Journal trouvé
On ne soulignera jamais assez l’importance de Dalkey Archive. N’éditant que deux ou trois inédits américains par ans, la maison de John O’Brien est surtout connue pour ses rééditions de bijoux de la littérature des cent dernières années malheureusement retirés du catalogue de leurs premiers éditeurs. C’est ainsi qu’en 2002, les lecteurs avaient à nouveau accès à « L.C. », assez surprenant premier roman de Susan Daitch publié en 1986.
Tout commence à la « Pale Fire », à la « Adolphe » ou à la « Giles Goat-Boy » avec une introduction écrite ici par une docte professeur, expliquant dans quelles circonstances elle avait hérité du texte que nous allons lire. Dans le cas qui nous préoccupe, il s’agit du journal intime d’une jeune femme vivant à Paris avec son époux qu’elle n’aime pas. Originaire de province, elle découvre le mouvement de la ville, devenant la maîtresse de Delacroix (entre autres). Au départ simple observatrice de la révolution de 1848, elle devra finalement prendre la route de l’exil.
Honnêtement, le journal n’est pas vraiment passionnant. Il intrigue tout de même : les phrases françaises laissées telles quelles par la traductrice dans le texte anglais sont truffées de fautes d’orthographe et de syntaxe. Il y a toute une série d’anachronisme – comme pourrait-on lire Le monde un siècle avant sa fondation ?- et l’ensemble a un air bien trop moderne. La question est donc de déterminer si c’est Susan Daitch qui a bâclé son travail ou si quelque chose d’autre est en train de se passer…
Et c’est là qu’effectivement ça s’emballe – modérément- : une autre personne que l’éditrice / traductrice s’immisce dans les notes de bas de pages, prenant au fur et à mesure de plus en plus de place. Et à la fin du journal, c’est cette personne qui prend la parole dans une étrange postface. Jane Amme, puisque c’est son nom, évoque tout d’abord la façon dont le texte est parvenu dans les mains du professeur Rehnfield et puis dont elle-même, l’assistante de l’académique, s’est approprié le travail de son patron à sa mort. Surtout, elle évoque son propre parcours personnel commencé comme étudiante radicale-terroriste sur les campus californiens dans les années ’60. C’est plus synthétique mais surtout autrement intéressant, palpitant et pertinent que la timide tentative d’aborder le même sujet de Dana Spiotta l’an passé.
On comprend vite que Amme s’identifie très fort au journal de Lucienne Crozier, se persuadant que leurs parcours personnels sont identiques, épousant le même modèle, posant les mêmes questions, portant les mêmes valeurs. Inévitablement, la traduction de Rehnfield l’irrite puisque le portrait de Lucienne qui s’en dégage est celle d’une femme passive, qui préfère se laisser emporter et ensuite regretter que de reprendre son destin en main. Elle décide donc de retraduire entièrement la fin du journal, donnant à la diariste un destin nettement plus révolutionnaire, la plaçant dans le rôle de précurseur du féminisme de combat et de la justice sociale.
Comment savoir s’il s’agit vraiment d’une nouvelle traduction plus complète, d’une réécriture totale, ou même d’une fabrication de A à Z – pas à exclure, vu les incongruités ? Indéterminable, à chaque lecteur de se faire son opinion. C’est bien sûr la question du travail d’historien qui est en jeu ici. Quelle foi peut-on vraiment accorder à l’analyse du passé lorsqu’il repose sur des sources secondaires, partielles, dont l’authenticité est parfois douteuse et qu’en plus ces informations sont interprétées à travers le prisme déformant et la caisse de résonance représentés par les propres partis pris idéologiques des historiens ? Ce n’est pas toujours aussi évident que lorsque Ramonet parle de Cuba…
Entre ces questions-là, la présentation raccourcie du féminisme et du radicalisme des 60’s, les révolution du 19eme et la structure de triple histoire dans l’histoire, il y a de quoi s’amuser dans « L.C. ». Si le roman n’est peut-être pas transcendant de bout en bout, c’est bien une mini (mais fameuse) polyphonie des possibles que Daitch a livré.
Susan Daitch, L.C., Dalkey Archive, $14.95