Lire Bernhard et se taire
J’ai lu il y a déjà quelques semaines « Le naufragé » de Thomas Bernhard, livre magistral que domine la figure de Glenn Gould, mort quelques mois avant la parution. Une œuvre aussi forte devrait m’inspirer quelques commentaires. Il semble malheureusement que, comme je m’en suis rendu compte dès que j’ai commencé à lire Bernhard, il m’est impossible de ce faire. Je suis face à une sorte d’aphonie critique, comme si j’avais en face de moi un néant tellement impressionnant qu’il m’empêche de dire quoi que ce soit. Je pense l’avoir déjà dit : j’ai l’impression que Bernhard ne peut être abordé que par des critiques de premier plan. Dire quelque chose d’intelligent face à une œuvre de cette qualité, de cette particularité est une tâche extrêmement complexe. Plutôt que de l’ouvrir et par la banalité de ce qui sortirait de moi salir non seulement le texte mais surtout la trace profonde qu’il me laisse, et même si je pense comprendre, ne sachant m'expliquer sans paroles païennes, je voudrais me taire. A ce jour, seul Bernhard me fait cet effet. J’ai bien peur que je n’arriverai jamais faire mieux que ma tentative d’aborder « Gel ». Par contre, s’il y a une chose qui a radicalement changé depuis que j’ai découvert ses livres, c’est ma réception de son style. Lorsque j’ai lu « Corrections », frappé par l’étrangeté de la prose, j’ai un peu perdu mon sens de l’orientation. Fasciné, mais de l’extérieur. Plusieurs livres plus tard, j’ai été fort surpris lorsque je me suis mis à lire « Le naufragé » : la phrase bernhardienne est devenue une musique que j’ai intégrée. Dès la première page, je me suis laissé emporter, j’ai été absorbé comme rarement par cette écriture si étrange. Je n’ai certainement pas apprivoisé Bernahrd, mais je l’ai assimilé, sans m’en rendre compte, comme s’il s’agissait d’un membre de la famille ou d’un vieil ami que vous revoyez après une longue absence et que vous réalisez, étonné mais pas stupéfait, que tout se met en place immédiatement, que c’est comme s’il n était pas parti, qu’il n’y a qu’à se laisser aller, se laisser emporter par une conversation que même le temps éloignés l’un de l’autre n’a su interrompre.
4 commentaires:
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C'est un dur labeur que de se taire en parlant… Voire une aporie ? Mais il en est une plus dangereuse encore, c'est de succomber à l'admiration. Dans Maîtres Anciens, Bernhard la compare à la vue du soleil en face, qui éblouit et aveugle… Cela dit et toutes proportions gardées, sans aller jusqu'à parler de lumières, j'ose dire qu'il y a de beaux éclairages chez vous. On est toujours ravi de découvrir — par hasard — un bel endroit comme ça sur la toile.
Cordialement,
A. G.
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I will spare you my french and comment in English. Thank you for this post, it's very well put.
I'm about to quote it on my blog as well as here http://www.worldliteratureforum.com/forum/european-literature/1799-thomas-bernhard-frost.html
just in case that is a problem (apparently there's some demented sort of netiquette on what to quote where, I dunno, ask the ladies in the woods, so I thought I'd notify you).
have a nice day.
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Quote ahead, quote ahead. No worries.
A.G., merci du commentaire. On m'a aussi fait parvenir une phrase d'"Extinction" qui est liée à l'admiration.
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Bernhard may be one of the 4 or five most amazing ("best" is such a volatile category) prose writers I know. Extinction is his masterpiece, even though it wasn't the last novel he wrote, it was the last novel he published, and for good reason: together with Frost (gel) the two sum up his work and create a tension between political/unpolitical, funny/bleak, straightforward/playful, pessimism/hope etc.
I still wonder how any one person could write Frost, this long rant, practically devoid of plot, just going on and on into the darkness and then quietly fizzing out into resignation. And everything fits, is iterated with subtle changes etc. Even though I can see how this developed from his poetry, which at times reads like lyrical notes for FRost, I'm still amazed. It must have been a shitload of work. Enough that until Holzfällen (I think) he never again wrote a novel of comparable length.
And then the summa of his work, Auslöschung.
have a nice day,
one fat Mirabell