Lettre ouverte
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Dimanche, 14 septembre 1999
Chers Lecteurs,
Dans votre lettre du 10 septembre dernier (merci), vous me reprochiez de tourner en rond, d’intellectualiser et de prétentieuciser les minables romans que je lis au lieu d’en donner des comptes-rendu objectifs, clairs et (surtout !) concis. J’écoute et j’applique, modestement. Voyons si vous êtes maintenant prêts à payer plus pour ce service.
Qu’est-ce qui arrive à un livre de 772 pages publié en 1979 ? Il s’épuise, disparaît des rayons, n’est plus lu que par une poignée de tarés. Et puis en 1994, il est enfin republié par Dalkey Archive, il n’y a donc plus besoin de courir les librairies de seconde-main pour enfin le lire. Et quand on le lit, qu’arrive-t-il ? Eh bien on est soulagé une fois qu’il est refermé, parce que c’est une expérience épuisante mais surtout parce qu’on a enfin eu le courage de s’y jeter et que les récompenses pour cette grand bravoure sont bien là.
Qu’est-ce que « Letters » ? Un roman épistolaire à l’ancienne par sept drôles et rêveurs fictifs, dont chacun s’imagine réel. L’auteur qui reçoit cette correspondance a tout l’air d’un accro à Des chiffres et des lettres, c’est sans doute le cas parce que ce livre est arrangé comme un code numéro-alphabétique à déchiffrer, à fracturer pour prendre conscience de l’ampleur du système de mots qu’est cette fiction.
Qu’est-ce que vous avez dit ? Ne vous en faites pas. Pas besoin de calculatrices, de connaissances en stats ou en probabilité. L’Auteur est autant compteur que conteur. Vous avez loupé les précédents chapitres ? John Barth est obsédé par le recyclage des formes anciennes, de la mythologie au roman picaresque. Ce coup-ci, va pour le roman épistolaire. Evidemment, il n’est pas homme à réécrire : il réinvente toujours. Et cette fois-ci, en plus de se réapproprier un genre, il se recycle lui-même en ressortant des cartons les personnages de ses six précédents livres. Ils tiennent tous la plume et correspondent gaiement à mesure qu’ils se croisent du côté de la baie du Chesapeake dans une intrigue à faire mal au crâne.
Qu’est-ce qu’on s’en fout ? Oh la la… Tout ça est intéressant parce que Barth innove en respectant assez peu les schémas classiques. Par exemple, les écrivains qui reprennent leurs personnages continuent généralement à raconter leurs vies, donnant une suite au texte précédent. Il n’en est pas tellement question ici : au contraire, ces personnages sont sortis de leurs histoires et accusent en quelque sorte l’écrivain de s’être inspiré très librement de leurs mésaventures pour écrire ses histoires précédentes. Ils prennent ainsi place dans le monde réel et remettent en cause, aux choix, l’objectivité, l’honnêteté, l’honneur et le talent de Barth. C’est une manière d’inverser le rapport traditionnel entre l’auteur et son invention, entre la fiction et la réalité, soulignant ce qui serait dû au monde réel pour mieux brouiller le lecteur dans ce monde de papier. Dans les lettres qu’il écrit lui-même, Barth s’avoue surpris de trouver des créatures existantes avec noms et parcours plus ou moins identiques à ses propres créations, lui donnant ainsi l’occasion de gloser sur les hasard. Ce livre est de fait le roman ultime de la coïncidence… calculée (« Life is a shameless playwright who lay on coincidences with a trowel »).
Qu’est-ce que ces conneries ? Donnez-moi des palpitations, crénom ! Pas s’énerver, tout doux. John Barth n’est pas connu pour être un écrivain sentencieux ou pontifiant (certains diront qu’il n’est pas connu du tout, o tempora, o mores). Il aime les blagues, les calembours et un humour parfois tellement fin qu’il n’a pas toujours réussi à franchir le cap des années. On se bidonne pas mal. Et pour ceux qui préfèrent l’astiquage au bidonnage, l’intrigue c’est en 1969 qu’elle se déroule, donc du sexe vous en aurez. Et pour les prudes dénués d’humour, il restera toujours une vision assez originale de la répétition dans l’Histoire à travers les histoires. Miam.
( Tout ce qui précède a été écrit le 08 mars 2006, mais anti-daté pour des raisons que ne comprendront sans doute que ceux qui ont déjà lu « Letters ». Désolé. S’arranger avec la chronologie fait partie des prérogatives de l’artiste que Fausto n’est pas. Mais si je ne sais pas créer, jouer avec les dates reste dans mes capacités)
(Avant de partir pour de bon, soulignons quelque chose qui différencie « Letters » des précédents livres de John Barth : il s’agit cette fois de « texts within texts instead of tales within tales ». On peut tout de même arguer que se cachent toujours dans ces texts within texts de nombreux tales within tales, mais bon. On ne va pas insister.)
(Je me rends compte que j’ai oublié un truc : « Letters », c’est pour les lettres de l’alphabet bien sûr, les lettres que s’échangent les protagonistes of course, et les lettres dans le sens littérature por supuesto. A ne jamais oublier lorsqu’on lit les livres.)
(Je viens de lire sous la plume de Françoise Sammarcelli la première chose intéressante que vous allez découvrir depuis le début de ce papier : le livre accomplirait « le rêve de Barth concernant le roman postmoderniste idéal, capable de "dépasser la querelle entre le réalisme et l’irréalisme, les partisans de la forme et ceux du contenu, la littérature pure et la littérature engagée, la fiction de l’élite et le roman de gare". En tout cas l’effet cumulatif brouille les catégories, comme il estompe la frontière entre fiction et réel, le modèle et ses reproductions. »[1])
(Sur un axe de 0 à 10, chance de traduction française? Osez-vous vraiment poser la question?)
(J’écris en fait ceci le 19 juin 2007 et m’excuse de vous avoir fait perdre votre temps. Le livre terminé depuis le 15 mai me regardait d’un œil plein de reproche, je me suis dit que je pouvais m’en sortir avec le coup de « Marelle ». Faudrait peut-être que mon prochain voyage soit sabbatique.)
John Barth, Letters, Dalkey Archive, $14.95
1 commentaires:
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Je me souviens qu'il y a une quinzaine d'années, quand je cherchais naïvement un éditeur pour ce livre, j'avais commencé à le traduire. Ah ah. La traduction du titre m'avait pris une semaine (pour ceux qui veulent piger why, n'hésitez pas à regarder la page de titre à l'intérieur). Barth est, de tous les auteurs dits post-modernes, celui qui a eu le moins de chance en France. Ses deux premiers titres ont été traduits (chez Belfond ou ce genre) sans grand retentissement. Le Sot-Weed, je l'ai déjà raconté ailleurs, a connu pas mal de vicisstudes avant de paraître. Et le Seuil a cru malin de publier "Sabbatical" (in french: La croisière du POkey), qui n'est pas franchement bien. PLus un ou deux titres chez Gallimard, sûrement introuvables today. Pour couronner le tout, reconnaissons que ce que Barth publie depuis quelques années ne vaut pas tripette, même si l'homme est resté fort alerte (nous le croisâmes l'an dernier à Providence). Mais Letters, wow, c'était quelque chose.