Intégrale du fragment
Fernando Pessoa est un écrivain qui n’existait pas avant de mourir en 1935. La vie lui a été insufflée dans les années ’40 avec la publication portugaise de quelques recueils mais ce n’est sans doute que quarante années plus tard que le Lazare portugais est revenu pour de bon. Sans nécessairement l’avoir lu, tout le monde connait « Le livre de l’intranquillité ». Assemblé à partir de fragments de textes retrouvés dans la fameuse malle que Pessoa laissa derrière lui, le livre fut publié pour la première fois en 1982, les textes organisés de façon thématique. La canonisation pouvait commencer.
Etant donné que la première version publiée contait de nombreuses erreurs de lectures et qu’on aurait retrouvé d’autres textes appartenant au projet, Richard Zenith établit en 1998 une nouvelle version. C’est cette édition de référence qui est communément disponible chez Christian Bourgois. Elle est considérée comme intégrale. Etrange à plus d’un titre. « Le livre de l’intranquillité » est un projet sur lequel Pessoa fit travailler Bernardo Soares jusqu’à sa mort. Il ne le termina jamais, ne rassembla pas les textes déjà écrits. Projet en cours d’élaboration, sans cesse changé, réimaginé. Comme pourrait-il donc être intégral ? Bien sûr, on comprend que cette intégralité est fragmentaire, qu’on entend par là que le livre rassemble tout ce qui est disponible. Il y a un autre aspect de cette dénomination qui me dérange : est-elle vraiment utilisable lorsqu’on sait qu’une large partie des textes rassemblés dans « Le livre de l’intranquillité » n’ont jamais été écrits par Pessoa / Soares pour en faire partie. Sur un peu moins de 500 fragments, à peu près 185 ne comportent pas, sur le manuscrit, la mention « Livre de l’intranquillité ». On suppose donc que c’est l’éditeur qui a choisi de les y inclure, puisqu’ils étaient de Soares et / ou partageaient esprit et ton de l’ouvrage. On fait confiance à Zenith mais on peut quand même se demander si cette option était la bonne. Aussi bien Zenith que Robert Bréchon et Eduardo Lourenço (qui présentent l’édition française) soulignent à raison que « Le livre de l’intranquillité » est un livre qui n’existe pas et qui ne saurait donc être fidèle au projet de son auteur. C’est tout à fait juste, mais ne peux, à mon sens, tout justifier. On pourrait au moins s’attendre à une explication plus circonstanciée du choix effectué. J’aurais pour ma part préféré un texte composé des seuls fragments spécifiquement destinés au « Livre de l’intranquillité », avec, pourquoi pas, les passages supplémentaire en fin de volume plutôt que mélangé au reste. Ce me semble a priori le plus sensé et le plus évident. Que Zenith ai choisi une autre option ne me pose sans doute de problème que parce que je ne sais pas pourquoi il a pris cette décision. Toujours est-il, et sans nier ni la qualité du travail de Zenith ni, Dieu m’en garde, celle des textes de Pessoa, que chaque fois que je vois le livre, je me demande si sur la couverture, plutôt que Fernando Pessoa – « Le livre de l’intranquillité » - édition intégrale, il ne faudrait pas lire Robert Zenith – « Réinvention du livre de l’intranquillité de Fernando Pessoa » - édition gonflée. Que ça ne vous empêche pas de le lire, ceci dit.
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité, Christian Bourgois, 27€
2 commentaires:
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http://www.worldliteratureforum.com/forum/european-literature/1902-fernando-pessoa-book-disquiet.html#post3398
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C'était tout de même le moins que, à force de tours et détours, un tel livre en vienne à la métonymie d'être tout le temps dérangé ; jamais tranquille en somme. Affaire Héraclite… Affaire Socrate… Affaire Montaigne… Affaire Nietzsche… Affaire Artaud…
Il est devenu courant que — à l'image de l'image —, souventes fois le fragment mente ?