Dans l'ombre de la Galice
Qui dit Julián Ríos dit « Larva » : il est de ces écrivains que l’on tend à résumer à une œuvre, comme si il n’y avait rien avant (ce qui était à peu près vrai dans ce cas-ci) et rien que des dérivés, de livres fertilisés, issus du grand prédécesseur qui détermine la direction prise par le travail d’une vie ensuite. Ainsi, il est le Joyce espagnol, intronisé par son ulyssienne larve et tout le reste ne serait que coda d’un livre publié il y a plus de vingt ans. Plutôt ostracisé en Espagne pendant de nombreuses années, ça fait quelques temps qu’une poignée de jeunes auteurs souligne son influence. Parmi eux, Eloy Fernandez Porta qui, dans son très riche « Afterpop », montre que depuis une quinzaine d’années Ríos est passé à autre chose dont sa tentative de travail avec Roy Lichtenstein serait emblématique. Et voilà que Tristram publie en ce début d’année « Cortège des ombres », premier livre écrit à la fin des années ’60 mais jamais édité, qui vient à son tour brillamment prouver l’existence du Ríos d’avant, ce qui nous permettra peut-être de regarder différemment tout ce qui a suivi et tout ce qui suivra.
Ríos confiait en janvier à El País son admiration pour Picasso qui savait parfaitement que pour déformer une ligne, il faut savoir la tracer et pour détruire un nez, savoir le respecter. Pourrait-on donc dire que « Le cortège des ombres » sert à prouver qu’il sait raconter une histoire et que sa passion du jeu linguistique vient après sa maîtrise de la langue et de l’écriture ? En tout cas, c’est à 151 pages de littérature classique qu’on a droit ici, d’un classicisme qui bien sûr ne sent ni le rance ni la naphtaline, rendant dans une langue superbe et relativement peu bousculée l’histoire d’un petit village perdu en Galice aux portes du Portugal dans les années d’après guerre civile. Tamoga, ainsi se nomme-t-il, aurait pu être le Yoknapatawpha de Ríos, il n’en sera rien. Par contre, il pourrait peut-être prendre les traits du petit village dont tout espagnol est issu, amputé par le soulèvement militaire, blessé par la jalousie, divisé par les rancoeurs attisées par les rumeurs. C’est l’histoire d’un bled qui se meurt, où les seuls étrangers de passage viennent y vivre leurs derniers jours, un patelin que les jeunes désertent, où la figure central est le vieillard derrière le rideau voire sans doute le fantôme dans le placard – ou dans le coffre-fort. Tamoga, coincé entre les marécages, les forêts, la mer et la frontière, perpétuellement sous la pluie, est donc un village où l’étranger vient se noyer et le local s’étouffe dans l’étroitesse des lieux et des esprits. Tamoga, c’est d’où on part pour ne jamais y revenir physiquement, mais en y pensant toujours. Le paradoxe d’une campagne qu’on ne veut ni ne saurait oublier sans pour autant vouloir y rester.
Tout ça se lit donc comme le roman de Tamoga et de ses gens, mais est composé d’une série de nouvelles qui dissèquent les moments forts – c’est-à-dire les coups bas ou les coups au moral – de la vie là en bas, en dressant ainsi un portrait que Ríos appelle choral. Et de fait, le narrateur n’est finalement autre que le murmure des habitants, leurs théories, convictions et narrations. Les protagonistes, entre notables et minables del pueblo, se croisent parfois, s’évoquent de temps en temps d’un récit à l’autre et même lorsqu’ils n’y sont pas, ce qu’on lit éclaire différemment leurs vies. Au-delà de la médiocrité et de la mesquinerie, de la violence de certaines machinations qui dominent Tamoga et donnent à l’ensemble les teintes sombres et désespérées d’une ambiance pesante, désolée et triste, on sort finalement de là avec un étrange sourire, comme si la superbe de l’écriture et la fabuleuse puissance des récits compensaient. On pense particulièrement à cette sorte de diptyque de la vengeance, qui commence par une exécution au lendemain du soulèvement de Franco et se termine trente ans plus tard par la vengeance un jour de pluie torrentielle. Et les mesures prises par le pharmacien cocufié par son neveu. Ou les derniers instants qui résument tous les instants de la vie du notaire. Oui, Ríos a sans aucun doute raison de parler de roman, comme d’autres n’ont pas de tort de causer nouvelles : « Cortège des ombres » est de ses rares livres qui parviennent à combiner le meilleurs de ces deux formes.
Tamoga, c’est l’Ithaque de Ríos, même s’il ne s’échouera sans doute plus jamais sur ces plages. On ne dira pas que pour comprendre son œuvre, il faut visiter sa terre natale, son acte de naissance littéraire, mais qui fera le voyage en connaissance de cause y trouvera, surtout dans le fantastique chapitre intitulé Palonzo, les bases du souci linguistique, de son attaque, de sa distorsion. On pourrait aussi y voir les raisons l’ayant convaincu de la nécessité de partir voir le monde et de dire le monde dans ses livres. Pour libérer sa langue, devait-il se libérer de son pays ? Pour dire les mots, devait-il d’abord dire les gens? - en tout cas, il le fait ici avec une force exceptionelle. Finalement, ces ombres dont on assiste au cortège, au-delà de celles des personnages portés par cette ambiance de crépuscule humide permanent, ne seraient-elles pas simplement celles qui, tous les jours, se penchent par dessus l'épaule de l'auteur, à l'heure de se mettre à écrire?
Je lisais je ne sais plus où un critique qui disait que « Cortège des ombres » était à Ríos l’équivalent de la réponse faite par les amateurs de Picasso à ceux qui disaient qu’il ne savait pas dessiner. Il y a peut-être du vrai, même si on imagine plutôt ses détracteurs se lamenter de l’avoir vu perdre ses meilleures années à déconner alors qu’il était si bon dans le classique. J’espère donc que ça a été publié surtout parce que c’est bon, pas pour prendre une revanche sur la critique ennemie. Quand on lui demande pourquoi ce livre ne parait que maintenant, sans révision, alors que le livre est terminé depuis 1968, Ríos répond en parlant de projets. Lorsqu’il se rendit compte que ce livre-ci était terminé, il était déjà en train de se concentrer sur « Larva » et pensait être passé à autre chose. D’où le tiroir fermé à clef… Aujourd’hui, à 67 ans, il a un nouvel éditeur qui va republier l’ensemble de son œuvre. Ce nouveau chapitre l’a remis sur la piste de son cortège. On en est heureux, car c’est vraiment un des livres forts de cette année. Et déjà, ces mots valises abracadabrantesque.
Julián Ríos, Cortège des ombres, Tristram, 17€
Ríos confiait en janvier à El País son admiration pour Picasso qui savait parfaitement que pour déformer une ligne, il faut savoir la tracer et pour détruire un nez, savoir le respecter. Pourrait-on donc dire que « Le cortège des ombres » sert à prouver qu’il sait raconter une histoire et que sa passion du jeu linguistique vient après sa maîtrise de la langue et de l’écriture ? En tout cas, c’est à 151 pages de littérature classique qu’on a droit ici, d’un classicisme qui bien sûr ne sent ni le rance ni la naphtaline, rendant dans une langue superbe et relativement peu bousculée l’histoire d’un petit village perdu en Galice aux portes du Portugal dans les années d’après guerre civile. Tamoga, ainsi se nomme-t-il, aurait pu être le Yoknapatawpha de Ríos, il n’en sera rien. Par contre, il pourrait peut-être prendre les traits du petit village dont tout espagnol est issu, amputé par le soulèvement militaire, blessé par la jalousie, divisé par les rancoeurs attisées par les rumeurs. C’est l’histoire d’un bled qui se meurt, où les seuls étrangers de passage viennent y vivre leurs derniers jours, un patelin que les jeunes désertent, où la figure central est le vieillard derrière le rideau voire sans doute le fantôme dans le placard – ou dans le coffre-fort. Tamoga, coincé entre les marécages, les forêts, la mer et la frontière, perpétuellement sous la pluie, est donc un village où l’étranger vient se noyer et le local s’étouffe dans l’étroitesse des lieux et des esprits. Tamoga, c’est d’où on part pour ne jamais y revenir physiquement, mais en y pensant toujours. Le paradoxe d’une campagne qu’on ne veut ni ne saurait oublier sans pour autant vouloir y rester.
Tout ça se lit donc comme le roman de Tamoga et de ses gens, mais est composé d’une série de nouvelles qui dissèquent les moments forts – c’est-à-dire les coups bas ou les coups au moral – de la vie là en bas, en dressant ainsi un portrait que Ríos appelle choral. Et de fait, le narrateur n’est finalement autre que le murmure des habitants, leurs théories, convictions et narrations. Les protagonistes, entre notables et minables del pueblo, se croisent parfois, s’évoquent de temps en temps d’un récit à l’autre et même lorsqu’ils n’y sont pas, ce qu’on lit éclaire différemment leurs vies. Au-delà de la médiocrité et de la mesquinerie, de la violence de certaines machinations qui dominent Tamoga et donnent à l’ensemble les teintes sombres et désespérées d’une ambiance pesante, désolée et triste, on sort finalement de là avec un étrange sourire, comme si la superbe de l’écriture et la fabuleuse puissance des récits compensaient. On pense particulièrement à cette sorte de diptyque de la vengeance, qui commence par une exécution au lendemain du soulèvement de Franco et se termine trente ans plus tard par la vengeance un jour de pluie torrentielle. Et les mesures prises par le pharmacien cocufié par son neveu. Ou les derniers instants qui résument tous les instants de la vie du notaire. Oui, Ríos a sans aucun doute raison de parler de roman, comme d’autres n’ont pas de tort de causer nouvelles : « Cortège des ombres » est de ses rares livres qui parviennent à combiner le meilleurs de ces deux formes.
Tamoga, c’est l’Ithaque de Ríos, même s’il ne s’échouera sans doute plus jamais sur ces plages. On ne dira pas que pour comprendre son œuvre, il faut visiter sa terre natale, son acte de naissance littéraire, mais qui fera le voyage en connaissance de cause y trouvera, surtout dans le fantastique chapitre intitulé Palonzo, les bases du souci linguistique, de son attaque, de sa distorsion. On pourrait aussi y voir les raisons l’ayant convaincu de la nécessité de partir voir le monde et de dire le monde dans ses livres. Pour libérer sa langue, devait-il se libérer de son pays ? Pour dire les mots, devait-il d’abord dire les gens? - en tout cas, il le fait ici avec une force exceptionelle. Finalement, ces ombres dont on assiste au cortège, au-delà de celles des personnages portés par cette ambiance de crépuscule humide permanent, ne seraient-elles pas simplement celles qui, tous les jours, se penchent par dessus l'épaule de l'auteur, à l'heure de se mettre à écrire?
Je lisais je ne sais plus où un critique qui disait que « Cortège des ombres » était à Ríos l’équivalent de la réponse faite par les amateurs de Picasso à ceux qui disaient qu’il ne savait pas dessiner. Il y a peut-être du vrai, même si on imagine plutôt ses détracteurs se lamenter de l’avoir vu perdre ses meilleures années à déconner alors qu’il était si bon dans le classique. J’espère donc que ça a été publié surtout parce que c’est bon, pas pour prendre une revanche sur la critique ennemie. Quand on lui demande pourquoi ce livre ne parait que maintenant, sans révision, alors que le livre est terminé depuis 1968, Ríos répond en parlant de projets. Lorsqu’il se rendit compte que ce livre-ci était terminé, il était déjà en train de se concentrer sur « Larva » et pensait être passé à autre chose. D’où le tiroir fermé à clef… Aujourd’hui, à 67 ans, il a un nouvel éditeur qui va republier l’ensemble de son œuvre. Ce nouveau chapitre l’a remis sur la piste de son cortège. On en est heureux, car c’est vraiment un des livres forts de cette année. Et déjà, ces mots valises abracadabrantesque.
Julián Ríos, Cortège des ombres, Tristram, 17€