Vogue la galère
Publié en 1987, premier roman de John Barth en cinq ans, « The Tidewater Tales » est, parmi les livres post « Letters », celui qui est généralement le plus apprécié des barthiens de par le monde. On peut se dire que cette place privilégiée est principalement due au soulagement de ses lecteurs à retrouver leur auteur favori en forme épique, même si, à dire vrai, sa période de grâce est terminée et ce roman est une pièce de plus au dossier baisse de régime.
En juin 1980, Peter Sagamore et Katherine Sherritt décident de passer quelques jours sur leur voilier à voguer dans l’immense baie de Chesapeake. Il est un écrivain dont les histoires se sont raccourcies de plus en plus, au point de presque disparaître. Sans surprise, il se retrouve face à face avec son premier blocage réel -- comment continuer à écrire que son but est de laisser la page la plus blanche possible et qu’on l’a atteint? Elle est bibliothécaire, membre fondatrice de la
société pour la préservation de l’art du storytelling et enceinte de huit mois et demi. Set me a task est le mot d’ordre adressé par Katherine à Peter : elle espère que les aventures qu’il lui fera vivre ces quelques jours lui permettront d’abandonner l’impasse minimaliste à laquelle il est arrivé et à le relancer vers l’expérience maximaliste des débuts. Pour sa part, elle souhaite se convaincre que donner la vie à des enfants – des jumeaux, qui plus est – n’est pas, dans l’Amérique des années ’80, un crime.
Qui a lu « Sabbatical », le précédent roman de Barth, se retrouvera ici en terre relativement familière : le décor est le même, les personnages se ressemblent, l’angle politique est strictement identique, le livre est aussi écrit à la première personne du pluriel -- il se compose sous nos yeux, de la main des deux narrateurs -- et un pan entier de l’intrigue leur est commun. D’ailleurs, les protagonistes de « Sabbatical » surgiront dans ces « Tidewaters Tale » au 2/3 du récit. Théoricien d’une sorte de recyclage littéraire, Barth comptait peut-être ainsi rebarthifier un récit dont les prémisses lui plaisaient mais qu’il savait sans doute raté. « Sabbatical » était en effet un livre médiocre d’où le souffle exceptionnel l’auteur, s’il n’en était pas totalement absent, faisait quand même cruellement défaut. Et nous voilà donc de retour dans une espèce de monstre de plusieurs centaines de pages, rempli d’histoires imbriquées, de théorie littéraire et de références aux œuvres passées d’un auteur dont les obsessions ne semblent pas vouloir changer.
En fait, Barth saisit l’occasion pour s’approprier les quatre textes fondamentaux de son univers littéraire : « L’odyssée », « Les contes des mille et une nuits », « Don Quichotte » et « Les aventures de Huckleberry Finn ». Dans une crique où Peter et Katherine veulent passer la nuit, ils tombent sur un bateau construit sur le modèle de la Grèce antique. Ils y rencontrent un couple qui pourrait bien être Odyssée et Nausicaa qui, lors d’une superbe soirée de début d’été, leur raconte quelques récits apocryphes de l’œuvre d’Homère dans lesquels il est notamment révélé la véritable identité de celui-ci. Quelques jours plus tard, May Jump, amie lesbienne, féministe et cheville ouvrière d’une sororité de conteuse, leur confie sa rencontre avec Schéhérazade. L’âge mur venu, la reine de Perse s’ennuyait dans son palais et repensait au génie qui lui soufflait les histoires à l’époque où elle voulait sauver sa peau -- voir « Chimera ». Un petit tour de passe-passe plus loin, elle se retrouve chez lui en plein Maryland mais ne peut rentrer chez elle. Avec l’aide de la sororité, elle cherche l’histoire qui lui permettra de revoir ses enfants. Peu de temps après, Peter rencontre dans un port Don Quicksoat, marin errant, sorti des grottes de Montesinos pour se retrouver au commande d’un beau voilier. Bref : à chaque fois Barth se met à riffer, à surfer sur les vagues du canon et c’est bien sûr dans ces pages-là qu’il est le plus fort, que le lecteur s’amuse le plus.
Il n’y a pas que les références aux classiques : au-delà de « Chimera » et de « Sabbatical » que j’ai déjà évoqué, une grande place est aussi dévolue à une pièce de théâtre en trois actes découverte sur les eaux qui renvoit très clairement à « Night-sea journey », un des nouvelles de « Lost in the funhouse ». Malheureusement, il s’agit là de (longues) pages qui ne marchent pas, s’enfonçant bien trop dans une auto-référentialité qui, une fois n’est pas coutume, s’avère bien trop lassante. Ce qui fonctionnait tellement bien dans « Letters » devient, ici, source d’ennui.
Les énormes constructions narratives qui passionnent tant Barth, celles peuplées de récits dans le récit, de mises en abyme, ces parcours initiatiques, vies de héros mythologiques, fonctionnent parce qu’elles combinent une stupéfiante maîtrise narrative avec une histoire dont chaque rebondissement est une révélation. A cela, dans ses meilleurs textes, Barth a réussi à ajouter comme rebondissement dans le rebondissement la conscience du texte qu’il est fiction et le fait que cette conscience précise peut être la source d’aventures non moins essentielles que celle de Sinbad et ses voleurs. « The Tidewater Tales » déçoit -- sans que la déception soit immense, tout de même – parce que de trop larges passages ressemblent à de l’eau stagnante, une masse assassine et étouffante de toute vie de l’esprit : la maîtrise de l’écrivain de haut-vol est toujours là, la métanarration est omniprésente mais l’histoire, les évènements qui arrivent à ce couple, trop souvent ne fonctionnent pas. Fan de Barth, on lit tout de même ça avec plaisir. Un autre lecteur, même habitué aux livres exigeants, arrêtera sans doute à mi-chemin.
Katherine accouche, Peter retrouve la muse. Le happy end est presque total, et s’il reste quelques questions sur l’avenir de la planète à l’approche de l’élection de Reagan et aux premières rumeurs de guerre des étoiles, l’avenir semble prometteur. Pourtant, la dernière page tournée, on se demande si les excellents moments parfois passés sont les derniers râles d’un lion littéraire aphone ou bien les premiers d’après grippes. Quelque part dans le livre, il est dit que « what you’ve done is what you’ll do ». Parfait, mais pourquoi faire mal (« Sabbatical ») ou de façon médiocre (« Tidewater Tales ») ce qu’on a bien fait avant ? A ça, pas de réponse. La prochaine escale barthienne se fera chez Sinbad le marin. On verra.
John Barth, The Tidewater Tales, The Johns Hopkins University Press, $21.95
En juin 1980, Peter Sagamore et Katherine Sherritt décident de passer quelques jours sur leur voilier à voguer dans l’immense baie de Chesapeake. Il est un écrivain dont les histoires se sont raccourcies de plus en plus, au point de presque disparaître. Sans surprise, il se retrouve face à face avec son premier blocage réel -- comment continuer à écrire que son but est de laisser la page la plus blanche possible et qu’on l’a atteint? Elle est bibliothécaire, membre fondatrice de la
société pour la préservation de l’art du storytelling et enceinte de huit mois et demi. Set me a task est le mot d’ordre adressé par Katherine à Peter : elle espère que les aventures qu’il lui fera vivre ces quelques jours lui permettront d’abandonner l’impasse minimaliste à laquelle il est arrivé et à le relancer vers l’expérience maximaliste des débuts. Pour sa part, elle souhaite se convaincre que donner la vie à des enfants – des jumeaux, qui plus est – n’est pas, dans l’Amérique des années ’80, un crime.
Qui a lu « Sabbatical », le précédent roman de Barth, se retrouvera ici en terre relativement familière : le décor est le même, les personnages se ressemblent, l’angle politique est strictement identique, le livre est aussi écrit à la première personne du pluriel -- il se compose sous nos yeux, de la main des deux narrateurs -- et un pan entier de l’intrigue leur est commun. D’ailleurs, les protagonistes de « Sabbatical » surgiront dans ces « Tidewaters Tale » au 2/3 du récit. Théoricien d’une sorte de recyclage littéraire, Barth comptait peut-être ainsi rebarthifier un récit dont les prémisses lui plaisaient mais qu’il savait sans doute raté. « Sabbatical » était en effet un livre médiocre d’où le souffle exceptionnel l’auteur, s’il n’en était pas totalement absent, faisait quand même cruellement défaut. Et nous voilà donc de retour dans une espèce de monstre de plusieurs centaines de pages, rempli d’histoires imbriquées, de théorie littéraire et de références aux œuvres passées d’un auteur dont les obsessions ne semblent pas vouloir changer.
En fait, Barth saisit l’occasion pour s’approprier les quatre textes fondamentaux de son univers littéraire : « L’odyssée », « Les contes des mille et une nuits », « Don Quichotte » et « Les aventures de Huckleberry Finn ». Dans une crique où Peter et Katherine veulent passer la nuit, ils tombent sur un bateau construit sur le modèle de la Grèce antique. Ils y rencontrent un couple qui pourrait bien être Odyssée et Nausicaa qui, lors d’une superbe soirée de début d’été, leur raconte quelques récits apocryphes de l’œuvre d’Homère dans lesquels il est notamment révélé la véritable identité de celui-ci. Quelques jours plus tard, May Jump, amie lesbienne, féministe et cheville ouvrière d’une sororité de conteuse, leur confie sa rencontre avec Schéhérazade. L’âge mur venu, la reine de Perse s’ennuyait dans son palais et repensait au génie qui lui soufflait les histoires à l’époque où elle voulait sauver sa peau -- voir « Chimera ». Un petit tour de passe-passe plus loin, elle se retrouve chez lui en plein Maryland mais ne peut rentrer chez elle. Avec l’aide de la sororité, elle cherche l’histoire qui lui permettra de revoir ses enfants. Peu de temps après, Peter rencontre dans un port Don Quicksoat, marin errant, sorti des grottes de Montesinos pour se retrouver au commande d’un beau voilier. Bref : à chaque fois Barth se met à riffer, à surfer sur les vagues du canon et c’est bien sûr dans ces pages-là qu’il est le plus fort, que le lecteur s’amuse le plus.
Il n’y a pas que les références aux classiques : au-delà de « Chimera » et de « Sabbatical » que j’ai déjà évoqué, une grande place est aussi dévolue à une pièce de théâtre en trois actes découverte sur les eaux qui renvoit très clairement à « Night-sea journey », un des nouvelles de « Lost in the funhouse ». Malheureusement, il s’agit là de (longues) pages qui ne marchent pas, s’enfonçant bien trop dans une auto-référentialité qui, une fois n’est pas coutume, s’avère bien trop lassante. Ce qui fonctionnait tellement bien dans « Letters » devient, ici, source d’ennui.
Les énormes constructions narratives qui passionnent tant Barth, celles peuplées de récits dans le récit, de mises en abyme, ces parcours initiatiques, vies de héros mythologiques, fonctionnent parce qu’elles combinent une stupéfiante maîtrise narrative avec une histoire dont chaque rebondissement est une révélation. A cela, dans ses meilleurs textes, Barth a réussi à ajouter comme rebondissement dans le rebondissement la conscience du texte qu’il est fiction et le fait que cette conscience précise peut être la source d’aventures non moins essentielles que celle de Sinbad et ses voleurs. « The Tidewater Tales » déçoit -- sans que la déception soit immense, tout de même – parce que de trop larges passages ressemblent à de l’eau stagnante, une masse assassine et étouffante de toute vie de l’esprit : la maîtrise de l’écrivain de haut-vol est toujours là, la métanarration est omniprésente mais l’histoire, les évènements qui arrivent à ce couple, trop souvent ne fonctionnent pas. Fan de Barth, on lit tout de même ça avec plaisir. Un autre lecteur, même habitué aux livres exigeants, arrêtera sans doute à mi-chemin.
Katherine accouche, Peter retrouve la muse. Le happy end est presque total, et s’il reste quelques questions sur l’avenir de la planète à l’approche de l’élection de Reagan et aux premières rumeurs de guerre des étoiles, l’avenir semble prometteur. Pourtant, la dernière page tournée, on se demande si les excellents moments parfois passés sont les derniers râles d’un lion littéraire aphone ou bien les premiers d’après grippes. Quelque part dans le livre, il est dit que « what you’ve done is what you’ll do ». Parfait, mais pourquoi faire mal (« Sabbatical ») ou de façon médiocre (« Tidewater Tales ») ce qu’on a bien fait avant ? A ça, pas de réponse. La prochaine escale barthienne se fera chez Sinbad le marin. On verra.
John Barth, The Tidewater Tales, The Johns Hopkins University Press, $21.95