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Lunar Park

« Lunar Park » est un curieux ouvrage. Peu après la publication de « Glamorama », Bret Easton Ellis déclare dans plusieurs interviews qu’il compte écrire des mémoires concernant sa relation avec son père. Un auteur qui avait toujours écrit une fiction plus ou moins en rapport avec sa propre vie s’apprêtait ainsi à se dévoiler directement. Il faut bien avouer qu’on n’en est pas tout à fait là.

Sous des apparences de confession, Ellis ne fait que continuer à explorer les thèmes qui agitent toute son œuvre : la confusion entre le réel et l’imaginaire, le doute et la subjectivité des individus. « Les lois de l’attraction » est un roman construit de façon à mettre en opposition des interprétations radicalement divergentes d’un même évènement décrit par les personnes y ayant pris part. Dans « American Psycho », qu’est-ce que Bateman a vraiment fait ? On navigue en permanence sur le doute, et l'auteur se complait à laisser le lecteur dans l’incertitude la plus totale. Enfin, « Glamorama » est un récit où il est absolument impossible de démêler le fantasme et le vrai, où tout se base sur des faux-semblants et sur l’usurpation d’identité. Pour « Lunar Park », Ellis donne dans l’auto-fiction. Hormis les faits facilement vérifiables –le vrai Bret ne s’est jamais marié, ne vit pas à la campagne, n’est pas prof et n’a pas fait Camden-, il est extrêmement difficile de distinguer le vrai du faux, la part de biographie de la part fictionnelle.

L’histoire –un écrivain confronté à un tueur imitant un de ses personnages et à une présence maléfique dans sa maison- est assez grotesque, mais elle permet à Ellis de se livrer à quelques considérations extrêmement intéressantes qui font peut-être de ce livre son plus riche. Ces considérations sont de trois sortes. Premièrement, le conflit entre l’auteur et l’homme. L’écrivain se nourrit de ce qui est mauvais, immoral. BEE l’individu voudrait pouvoir se réjouir de la beauté de la vie, mais l’artiste lui impose de se concentrer sur le désagréable, le violent, le sombre. Ensuite, il y a d’admirables pages sur le fait d’être père –d’autant plus admirables que Ellis ne l’est pas-, et particulièrement sur la difficulté de donner un modèle paternel lorsque son propre père en fut un très mauvais. Enfin, il y a l’héritage, l’idée que l’homme est ce qu’il a fait. Cette notion semble effrayer Ellis dont la vie insouciante le prive de sens, alors qu’il pense devoir ressentir une responsabilité pour la façon dont ses livres ont été assimilés par le lecteur –il évoque plusieurs fois sa crainte de voir une personne imiter Bateman.

Au bout du compte, il reste le problème de savoir à quel point BEE aura vraiment été honnête ou si son personnage ne se conforme pas à ce que certaines personnes auraient voulu qu’il pense, allant jusqu’à exiger de lui le repentir pour ses excès passés. Ne dit-il pas être au travail sur une suite de « Moins que zéro » dont on ne peut pas croire une minute que les personnages soient devenus des paters familias équilibrés ?

Les inconditionnels du leader du Brat Pack retrouveront dans « Lunar Park » l’humour désabusé, la violence, les drogues et le sexe qui ont fait beaucoup pour la renommée de ses précédents livres. Plus essentiellement, il s’agit surtout d’un livre original avec quelques moments d’une grande puissance émotionnelle –les pages sur son paternel sont particulièrement belles. La critique américaine semble enfin admettre Ellis dans l’élite littéraire, et l’on se dit qu’il y a de quoi.

Bret Easton Ellis, Lunar Park, Picador, £10.99

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Bateman, tueur égalitaire

Il y a peut-être deux façons de voir « American psycho », le troisième roman de Bret Easton Ellis. La première en fait un livre creux, rempli de violence gratuite, de haine pour les femmes et de fascination pour le fric. La deuxième, un livre profondément moral, une satire de la société des années ’80, une saillie contre un monde plongé dans l’anomie. C’est le point de vue de Ellis. On peut aussi imaginer une version intermédiaire : une œuvre dénonciatrice qui échoue par un trop plein d’horreur. J’en ai une vision assez différente. L’histoire de Patrick Bateman ne nous parlerait-elle pas d’égalité ?

Drôle d’idée, à priori : l’Amérique de Reagan serait l’ère du chacun pour soi, de l’inégalité généralisée, du règne du fric. Ce serait oublier que l’univers des yuppies décrit par Ellis est un univers communautarisé. Ils forment un monde à part, pratiquement imperméable. Ils sont tous pareils : ils portent les mêmes costumes, les mêmes lunettes, les mêmes chaussures, baisent les mêmes femmes, vont dans les mêmes restaurants, les mêmes salons de coiffure, les mêmes salles de sports, vivent dans les mêmes appartements, prennent les mêmes drogues. Ils sont tellement interchangeables qu’ils s’adressent à l’un en l’affublant du nom de l’autre.

Dans une communauté telle que celle-là, on est soudé par la reconnaissance en chacun d’un égal. Cette reconnaissance conforte l’individu dans son sentiment d’appartenir à l’espèce humaine, d’avoir des droits inaliénables. Le corollaire, c’est que ce privilège leur est à eux seuls réservé. Toute humanité étant niée à l’extérieur, il n’y a aucun mal à assassiner de la pire façon qui soit les noirs, les clochards, les animaux, les enfants et les femmes. Mieux : c’est même souhaitable puisque ça revient à pointer du doigt ce que l’on n’est pas. Bateman est mû par la certitude qu’on ne lui fera jamais la même chose, car il est un humain. Dans ce roman, il a en fait une fonction d’égalisateur, il répand le sang qui délimite les pourtours de la seule société acceptable.

L’un des épisodes les plus fameux du livre est l’assassinat d’un collègue. Ce crime menacerait-il mon analyse ? Bien au contraire. Paul Owen n’est pas tout à fait comme les autres : c’est lui qui a la plus belle carte de visite et l’appartement le plus cher, c’est aussi lui qui travaille sur les plus gros dossiers. Il est en avance sur ses camarades à un tel point qu’il semble s’envoler vers les sommets, quitter les humains pour entrer dans le domaine divin. Sans doute peut-il faire naître une saine émulation, pousser chacun à se dépasser pour atteindre le même nirvana ? Que nenni ! Owen est une évidente menace contre l’équilibre de cette petite société. Si on le laisse faire, plus personne n’est le même que l’autre, ce serait le triomphe du chacun pour soi, l’implosion de ce mode si bien régulé. Bateman-l’égalisateur se charge du sale boulot, on s’inquiète un peu de sa disparition –il était toujours membre du groupe-, mais sans plus.

Lorsque Ellis écrit « American Psycho », il vient de passer plusieurs années à vivre parmi les golden boys de la côte Est. Puisqu’il avait situé ses précédents livres dans des endroits et des milieux qu’il connaît très bien, il en fait de même pour celui-ci. Un schéma identique aurait pourtant pu être utilisé dans d’autres circonstances. Un énarque qui tue pour que son collègue n’obtienne pas un loft de fonction 100 mètres carré plus grand ? C’est moins sexy, moins stylish, mais pourquoi pas ?

Il paraît qu’on écoute tous la même musique, qu’on regarde les mêmes films et qu’on lit les mêmes livres. On n’aime pas celui qui boit, qui fume, qui conduit, qui gagne de l’argent, qui ne travaille pas, qui pense autrement, qui fait autrement. On n’aime tellement peu ça que Bateman pourrait aussi être une métaphore de la société « tous pareils » qui nous semble réservée. Lorsque égalité signifie gommer toutes les différences, voilà ce qui arrive.

Bret Easton Ellis, American Psycho, Points poche, 7€95

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