Histoire glaciale
En 1924, Thomas Mann donnait à ses lecteurs l’histoire d’un certain Hans Castorp, parti voir son cousin dans un sanatorium à Davos, qui décide, ensorcelé par la montagne, le médecin une femme ou l’époque, d’y rester pendant sept ans. Trente-neuf ans plus tard, un autre Thomas envoie aussi son personnage pour un séjour en altitude.
Contrairement à Castorp, le narrateur de « Gel », fabuleux roman de Thomas Bernhard, ne restera dans la montagne que vingt-sept jours, mais l’expérience n’en est pas moins intense, pour lui comme pour le lecteur. Etudiant en médecine, il est chargé par un chirurgien de l’hôpital où il est interne d’aller enquêter sur le frère de celui-ci, peintre retiré dans un village de la montagne autrichienne et qu’il soupçonne d’être fou. Une fois au-dessus, il s’installe dans l’auberge où réside le peintre Strauch et tisse des liens d’amitié avec lui.
C’est une histoire d’ensorcellement. Strauch partage avec l’espion dont il ignore la véritable identité ses théories nihilistes du tragique, de l’absurde, de la vie et de la nature dans de longs monologues enflammés. Poussé également par le milieu pauvre, anti-intellectuel, amoral, adultérin et décadent du village de retraite, il s’identifie peu à peu aux thèses et au mode de pensée développés par le peintre, dont il ne se libérera qu’à sa disparition.
Dans ce texte, un des premiers publiés de Bernhard, on trouve déjà ce qui fera la particularité de son œuvre, parfois à un stade déjà très avancé de développement, parfois dans un état plus embryonnaire. Le narrateur attiré dans la sphère d’influence d’un personnage au magnétisme particulièrement négatif est presqu’une constance chez l’auteur autrichien. De même se dessine déjà ici très clairement la misanthropie radicale de l’univers autoriel. Dans ce bled reculé, il est impossible de trouve quelque chose à aimer, tout est tromperie, violence, alcoolisme et avarice. La nature même s’arrange pour mettre fin à toute perspective de bonheur. Ce que les pages crient, c’est qu’il n’y a rien à sauver de l’homme, que c’est une bête pourrie sur pied qui complote, dénonce, empoisonne, maltraite et diffame. Rien qu’au niveau du message, il n’est pas toujours facile de lire Bernhard, et c’est déjà le cas ici.
Stylistiquement par contre, l’expérience est moins radicale que celle connue avec « Corrections » ou « Les mange-pas-cher » par exemple : le narrateur structure son récit de façon plus classique, à l’aide de phrases courtes et précises, intégrées dans des paragraphes de longueur raisonnable. C’est dans la retranscription des envolées de Strauch que l’on détecte les mélopées, la diarrhée verbale jubilatoire d’œuvres plus tardives, comme si l’étudiant était une sorte de garde-fou. Et de fait, même s’il se laisse séduire, il ne faut pas oublier que c’est en quelque sorte dans ce rôle qu’il a été envoyé là-bas et qu’on peut sans doute considérer qu’il l’exerce vis-à-vis de Bernhard lui-même également. Par la suite, tout narrateur extérieur à la folie des personnages étudiés sera happé par leur insanité sans espoir de retour. Ici, l’observateur revient – on croirait presque être tombé sur le seul texte bernhardien avec un peu de lumière au bout – et garde un contrôle relatif sur son exposé que ses successeurs perdront – laissant ainsi place nette à toute la fureur d’un style fascinant.
Méchant de bout en bout, « Gel » est, comme tous les Bernhard, un livre dur, produit d’un esprit unique, sans pitié. C’est sans doute aussi un bon point d’entrée dans l’univers d’un auteur essentiel car son absolu nihilisme, pour suffoquant qu’il puisse être, laisse ici un peu plus d’espace de respiration au lecteur. Mais si ce roman vous rebute, vous n’avez probablement aucun avenir dans ses autres textes.
Thomas Bernhard, Gel, Gallimard, 21€50
7 commentaires:
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Tiens, j'attends ta critique de "Zeroville" avec impatience. J'hésite à me lancer dans "Les jours entre les nuits". Est-ce que ça vaut le coup ?
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Superbe article ! Bernhard est un auteur sur lequel j'aurais aimé écrire sans jamais réussir à y parvenir... Bravo.
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Bernhard est un très grand & beaucoup moins chiant que "Cette montagne magique de malheur" un des livres les plus ennuyeux qu'il m'est été donné de ne pas finir.
As tu lu "Dr Faust" de Mann, Fausto?
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Philippe: "Les jours entre les nuits", c'est la vf de "Days between stations"? Si oui, c'est son premier roman, que j'ai trouvé difficile à apprivoiser et étrange. A essayer. (Pour Zeroville, ça prendra du temps)
Bart': tu es trop gentil, mais merci! Il y a plein d'autres choses à dire sur Bernhard, et je sais que je ne trouverai pas les mots.
Lazare: contrairement à ce que j'ai pu faire croire sur auto-fission, je n'ai pas lu "Dr Faust".
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Je n'ai pas grand chose à dire sur Bernhard que je n'ai malheureusement pas encore lu, mais sur tes dernières acquisitions (dans le menu de droite) qui sont de premier choix et dont je lorgne par ailleurs certaines !
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L'anthologie de chez Monsieur Toussaint Louverture est un beau livre !
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Bravo pour le choix et la qualité de votre blog