunca? Porque entiende. »

Donc, ces auteurs vendent parce que les histoires se comprennent, le public suit parce qu’il comprend. Si l’on en croit Marc Bloch, rien de plus naturel puisque c’est vers ça que notre esprit nous porte. On comprend mieux les maigres ventes de ces auteurs à la polymathie compulsive (lire ceux qui peuplent ce blog la plupart du temps). Les livres de Robert Coover, pour ne citer qu’un auteur, ne sauraient passer pour « une bonne œuvre de l’intelligence ». Je connais bien des lecteurs qui seraient d’accord avec ce genre de jugement. Mais ce passage du discours de l’historien français sur son métier, s’il peut sans aucun doute s’appliquer aux autres sciences et tout particulièrement aux sciences dites sociale, peut-il pour autant s’appliquer à la littérature ?

Il me semble qu’il y a une tentation très forte chez certains de considérer comme valable la seule littérature qui prétend à décrire le monde, à nous apprendre des choses sur son fonctionnement, à servir en quelque sorte de point de référence, d’orientation pour vivre mieux, le tout devant évidemment prendre une forme rationnelle et de plus en plus intelligible à mesure que l’on tourne les pages. Et ce qui n’affiche pas ce genre d’ambition doit se contenter d’être un simple divertissement plus ou moins linéaire et inoffensif. Dans ce schéma, guère de place donc pour ces infernales machineries romanesques explosées où l’auteur ne donne pas tant à comprendre qu’à savoir, charge au lecteur, s’il en ressent l’envie, de rassembler ses connaissances pour tirer un sens quelconque et immanquablement personnel de ce qu’il vient de découvrir. Je ne m’étendrai pas sur l’étrange croyance que ce qu’on appelle le roman réaliste ou traditionnel ait véritable rapport avec la réalité, je l’ai déjà fait il y a quelques temps. Permettez-moi juste d’être dubitatif lorsqu’on essaye de me faire croire qu’une narration des faits qui tourne rondement est crédible : la réalité n’est jamais ronde, c’est une fiction de le croire – et il n’y a rien de pire qu’une fiction qui prétend être autre chose que ce qu’elle est.

C’est justement parce que beaucoup des auteurs qui me parlent écrivent des fictions qui de toute évidence se savent fictions que la possibilité d’approcher le monde à travers leurs textes est paradoxalement plus grande. Ce n’est pas en mettant les liens logiques et directs de cause à effets sur le papier que l’on arrive à comprendre un évènement. C’est encore moins ainsi qu’on crée une œuvre littéraire valable. A mon sens, et même si j’ai de très bons souvenirs de textes plus classiques, la véritable force du roman n’est démontrée que chez les auteurs qui arrivent à impliquer directement leurs lecteurs, à les faire rentrer dans une expérience qui peut à peu près prendre toutes les formes possible parce qu’elle dépend précisément des explosions créées par la mise en contact d’une prose, d’une forme, d’un contenu et des connaissances particulières de chacun. C’est, bien sûr, la force d’un Pynchon, dont l’exégèse est infinie, renouvelable constamment.

Ce texte est trop brut, confus et imprécis pour aller plus loin et plus profondément. Peut-être avez-vous tout de même quelque chose à ajouter. Pourquoi comprendre et que comprendre ? Pourquoi lisez-vous ? Pour donner un sens à votre vie ? Pour rationaliser le monde ? Pour vous évader ? Pour écrire ? Pour lire ?

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