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Humiliations danoises

L’excellente maison québécoise Les allusifs a sans doute réussi le coup marketing de la récente rentrée littéraire en invitant les bloggers français à rencontrer Knud Romer dans un restaurant parisien à l’occasion de la parution de « Cochon d’Allemand ». Opération séduction réussie puisque je ne me souviens pas avoir lu autant de notes en ligne pour un autre livre de cet éditeur. Les litbloggers sont déjà courtisés aux Etats-Unis depuis un bon bout de temps et peut-être que cet évènement montrera la voie au reste de la profession en France. De l’autre côté de l’Atlantique, certains observateurs, parmi lesquels des bloggeurs, ne voient pourtant pas d’un bon œil la cour faite à la bouqinosphère parce que ces critiques amateurs seraient moins bien armés que les professionnels pour résister aux tentatives des éditeurs d’« acheter » de bons papiers – quand un livre gratuit est toujours chose exceptionnelle, on serait plus complaisant que lorsqu’on croule sous les copies de presse. C’est évidemment faire peu de cas de ce que l’on sait sur le journalisme et les connivences que beaucoup entretiennent avec ceux qu’ils sont censés juger. De plus, dans le cas de « Cochon d’Allemand », les qualités évidentes du roman sont sans aucun doute la raison principale de sa bonne réception.

Dans ce premier roman triplement primé au Danemark, Romer dresse un portrait de famille déstructuré par le flot étrange et incontrôlable de la mémoire : les scènes se suivent comme elles reviennent à l’esprit, non pas dans l’ordre mais par association d’idées. Perturbant au départ, ce mode opératoire donne finalement une puissance surprenante au récit, permettant de rendre au plus près des ulcères de l’auteur une enfance passée au milieu d’imbéciles et au côté d’une mère adorée mais presque impossible à vraiment aimer.

Knud Romer, né en 1960, est issu d’un couple mixte, père danois, mère allemande. Dans le petit village de son enfance, on n’a toujours pas digéré les années passées sous domination nazie et on s’arrange pour le faire sentir à la boche et à son gamin, accueilli à la rentrée des classes par des petits camarades chantant gaiement « Co-chon d’Alle-mand ! Co-chon d’Alle-mand ! Co-chon d’Alle-mand ! » dans un esprit de meute du plus bel effet en la circonstance. Entre la (longue) litanie des humiliations, des coups, des moqueries bref de l’ostracisme subit par la famille Romer, l’auteur refait aussi l’histoire de ses grands-parents des deux lignées, avec une insistance particulière sur le côté allemand. Se dégage ainsi le portrait touchant de sa mère, éduquée parmi la haute bourgeoise prussienne auprès d’un beau-père fascinant mais par trop inhumain. La guerre éclate alors qu’elle étudie à Berlin et tombe amoureuse d’un jeune homme qui sera exécuté pour activité terroriste. Après ce désastre sentimental, elle part à la recherche de sa famille que le conflit mondial touchant alors à sa fin a isolée et ruinée. Cette femme courageuse et même, selon Romer, résistante anti-nazie n’aura malheureusement pas la force de continuer à se battre une fois Hitler tombé. Elle rencontre un Danois qu’elle aime à la folie, le suit dans son village et baisse le pavillon devant l’hostilité locale, comme si les efforts précédents l’avaient vidée de ses forces. L’enfance de Knud se passera entre brimades scolaires et une mère alcoolique s’enfermant de plus en plus dans une folie amère.

Malgré de gros défauts – le moindre n’étant de grosses incohérences chronologiques et contradictions internes -, « Cochon d’Allemand » est un roman puissant, beau et dur, servi par une écriture qui, si elle ne fait jamais d’étincelles, est très solide. Après « Les inachevés », magistral livre de Jirgl, c’est la seconde fiction que je lis de 2007 à s’intéresser à ce que la seconde guerre mondiale a laissé aux Allemands. Le livre de Romer est un argument puissant contre ceux qui voudraient faire croire à la pertinence du concept de culpabilité collective d’un peuple, qui ne fait que diluer la responsabilité, permettant aux vrais coupables de se cacher et de clouer au pilori des individus dont le seul défaut aura sans doute d’avoir vécu au mauvais endroit, au mauvais moment.

Knud Romer, Cochon d’Allemand, Les allusifs, 16€

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Langue de vipère

Quand Horacio Castellanos Moya se laisse aller et perd le contrôle de son écriture, que se passe-t-il ? Pas grand-chose, malheureusement. C’est le triste constat fait au sortir du « Bal des vipères », petit roman de gare, histoire d’un voyage à peine mouvementé, parfois amusant, surprenant à deux ou trois reprises, mais ne faisant même pas figure d’en cas suffisant à calmer notre faim de littérature.

Dans une ville quelconque d’un pays quelconque d’Amérique centrale, Eduardo, sociologue au chômage, est fasciné par un vieux puant qui semble vivre dans une antique chevrolet parquée en bas de son immeuble et s’amuse à le suivre pour tenter de nouer le contact. Un beau soir dans un sale quartier, après une dispute ne le concernant même pas, Eduardo tranche la gorge du vieillard et s’en va, clefs de la bagnole en poche. Une fois dans la caisse, il fait connaissance avec quatre sublimes vipères qui parlent et se fait expliquer les déboires sentimentaux de l’ancien maître de céans. Séance tenante, le voilà se glissant dans la peau de sa victime, parti pour régler d’anciens comptes et se créer de nouvelles ardoises dans un déferlement de violence nihiliste. Il faut dire que les vipères sont vraiment vénéneuses et effrayantes, et que le hasard, peut-être seule chose qui tient ce livre en place, met Eduardo et ses serpents sur le chemin de flics anti-narcos et d’un politicien-vedette, semant ainsi la panique dans les plus hauts cercles de l’Etat.

A l’autopsie, on se demande quand même ce qu’a tenté de faire Castellanos Moya. Les lecteurs de ce blog savent que je peux à peu près tout pardonner pour une étincelle de génie. Ici, rien ne vient vraiment contrebalancer toutes les déceptions : quatre parties, trois narrateurs mais aucun n’apporte un plus ; absence totale de psychologie des personnages – un seul, la journaliste, est légèrement composé avant d’être renvoyé sur une voie de garage- : on n’a pas nécessairement besoin de savoir pourquoi Eduardo tue le vieux, on aimerait quand même savoir pourquoi on a justement pas besoin de savoir ; prose plate ; folie ne sortant pas du cadre d’un scénario de série B, n’en jetons plus : à part une incroyable scène de sexe homme-serpents, aucun moment fort où on se dirait « voilà pourquoi j’ai ouvert ce truc ! ». Alors oui, on rigole pas mal, l’idée est plaisante quoique pas vraiment originale – « ville terrorisée par les serpents tueurs de jeunes filles ! », et on sourit au parcours très odysséen de Eduardo, mais finalement, que s’est-il passé ? Eh bien, on a rempli quarante minutes de bus, une heure de pause déjeuner et une demi-heure avant de dormir pour se rendre compte que ce qu’on a fait pour peupler ces moments est aussi oubliable que le seraient ces mêmes moments s’ils avaient été passés à ne rien faire. Castellanos Moya vaut mieux que ça.

Petite remarque finale : je suis peut-être complètement idiot, mais je n’ai pu réprimer quelques éclats de rire en lisant ici ou là dans la presse hexagonale que « Le bal des vipères » était un roman vachement politique, satire mordante de son pays et de la société du spectacle ou que sais-je encore. Je ne sais pas trop où ils ont été trouvé ça ailleurs que dans une profonde crise de nisardisme critique. Il n’y a pas de propos politique ou autres dans ce livre, tout au plus un éclat de rire qui s’adresse à tout le monde et surtout au lecteur. Le premier roman de l’auteur était placé sous le signe de Thomas Bernhard dont on sait le dégoût qu’il avait pour son pays natal. Castellanos Moya a, paraît-il, une relation difficile avec le sien – Salvador – qu’il a dû fuir. S’il y a quelque chose qu’on pourrait voir dans ce nouveau roman si on voulait jouer au psy de bas étage, c’est une sorte de pulsion de la destruction envers la mère-patrie pas totalement exécutée par la faute d’un reste d’amour – ce n’était pas le cas de Bernhard. Cette impossibilité de tirer en trait est ici transformée en une sorte d’ironie nihiliste dont la musique sort d'une coquille creuse. J’arrête ici de divaguer.

Horacio Castellanos Moya, Le bal des vipères, Les allusifs, 15€

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Guillaume Médicis

Je me jurais de ne parler d'aucun prix français, mais voilà que la première sélection pour le Médicis étranger 2007, une des rares récompenses de la saison dont la liste des vainqueurs ne fait pas trop mal au crâne, est publiée. On y retrouve William T. Vollmann, pour "Central Europe", dont je vous ai déjà trop parlé. Je suis assez heureux de voir aussi un titre des Allusifs - "Cochon d'allemand" de Knud Romer - sur cette liste, excellente petite maison qui mériterait un coup de pouce médiatique. Le vainqueur, celui qui aura terrassé les volumes adverses, sera annoncé le 12 novembre à l'hôtel Crillon. Pas certain que les bas-fonds vollmaniens se sente à l'aise place de la Concorde.
(Si, en catégorie sifflard-camembert, Volodine gagne, pas certain non plus de fermer ma gueule.)

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Bonne nouvelle: this is not the last novel

Moins connu que ses camarades étiquetés postmodernes, David Markson bénéficiera peut-être enfin d’un coup de projecteur à l’occasion de la publication au Lot 49 de « Arrêter d’écrire ». C’est en tout cas une occasion de nous replonger dans une œuvre assez atypique, bien loin des monstres bruyants de Pynchon, Coover ou autres Gass.

Dans les années ’50 déjà, David Markson était bien connu de ceux qui fréquentaient les milieux littéraires new yorkais. Ami de Malcolm Lowry – jeune disciple est peut-être plus exact-, compagnon de beuverie de Dylan Thomas, hébergeur occasionnel de Jack Kerouac, éditeur, il tourne beaucoup dans le Village à une époque où être écrivain était plus branché qu’être acteur. De façon plus significative pour moi, il est aussi au moins indirectement responsable du retour sur le devant de la scènes des « Recognitions » de William Gaddis : en 1961, lors d’un dîner, il parlait tellement bien du livre que son invité, un éditeur, lui jura qu’il allait le lire. Quelques mois plus tard, il appris que le roman allait être réédité. Ainsi commença une nouvelle vie pour l’œuvre de Gaddis, scandaleusement ignorée depuis la publication de son premier chef-d’œuvre.

Bien que « Going Down », qu’il considère comme son premier livre « sérieux », ne paraît qu’en 1967, il est déjà alors un auteur expérimenté : quatre titres depuis le début des années ’60, mais rien, selon lui, de bien important. Le plus connu est sans doute « The ballad of Dingus Magee », western humoristique qui apporta à Markson les moyens financiers pour se consacrer à l’écriture de ses « vrais » livres lorsque Hollywood en acheta les droits. Le film, avec Franck Sinatra, est, dit-on, une catastrophe. Il y a aussi « Miss doll, go home » ainsi que deux polars « Epitaph for a tramp » et « Epitaph for a deadbeat » récemment réédités en Omnibus par Shoemaker & Hoard.

Contrairement au « Gascoyne » de Stanley Crawford, roman policier secoué en un exercice complètement dingue, les deux polars de Markson n’ont pas pour prétention de révolutionner le genre : ils sont le résultat de l’entreprise alimentaire d’un auteur confronté au double syndrome de la page blanche et de l’assiette vide. Si vous n’aimez pas les livres de genre, ce n’est pas pour vous. C’est, à première vue, le travail d’un bon artisan connaissant tous les poncifs et les lieux communs. Fannin, son private investigator, est grand, fort et séduisant, il se bat le plus souvent à mains nues et doit se débattre avec des enquêtes à la complexité grandissante, où tout le monde est susceptible de vous donner un coup de surin dans le dos. Franchement, l’amateur de polar appréciera sans doute mais il ne le classera pas dans les grandes réussites non plus – la jaquette de la réédition prétend de façon ahurissante qu’il s’agit des meilleurs depuis les Chandler, faut pas pousser : l’accumulation de clichés est par trop évidente. En fait, on se demande même si Markson, par moment, ne voulait introduire un peu de satire dans ses histoires. Je suppose que certains le diront, mais je ne suis pas convaincu : la satire implique le jeu avec la forme et celui-ci me semble absent. Dans « A frolic of his own », Gaddis signale qu’on appelle souvent satire ce qui n’est que l’approche ratée d’un univers particulier : on veut écrire un roman sur la guerre qui serait révolutionnaire, on rate son coup et on parle de satire féroce pour dissimuler la carcasse puante de nos ambitions déçues. Oublions donc cette piste qui ne rend pas justice au travail correct de Markson.

Au-delà du moment de « good clean fun », il y a quand même une certaine originalité dans ces deux livres : leur action se déroule dans le Greenwich Village beat du début des années ’60, victimes et assassins sont recrutés parmi écrivains impécunieux, artistes ratés, filles faciles et épaves alcoolisées. Markson livre un portrait au vitriol de ce petit monde, chose d’autant plus remarquable qu’il en est partie prenante : ce n’est pas le travail d’un auteur extérieur ne supportant pas cette petite coterie de (parfois) pseudo-artistes. On peut supposer que ces romans étaient destinés bien sûr aux lecteurs de polars bon marché mais qu’ils ont aussi été lus par les amis de Markson, ceux-là même qui, peut-être, se trouvent derrière l’un ou l’autre des personnages. On aimerait connaître leur réaction à l’époque.

« Epitaph for a tramp » et « Epitaph for a deadbeat » sont donc des romans policiers divertissants dotés d’un plus pour les amateurs de petite histoire littéraire de par le milieu dans lequel il se déroule, dépeint de façon franchement plus intéressante que le tableau anecdotique qu’en a fait Alice Denham l’an passé et plus brêve que ce qu’en avait dit Gaddis dans « The Recognitions » – moins méchante et désespérée aussi. C’est également le polar le plus littéraire qu’il m’ait été donné de lire. Je ne parle pas de style, mais bien de l’omniprésence de références aux lettres les plus avant-gardistes de l’époque. Je ne résiste pas à vous resservir le résumé de « Lolita » par Fannin : « a sad story about a twelve-year-old girl who couldn’t find anyone her own age to play with ».

Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis, et les derniers livres de Markson ne sauraient être plus éloignés de ces travaux alimentaires. Pourtant, lorsque Fannin est sonné, on entend déjà la voix que l’auteur allait emprunter vingt-sept ans plus tard dans son magistral « Wittgenstein’s mistress » : celle de quelqu’un parlant en aphorismes pas toujours corrects. J’avais évoqué en oblique ce livre assez extraordinaire en début d’année. C’est en quelque sorte le précurseur de la série de non-romans que Markson vient de conclure en mai dernier avec « The last novel » - il a d’ailleurs le message suivant à faire passer : « Wondering if there is any viable way to convince critics never to use the word tetralogy without also adding that each volume can be readily read by itself ? » - bien que, cette fois-ci, tout ce qui est dit soit absolument vrai.

« Reader’s block », « This is not a novel », « Vanishing point » et « The las novel » forment donc une suite de livres que Markson décrit comme non-linéaires, faits de collages, débarrassés d’intrigues et de scènes, avec très peu de place (moins de 2%, dit-il) laissée au narrateur (qui change de livre en livre : lecteur, écrivain, auteur et romancier). Ils sont composés de citations, de faits surprenants ramassés en paragraphes de une à deux phrases. Markson dit s’être un jour rendu compte qu’il avait noté assez d’infos surprenantes dans ces diverses lectures pour remplir un volume. Il s’est trompé : il en est à quatre, mais jure ses grands dieux que c’est terminé.

« A novel of intellectual reference and allusion, so to speak minus much of the novel. »

Ce type de livre pourrait s’apparenter à un mode plutôt paresseux d’écriture automatique. N’en déplaise aux mauvaises langues, il n’en est rien. Si le but de Markson n’est pas d’écrire un roman traditionnel mais bien d’offrir des textes où ce qui importe est la structure poétique, il ne faudrait pas conclure à l’absence de narration, quand bien même sa forme serait exceptionnellement inhabituelle. Il y a, par exemple, deux thèmes dans « Arrêter d’écrire » (traduction de « This is not a novel » par Claro) : celui de la mort, absolument omniprésente à travers un nombre incalculable de phrases décrivant la mort d’artistes, et celui du roman. Si le premier fonctionne surtout par accumulation, le deuxième est nettement plus subtilement abordé, puisqu’il est intimement lié à la structure même du texte et aide le lecteur à se rendre compte que Markson ne s’est pas contenté de disséminer ses miscellanées au hasard. A travers ses propres interventions et les anecdotes ou citations choisies, le narrateur indique qu’il voudrait faire un roman sans intrigue, sans personnage, sans décor, sans action, sans sociologie, sans politique, mais qui se laisserait quand même lire. Malheureusement, il pense que cette volonté va le forcer à abandonner l’écriture puisqu’il semble qu’il est impossible de concrétiser ses ambitions, si l’on en croit Forster et autres auteurs traditionnels amplement cités afin de déprimer notre écrivain castré par la prégnance des théories du roman classique. Au fil des pages, évidemment, Markson prouve qu’il est possible de faire ce qu’on lui dit être impossible – on reprendra cette phrase de Dizzy Dean, joueur de baseball : « si t’en es capable, c’est pas de la vantardise », leitmotiv véritable de « Arrêter d’écrire ». Cette confrontation entre deux visions opposées de la littérature ne ressort qu’à travers le subtil et rigoureux assemblage de ces citations, anecdotes et rares interventions du narrateur. Ce qui fait la force d’ « Arrêter d’écrire » n’est ni la forme inhabituelle de l’écriture, ni cette suite d’aphorisme, mais bien le montage assez sidérant qui permet de donner un sens à ce qui aurait pu rester un exercice de copier / coller bien peu original à l’époque d’internet.

« The last novel », malgré son titre, est nettement moins dominé par la mort que « Arrêter d’écrire » - ce qui m’a rendu sa lecture nettement plus agréable, je dois dire- bien que le leitmotiv soit, cette fois-ci, une petite ritournelle assez fataliste : « Old. Tired. Sick. Alone. Broke. » Romancier est en train d’écrire son dernier livre précisément parce qu’il est las, abandonné de tous, sans le sou. Cette fois-ci, le thème est celui du sort de l’artiste, condamné, apparemment, à être ignoré de son vivant ou, à tout le moins, à voir son importance réelle niée pendant de longues années. Pour preuve, de nombreuses anecdotes. Shakespeare n’a été enseigné à Oxford qu’à partir de la deuxième moitié du 19eme siècle, par exemple. Il y a aussi la critique qui se tromperait de façon retentissante en glorifiant un minus habens : Markson semble incrédule lorsqu’il lit que Bob Dylan serait l’un des trois grands poètes du siècle passé. C’est aussi l’illustration de ce qui se met en travers du chemin que l’artiste doit parcourir pour arriver à son but : le manque d’argent, la mort, la médisance des autres artistes. J’ai l’impression que la structure est moins habile ou moins significative que dans « Arrêter d’écrire », par exemple mais le résultat reste assez impressionnant.

Certains diront que ce qui était au départ une bonne idée s’est transformé en processus. C’est peut-être partiellement vrai, même si les quatre livres, identiques formellement et connectés thématiquement, abordent chacun un aspect différent du travail d’artiste. Une série de variations, en somme. Markson se demande d’ailleurs pourquoi on reproche à l’écrivain ce que l’on ne penserait pas à reprocher au musicien. Ou au peintre :

« Reviewers who protest that Novelist has lately appeared to be writing
the same book over and over.
Like their grandly perspicacious uncles--who groused that Monet had done
those damnable water lilies nine dozen times already also. »

Quoiqu’il en soit, Markson changera sa technique pour son prochain livre, il le promet. Ce qui est réjouissant donc, c’est que « The last novel » ne sera pas la dernière, d’autant plus qu’on m’avait récemment dit qu’il était gravement malade. Je me suis depuis rendu compte qu’on disait déjà pareil à la publication US d’ « Arrêter d’écrire » il y a six ans. A croire que la forme étrange employée a fait oublier à tous que si le narrateur était à l’article de la mort, l’auteur n’était pas nécessairement dans le cas. On attend la suite.

David Markson, Epitaph for a tramp & Epitaph for a dead beat, Shoemaker & Hoard, $14
David Markson, Arrêter d’écrire, Cherche-Midi coll. Lot 49, 15€
David Markson, The last novel, Shoemaker & Hoard, $15

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L'homme libre - entretien avec William T. Vollmann (3)

Les lecteurs sont habitués au Vollmann qui parle de prostitution, de drogue, celui qui fait des reportages dans des conditions limites, ou encore celui qui écrit sur les relations entre indigènes et colonisateur aux Amériques. Cette fois-ci, vous parlez de l’Europe et de la seconde guerre mondiale. Ça à l’air d’un gros changement, l’était-ce pour vous ?

Non, pas vraiment. J’ai deux publics américains. Celui qui achète la série Seven dreams et celui qui achète les livres sur la prostitution. Si je sors un livre sur un de ces deux thèmes, une moitié de mes lecteurs est déçue. Je me dis que si j’en déçois autant, alors c’est que je travaille bien.

Parlons maintenant de « Décentrer la terre ». Pourquoi Copernic?

Il a changé notre perception de l’univers, d’un univers dans lequel nous étions tous très importants, où chaque expérience, chaque phénomène avait une résonance symbolique parfaite avec notre spiritualité vers l’expérience hasardeuse dans laquelle nous vivons aujourd’hui, où nous sommes des objets, et pas nécessairement des objets importants… Un monde dans lequel nous pouvons facilement croire que nous pourrions détruire l’environnement, nous effacer de la surface de la terre alors que l’univers physique continuerait à exister. Un monde dans lequel les planètes ne sont pas des sphères parfaites, les orbites des ellipses plutôt que des cercles… Mais Copernic ne nous a certainement pas mené jusque là seul.

Vous dites justement qu’il s’est trompé plus qu’on le dit souvent, que Ptolémée avait aussi raison, qu’ils étaient plus proches qu’on pourrait le croire. Si scientifiquement son travail n’était pas tellement révolutionnaire, pourquoi écrire sur lui ? Parce que, comme il est écrit dans votre livre, il nous aide à réaliser qu’il est possible de briser un monopole idéologique de quatorze siècles ?

C’est ça. C’est une autre version de l’histoire de Gerstein et de Chostakovitch. Faire ce que l’on peut, même si c’est imparfait, incomplet, rempli d’erreur. Beaucoup de gens sont en désaccord par rapport à Copernic : est-ce qu’il essayait de crée un nouvel univers ou voulait-il désespérément sauver le vieil univers ? Il est bon de regarder les limites de nos semblables avec compréhension et compassion. Et si on le fait, on peut être encore plus impressionné par le peu qu’ils ont accompli.

Vous dites qu’il y a une catégorie de choses que la science ne saurait prouver, des concepts qui sont hors du champ scientifique. Celui de Dieu par exemple. Le libre-arbitre, dont « Décentrer la terre » parle aussi, ne tombe-t-il pas dans cette catégorie ?

Bien sûr. Je dirais qu’il est dans mon intérêt d’y croire, que ça existe ou non.

William T. Vollmann, Décentrer la terre, Tristram, 23€

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Plus qu'une révolution

Lorsque j’ai appris que Tristram allait publier une traduction de « Décentrer la terre », l’essai de William T. Vollmann sur Copernic, j’ai été assez surpris. Pourquoi celui-là alors qu’il reste un paquet d’autres titres à traduire ? En fin de compte je m’en réjouis : même si ce n’est pas le livre le plus passionnant de l’auteur, même s’il n’a aucune chance de vendre des milliers d’exemplaires, Tristram ajoute ici à son catalogue un titre qui développe une sorte d’autopsie intellectuelle de Vollmann : c’est sur lui qu’on apprend, plus que sur son sujet d’étude.

« Décentrer la terre » est un travail de commande réalisé dans le cadre de la collection Great Discoveries de Norton : l’idée est de demander à des écrivains sans expertise particulière d’écrire un livre sur une invention ou une découverte majeure ainsi que sur l’homme ou la femme qui se cache derrière. Théoriquement, cette approche devrait donner des livres accessibles au commun des mortels permettant de comprendre les travaux discutés et en situer leur importance dans l’histoire scientifique. Concrètement, lorsque les critiques de ses volumes sont écrites par des experts des domaines en question, les réactions négatives pleuvent : imprécision, superficialité voire même contresens en seraient les tares. N’ayant de la théorie copernicienne qu’une connaissance limitée, je ne saurais me prononcer sur ces points. Tout ce que je puis dire, c’est que j’ai appris des choses.

Vollmann s’attache à présenter et resituer historiquement les travaux de l’homme qui a placé le soleil au centre de l’Univers. Depuis sa mort au 16eme siècle, l’œuvre copernicienne a été corrigée, amendée, parfois réfutée. Les traités astronomiques de Ptolémée, celui que Copernic aurait relégué aux oubliettes, n’étaient pas tellement faux. Les deux hommes auraient d’ailleurs été bien plus proches qu’on le croit souvent. La question se pose d’ailleurs : le chanoine Nicolas Copernic, à travers ses recherches, a-t-il créé un nouvel univers ou voulait-il sauver l’ancien ? L’auteur note d’ailleurs que cette question est difficilement comprise à une époque où on rigolerait d’une phrase comme « qu’est-ce qui pourrait être plus beau que les cieux qui contiennent de si magnifiques choses ? » qui ouvre pourtant « De Revolutionibus », le fameux traité : le monde ancien était fait d’harmonies perdues avec le passage à l’héliocentrisme. Ce que l’on prend souvent, chez Copernic, comme des précautions oratoires pour éviter les foudres de l’Eglise pourraient donc bien être en fait quelque chose de profondément ressenti.

Mais alors, pourquoi nous parler de ce révolutionnaire pas si révolutionnaire que ça ? Parce que, quoi qu’il en soit de ses motivations et de ses erreurs, Copernic est un homme qui a mis fin à un monopole de quatorze siècles. « Ce qui me touche le plus, c’est le combat d’un esprit humain se libérant d’un système faux » écrit Vollmann, et c’est à partir de cette phrase que tout s’éclaire : comme la plupart de ses livres, « Décentrer la terre » insiste sur ce que la liberté d’un individu peut faire. Se libérer d’un dogme, c’est difficile, mais c’est possible. Et si on ne peut demander à tous de le faire – comme on ne pouvait demander à tous d’être héroïque pendant une guerre- il faut au moins savoir célébrer comme il se doit la vie de celui qui y parvient. Ce n’est d’ailleurs pas seulement d’un dogme scientifique que Copernic a réussi à se libérer : il a dû prouver que l’héliocentrisme était une théorie bien plus simple pour comprendre les phénomènes célestes alors même que le sens commun imposait de la rejeter et que les outils lui permettant de la prouver n’avaient pas toujours été découverts.

Copernic a écrit son traité en étant en possession de données partielles et a évoqué des raisons complètement fausses pour expliquer certains phénomènes. Ceci étant, il était pourtant dans le vrai. Un peu comme Edgar Allan Poe dans « Eurêka », travail certes beaucoup plus littéraire que scientifique écrit sur base d’une méthode intuitive, où il compte résoudre les mystères de l’Univers spirituel et matériel et s’approche déjà des concepts alors inconnus du big bang, des trous noirs et une première explication plausible du paradoxe d’Olbers. C’est là le deuxième point qui fascine Vollmann : la possibilité de toucher au vrai à travers des fulgurances poétiques (ou quasi-poétiques dans le cas de Copernic) pourtant basées sur des prémisses non vérifiées. N’est-ce pas ce qu’il a lui-même tenté de faire sur la nature humaine dans « La famille royale » ainsi que dans de nombreuses scènes de « Central Europe » et « Fathers and Crows » ?

Vollmann a écrit pour Tristram une postface à la réédition de « Eurêka » dans la traduction de Baudelaire. C’est un texte très beau et très personnel qui referme une œuvre que Poe considérait comme sa plus belle, mais qui me semble assez aride même si elle est également fascinante. La publication simultanée de ce livre et de « Décentrer la terre » fait sens, surtout en nous permettant de cerner un peu plus précisément les deux moteurs de l’œuvre vollmanienne : liberté et puissance prophétique du poétique.

William T. Vollmann, Décentrer la terre, Tristram, 23€
Edgar Allan Poe, Eurêka, Tristram, 17€

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L'homme libre - entretien avec William T. Vollmann (2)

Pourquoi avoir choisi Chostakovitch comme personnage central ?

D’une certaine façon, sa musique représente la guerre: c’est souvent violent, tourmenté et triste. C’était quelqu’un d’intelligent, de très conscient de ce qu’il faisait, et il était, lui aussi, parfois héroïque ou représenté comme tel. La diffusion de la Septième Symphonie à Léningrad a été quelque chose de très dramatique qui a ému énormément de monde. Bien sûr, plus j’en apprenais à son sujet, plus je m’en rendais compte de la complexité du personnage. J’ai beaucoup aimé apprendre à le connaître, et certaines de ses faiblesses sont des faiblesses que j’imagine très bien avoir dans pareille situation. Il aimait faire plaisir aux gens et moi aussi, donc je sais que si on me met une forte pression, si j’ai peur et si j’ai faim, il est possible que je fasse quelque chose qui va à l’encontre de mes convictions. C’est sans doute le cas de beaucoup d’entre nous.

Vous accordez beaucoup de place à un triangle amoureux entre Chostakovitch, Karmen et Helen Konstantinovskaia, qui est en grande partie fictionnel. Pourquoi ?

Chostakovitch a vraiment eu une aventure avec Helena qui s’est ensuite mariée avec Roman Karmen. Chostakovitch et Karmen ont également travaillé sur des projets communs en diverses occasions. L’un a par exemple composé la musique d’un film que l’autre a tourné. Le monde des journalistes est petit, je suis certain que vous connaissez plein de journalistes. Je pense qu’on peut dire la même chose de Moscou et qu’ils se connaissaient sûrement. Je n’ai donc pas tout inventé. Je trouvais intéressant de créer une opposition entre les deux hommes, de façon à ce que les choses restent ambiguës, que l’on ne puisse pas dire que j’en avais dépeint un de manière plus positive que l’autre : que celui que vous préférez soit une question de sensibilités personnelles. J’ai l’impression qu’aussi bien Karmen que Chostakovitch étaient des hommes fondamentalement bons, qui prenaient des risques et faisaient ce en quoi ils croyaient. J’ai imaginé une Helena très amoureuse de Chostakovitch et bien moins de Roman Karmen. Tout ça vient bien sûr de mon imagination.

Personne n’a mal réagi envers ces libertés que vous prenez avec leur vie?

Jusqu’ici, non. Si le livre est publié en Russie, il est possible que des gens qui les connaissaient trouvent ça choquant. J’espère que non, parce que je n’ai pas voulu manquer de respect à la mémoire de quiconque. Ce que j’ai fait, je l’ai fait pour des motifs artistiques et je ne pense pas avoir fait un portrait négatif de ces trois personnes.

En ce qui concerne l’Allemagne nazie, vous avez décidé de ne pas l’évoquer comme le mal à l’état pur.

Je me suis dit en écrivant les chapitres nazis qu’il fallait procédé par de légères litotes. Nous connaissons tous l’holocauste, nous n’avons pas à écraser le lecteur avec les détails, il suffit de faire un rappel et ils comprendront l’idée. Et puisque je ne pense pas que tous les allemands et tous les russes étaient mauvais, il suffit des les mettre dans l’ombre (du régime – ndlr), qui en soit est déjà extrêmement mauvaise. Un ami de mon père a lu le chapitre sur Paulus et a pensé que j’étais beaucoup trop gentil avec lui. Je ne pense pas que Paulus était particulièrement mauvais. Il l’est en tout cas moins que les laquais comme Todt, si empressés à collaborer aux atrocités. Je vois Paulus comme quelqu’un de pas incroyablement intelligent, très ambitieux, mais dont les opinions n’étaient pas vraiment différentes de ce qu’elles auraient été s’il avait été soldat du Kaiser. L’Etat-nation a créé une classe de soldats qui ne peut pas prendre ses propres décisions par peur qu’elle se mêle de politique ou renverse le gouvernement. Si telle est la formule, alors il me semble que l’Etat est responsable de ce qu’il fait faire aux soldats. Il n’est pas facile pour eux de refuser les ordres. Il est possible de dire non, mais très rarement, à grand coût et sans que ça change vraiment les choses.

En filigrane de « Central Europe », il y a le libre-arbitre, qui n’est pas tout puissant et ce que les circonstances politiques peuvent en faire.

C’est très important pour moi. J’ai beaucoup écrit là-dessus dans « Rising up and rising down ».

Certains disent que le libre-arbitre est une fiction.

Il se peut que les gens ne sachent rien faire de façon objective, mais le libre-arbitre est toujours là. Même si l’univers est prédéterminé, le libre-arbitre existe parce que tant que nous ne pouvons savoir – et nous ne le pourrons jamais- que tout est déterminé, nous avons le droit et l’obligation de faire des choix, quelle qu’en soit l’efficacité ou l’inefficacité, comme le fit Gerstein, Chostakovicth et tous ces gens dont je parle.

William T. Vollmann, Central Europe, Actes Sud, €29.80
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L'homme libre - entretien avec William T. Vollmann (1)

Juin 2007, tournée de presse parisienne pour William T. Vollmann. Fausto lui tombe dessus à l'improviste: un léger problème de planning m'avait collé une tranche horaire deux jours plus tard, alors que je devais déjà être à Bruxelles. On m'a donc changé d'heure et de jour, mais l'homme au t-shirt jaune canari très près du corps n'a pas été prévenu. Qu'à cela ne tienne, il se montre sympathique et le bazar roule tout seul. En voici la transcription (très peu éditée, je suis paresseux).

Vous revenez de Sarajevo, avez-vous eu l’occasion de revoir des gens avec qui vous étiez pendant la guerre ? Comment est la ville par rapport à cette époque ?

C’était ma première fois à Sarajevo depuis 1992. Ca va mieux, mais c’est plus lent que ce que j’espérais. Il y a toujours énormément d’impacts de balle, la ville reste très pauvre mais c’est bien sûr mieux que la dernière fois. Malheureusement, j’y étais pour un festival littéraire et j’étais fort occupé. Un jour, je me suis quand même échappé pour me promener, j’ai rencontré des gens très bien mais c’était impossible de rentrer en contact avec les gens que j’ai connus durant la guerre.

Puisqu’on parle de Sarajevo, je voudrais évoquer Danilo Kis, l’écrivain yougoslave. « Central Europe » doit beaucoup, pour sa structure par exemple, à « Un tombeau pour Boris Davidovich ». Vous dédiez d’ailleurs votre livre à Kis.

Il m’a énormémentt appris. J’aurais vraiment aimé rencontrer ce grand écrivain. « Un tombeau pour Boris Davidovich » est un livre dont la lecture a été très importante. J’étais un jeune américain habitant dans le Midwest, je ne savais pas ce que pouvait être la souffrance sous un mauvais régime. En quelque sorte, les livres de Kis énoncent poétiquement ce que Milosz explique dans « La pensée captive » à propos de la différence entre la pensée occidentale et celle de quelqu’un vivant dans le bloc de l’est. D’après lui, les esprits occidentaux sont innocents et, d’une certaine façon, très superficiels, alors que la pensée captive du bloc de l’est est celle d’un esprit plus craintif qui doit être très sensible à de nouvelles réponses et aux non-dits, être plus conscient de l’histoire et doit savoir décoder ce qui se passe afin d’assurer sa propre survie. J’ai la chance de ne pas avoir grandi là-bas, mais il est intéressant de penser aux talents qu’une personne perd et gagne selon l’endroit où elle vit et ce qu’elle fait.

Vous avez beaucoup voyagé dans la région, y avez-vous constaté ces deux pensées ?

On peut les voir dans différents endroits. Je l’ai vu dans l’Afghanistan des talibans, à Belgrade pendant la guerre civile, j’en ai vu des vestiges en Russie, mais je n’ai jamais vécu la situation précise que Milosz décrit.

Il ne doit pas être facile de s’adapter à ce type de situation.

J’étais en Yougoslavie juste après la mort de Tito, et les gens avaient peur d’une éventuelle invasion soviétique. Les jours étaient gris, les vêtements étaient gris, il y avait peu de nourriture, les gens étaient amicaux mais restaient sur leurs gardes. C’est comme ça dans ces endroits là.

Parlons maintenant de « Central Europe ». Une différence importante entre votre livre et celui de Kis, c’est que vos narrateurs sont du mauvais côté de la barrière : un nazi et un agent soviétique. Ca doit être assez difficile d’écrire à travers ce genre de personnages.

J’essaie de toujours me souvenir que les gens ne décident pas leur lieu de naissance ni les gouvernements qu’ils ont. Aux Etats-Unis, il y a un proverbe qui dit « les gens ont le gouvernement qu’ils méritent ». Je ne pense pas que cela soit vrai. Tout le monde doit faire des choix moraux en permanence, et tout le monde a des obligations, même s’ils ont très peu de liberté. Si vous vous rappelez que quelqu’un né en 1915 a mis l’uniforme nazi et a dû se battre contre la Russie dans une guerre injuste, cela n’en fait un homme mauvais. Il a pris part à quelque chose de très, très mauvais mais on peut peut-être dire qu’il était impuissant, et alors tout est une question de savoir à quel point il a fait le mal, à quel point il a fait le bien. Si vous y pensez de cette façon, je crois qu’il est possible de respecter l’humanité de ces gens.

Beaucoup d’écrivains auraient sans doute choisi de se contenter de raconter à travers les témoignages de victimes.

C’est très facile de penser que les victimes sont des saints, alors que dans la majorité des cas, les gens ne sont ni meilleurs ni pires que les autres. En ce qui concerne les auteurs des crimes, tout dépend de votre façon de définir le concept. Ils sont souvent pires parce qu’ils ont pris une décision consciente d’agir, mais ce n’est pas toujours ainsi et il devient très compliqué de statuer sur leur cas. Prenez Kurt Gerstein : pour moi le type était héroïque.

Justement, ce n’est pas un livre sur des héros, et pourtant il y a Gerstein qui a essayé de faire quelque chose. Il est assez différent de vos autres personnages.

Je suis certain que pas mal de personnages de mon livre pensaient – ou alors d’autres le leur disaient- qu’ils faisaient ou essayaient de faire quelque chose d’héroïque. Par exemple, Roman Karmen était très courageux. Les films qu’il a tourné au siège de Léningrad et à Stalingard étaient incroyables, et il a continué a en faire toujours plus : il a été en Indochine, à Cuba. Sa passion était de montrer le côté auquel il croyait. La plupart de ce à quoi il croyait a été discrédité, peu de gens pensent encore que Staline était quelqu’un de bien, alors que je suis certain que Karmen pensait qu’il était génial. Il était probablement très fier de lui-même. C’est d’ailleurs intéressant de penser à ça et de se dire que quelqu’un comme Gerstein, qui prenait des risques encore plus gros que Karmen en essayant de faire quelque chose qui ne lui apporterait aucune récompense matérielle, se jugeait probablement très négativement, et que les autres le jugeaient défavorablement. Kollwitz était héroique, d’une certaine façon. Elle essayait vraiment de défendre le point de vue du retraité, du pauvre, du violé, du brisé et le fait qu’elle a été utilisée par l’Union Soviétique ne veut pas dire qu’elle n’a pas fait de son mieux, qu’elle n’a pas souffert ou qu’elle n’a pas réussi dans son travail. J’ai vu ses oeuvres quand j’étais adolescent, et ça a eu un impact. Je dirais donc qu’il y a bien une continuité dans mes portraits.

William T. Vollmann, Central Europe, Actes Sud, €29.80
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Symphonie pour le libre-arbitre

En 1976, Danilo Kis publie « Un tombeau pour Boris Davidovich », l’un des meilleurs livres sur le totalitarisme soviétique, une histoire en 7 chapitres, suite de portraits s’emboîtant afin de donner une vision kaléidoscopique de la bête. Pratiquement trente ans plus tard, visiblement toujours sous le coup de sa lecture, William T. Vollmann renouvelle la technique pour s’attaquer à l’URSS et à l’Allemagne nazie.

« Central Europe », sans l’ombre d’un doute le plus accompli des romans de Vollmann, est une suite interconnectée d’histoires, de portraits plus ou moins fictionnalisés d’individus réels, allemands et russes vivant dans des conditions alimentaires, sécuritaires et idéologiques extrêmes. Ne donnant ni dans la condamnation morale ni dans l’exhibitionnisme ordurier des perversions politiques du vingtième siècle, ce livre peint le retable assez fascinant des situations moralement impossibles dans lesquelles les individus sont placés sous les régimes totalitaires, et des façons dont l’humain réagit, sa capacité à se créer un peu d’espace pour respirer et survivre, même si c’est parfois au coût de son honneur.

Dans cette galerie, on trouve Käthe Kollwitz, sculpteur allemande que Vollmann présente un peu comme un archétype : mère d’un soldat tombé en 1914, elle se tourne vers le pacifisme et le socialisme. Manipulée par l’Union Soviétique, déchue de ses récompenses et de sa situation professionnelle par les nazis, elle meurt avant la fin de la guerre. Son portrait est celui d’une femme voulant aider son prochain, mais qui, prise entre les tenailles de systèmes trop humains, n’a pu qu’essayer de faire de son mieux. Il y aussi deux généraux, l’allemand Paulus et le russe Vlassov, deux soldats brillants qui luttent, sans se poser de questions, pour leurs patries respectives dans des circonstances difficiles : l’un coincé par les exigences démentes du fürher, l’autre par la folie tactique du petit père des peuples. Tout deux seront faits prisonniers par l’ennemi et basculeront psychologiquement, se faisant collaborateurs. On ne souhaitera à personne la fin épouvantable de Vlassov et la vie minable de Paulus.

Au-dessus de cette fourmilière grouillante de vies plane l’histoire principale de « Central Europe », celle d’un triangle amoureux partiellement imaginaire entre le compositeur Dimitri Chostakovitch, le cinéaste Roman Karmen et Helena Konstantinovskaia. Helena a bel et bien été la maîtresse – une parmi beaucoup – de Chostakovitch avant d’épouser Karmen. Vollmann lui donne la place de grand amour du musicien, de femme malheureuse de son mariage subséquent qu’elle fuyait de temps en temps pour revoir le brave Dimitri. Pourquoi accorder à cette histoire une dimension qu’elle n’avait vraisemblablement pas ? D’abord, sans doute, parce que l’auteur adore les histoires d’amour et qu’il trouve ici l’opportunité d’en écrire une très profonde et complexe. Plus essentiellement parce que ça lui permet de se plonger plus longuement sur le cas Chosta. Voilà un homme qui est musicien officiel de l’URSS avant d’être quasi-excommunié, puis réintégré, puis… Voulant toujours dire non mais ne sachant l’énoncer, il promet tout : oui, oui, camarade, plus de léninisme dans ma musique, oui, oui, le peuple veut s’amuser, oui, oui, je suis un patriote. Une fois chez lui, il ne peut s’empêcher de retomber dans ses travers « bourgeois » et de s’adonner au « formalisme décadent ». Et lorsqu’il écrit vraiment ce que le pouvoir lui demande, il y inclut l’une ou l’autre référence subtilement ironique ou subversive. Le Chostakovitch de Vollmann est un homme complexe, qui s’abaissera jusqu’à dénoncer d’autres compositeurs pour satisfaire le pouvoir mais qui fera aussi preuve d’un courage qui confine au suicidaire lorsqu’il compose une série de musique juive pour rendre hommage à un de ses amis purgés par Staline lors du pseudo-complot des médecins juifs. Il s’agit vraiment du personnage emblématique du livre, l’exemple éclatant des dilemmes épouvantables dans lesquels sont placés les citoyens de pays totalitaires. Le connaisseur n’y apprendra pas grand-chose factuellement, mais humainement, le portrait impressionne tant Vollmann se fait virtuose psychologiquement.

« Central Europe » n’est pas un livre de héros, mais il y en a un qui s’en approche fortement : Kurt Gerstein, nazi ayant voulu, au mépris de sa propre vie, révéler au monde l’ampleur de la solution finale et tenté par ses moyens bien limités de diminuer le nombre de juifs tués. C’est curieusement le personnage le plus malheureux, affublé d’une épouvantable haine de soi ravageuse : il se reproche de vouloir faire quelque chose mais de ne pas pouvoir. Rien de pire qu’être le détenteur de nouvelles alarmantes que personne ne veut entendre.

C’est un livre profondément humain, mais c’est aussi un tour de force littéraire. Suite de paraboles et d’allégories intercalées dans des récits plus réalistes, Vollmann démontre une palette particulièrement étendue. Aux passages très précis en matière de psychologie et de documentation – la science est omniprésente -, il fait succéder des envolées lyriques baroques assez brillantes – je pense notamment à l’époustouflante errance d’un soldat allemand dans la campagne ukrainienne qui prend des allures de ballade dans un tableau de Bosch. La musique a évidemment une place essentielle : la structure déjà, succession de portraits, évoque les variations. Il y a aussi de nombreuses pages consacrées aux compositions de Chostakovitch que l’auteur analyse d’une façon particulièrement originale mais qu’il intègre aussi dans ses descriptions de Leningrad en siège. Ainsi, on verra le compositeur sur le toit du conservatoire contemplant sa malheureuse ville, chaque scène faisant écho à la symphonie qu’il joue dans sa tête. On notera aussi la présence de Wagner en filigrane des parties allemandes : encore une fois, l’étude de la tétralogie de l’Anneau du Nibelung est astucieuse et, même si l’idée n’est pas originale, la wagnerisation des descriptions des débuts de l’opération Barbarossa donne des pages très fortes.

Il n’y a, en fait, sur ces presque mille pages pas grand-chose à jeter, l’auteur ayant visiblement travaillé son écriture de façon très minutieuse, ne laissant place à aucune des approximations qu’il y avait ici ou là dans certains de ses précédents volumes. Peut-être est-ce au détriment d’une petite dose de folie, mais le résultat est tellement fort qu’on ne pensera pas à rouspéter.

Mentionnons pour conclure l’option plutôt courageuse – surtout lorsqu’elle ne donne pas dans le sensationnalisme – de faire de ses deux narrateurs des personnages négatifs – l’un est membre de l’appareil sécuritaire soviétique, l’autre est nazi-, option qui colle avec le refus non pas de voir le mal mais bien de juger trop vite des faiblesses de l’Homme. En fait « Central Europe » est un magnifique roman sur le libre-arbitre, les possibilités de l’humain et ce qu’il en reste lorsque la machine à broyer étatique passe.

William T. Vollmann, Central Europe, Actes Sud, €29.80
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Une semaine avec Bill

On ne parlera pas de chef-d’œuvre, mot par trop galvaudé, mais on dira quand même qu’il s’agit du meilleur livre de son auteur, lui-même un des écrivains les plus originaux en activité aujourd’hui. « Central Europe », douzième fiction de William T. Vollmann, vient de paraître chez Actes Sud et est sans aucun doute le meilleur roman étranger de cette rentrée – il mérite en tout cas plus d’égard que ne lui en accorde André Clavel dans Lire, mais on m’a reproché de faire trop attention au bruit de fond des critiques, je laisserai donc d’autres y répondre. Ce livre avait permis à son auteur de décrocher le prestigieux National Book Award en 2005. Je l’avais lu alors, j’ai aussi lu les épreuves de la traduction française et je reste convaincu : un grand roman. Pour faire honneur à cette publication ainsi qu’à celle de « Décentrer la terre », essai publié chez Tristram, j’ai mis les petits plats dans les grands et vous propose sept jours consacrés à Vollmann. Demain, un papier sur « Central Europe ». Suivrons mardi et mercredi les parties de mon entretien avec l’auteur consacrées à ce livre. Jeudi, je vous parlerai de « Décentrer la terre », le lendemain ce sera Vollmann qui vous en parlera. Samedi, « Poor people », dernière publication US (à paraître chez Actes Sud au printemps prochain) selon Fausto. Le dernier mot sera laissé à Bill the blind dimanche. Après, si vous êtes sages, on évoquera David Markson.

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