Le retour du même, only different

Depuis la catastrophe Steven Hall, on frémit chaque fois qu’un jeune auteur met en œuvre des tactiques éminemment postmodernes, renvoyant trop directement à d’illustres prédécesseurs alors qu’il vaudrait sans doute mieux déployer des stratégies narratives un tant soit peu personnelles, si pas contemporaines. « The lost books of the Odyssey », premier roman de Zachary Mason, rappelle certains grands moments d’il y a quarante ans, ne frustre pas. Au contraire.

Pourtant, c’est le type de livre qui s’ouvre avec une introduction académique qui explique comment on parvint à mettre (et à décoder) la main sur les textes qui le compose. C’est le type de livre qui se referme avec un appendice expliquant les pérégrinations des textes à travers les âges. C’est le type de livre où même la bio de l’auteur est (glorieusement) fausse. C’est le type de livre où on réécrit le mythe. C’est le type de livre où on domestique le mythe. C’est le type de livre où il y a des histoires dans des histoires dans des histoires. Bref, Nabokov, Borges, John Barth. Surtout John Barth. Et ce n’est pas fini: c’est l’odyssée qu’il réécrit. Comme Margaret Atwood et Ben Ehrenreich très récemment. Sans l’avoir lu, on a l’impression de l’avoir déjà lu. Et même s’il est vrai que pas mal de ce qui se passe nous est familier, penser que l’on sait déjà ce qu’on y trouvera est une erreur.

Comme son titre l’indique, « The lost books of the Odyssey » se présente comme la compilation d’épisodes perdus des aventures de l’homérique Odyssée. On s’attendrait à un volume épais comme un dictionnaire, mais il est en fait relativement fin : ces livres sont surtout des fragments, tenant parfois sur pas plus de deux pages. Et comme son titre ne l’indique pas, il s’agit de plus que l’Odyssée et de bien plus qu’Odyssée lui-même. Par ailleurs, ce ne sont pas des pages, des chapitres, des livres perdus mais bien, dans la plupart des cas, d’écrits apocryphes, de variations bien postérieures à l’original, qui complètent, altèrent, contredisent le texte d’Homère. De plus, il ne s’agit pour les textes de Mason de développer le récit de départ, mais bien de se concentrer sur certaines images, sur certains thèmes – voir les sous-titres de chaque chapitre, de vengeance à tromperie en passant par mémoire.

On pourrait craindre que pour apprécier « The lost books of the Odyssey » il faille connaître « L’odyssée ». Ce n’est que partiellement vrai. Si l’effet d’une reprise ou d’une réinterprétation ou d’une réécriture dépend évidemment de notre compréhension de ce qui a changé, il est tout aussi possible d’apprécier le résultat de pareils procédés sans en connaître la source. Le lecteur lambda qui des classiques grecs ne connaît vaguement que les principales péripéties se retrouvera en tout cas ici dans une position lui permettant d’apprécier ce qui se détache de ce qu’il sait et ce qui pour lui est pur travail de l’imagination de Mason. Et précisément, la force du livre dérive principalement de cette imagination. Si on veut bien se frotter la pointe de la barbe en murmurant « brillant, brillant » devant la perversion du texte de base, il est tout de même encore bien plus satisfaisant de s’émerveiller devant la version masonienne de l’invention du stratagème de Troie ou de sa transfiguration de Hélène en renard tout simplement parce que c’est excellent en soi.

Si on a pu lire en ligne que « The lost books of the Odyssey » formait une sorte d’anti-Odyssée, un commentaire du texte d’Homère « soulignant ses élisions » et « sondant ses interstices », on a pour notre part l’impression que le critique lit lui-même une version fantasmée du premier roman de Zachary Mason. Bien que les nombreuses références au conflit fondamental d’une certaine mythologie jetant orient contre occident ne soient pas innocentes, ces considérations passent au second plan lorsqu’il s’agit de comprendre ce qui nous a plu. Au final, c’est qu’en restant plus simple qu’un Barth et en utilisant veille casserole et vieille recette, le plat qu’on en sort, miraculeusement, recèle des promesses d’une voix nouvelle et séduisante à laquelle, pour peu qu’elle s’émancipe, on se marierait bien d’ici à quelques années.

Zachary Mason, The lost books of the Odyssey, Starcherone Books, $16

Le roman est disponible gratuitement en ligne dans son intégralité. Si ça vous plait, achetez la version papier…

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Sous le sapin

(Où l'on voit que c'est surtout la quantité qui attire Fausto)


Et chez vous?

(Je pars demain pour l'Espagne, jusqu'au 14 janvier. J'espère vous livrer un texte sur "The lost books of the Odyssey" de Zachary Mason, ainsi que, en toute probabilité, deux ou trois autres posts, tout à fait inutiles ceux-là)

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Fausto's 2008 notable books

C’est l’époque des best of et des listes de toutes sortes. Tabula Rasa n’échappe pas à cette tradition dépourvue d’intérêt autre que celui de faire un peu de bruit et de s’amuser tout seul. N’hésitez pas à en faire de même en commentaire. La seule différence cette année par rapport à l’an passé, c’est que nous sommes occupés, avec mes petits camarades du Fric-Frac Club, à élaborer une liste des meilleurs titres de 2008 pour laquelle il a donc fallu rendre une sélection de dix titres maximum. La bibliothèque 2008 du FFC sera publiée courant janvier, et vous en trouverez mes choix plus bas. Notez bien qu’il ne s’agit pas d’une liste raisonnée : elle a été élaborée plus par souci de diversité que par véritable évaluation / hiérarchisation. Je recommande, bien sûr, la lecture de chacun de ces livres.


Petite remarque sur 2008 : je suis très satisfait par la qualité et la variété de ce que j’ai lu, tout particulièrement ce qui vient d’Espagne, suivi de près par l’AmSud et, surprise, surprise, la France. Par contre, j’ai été assez déçu, à quelques exceptions près, par les romans US. Quelques poids lourds sont annoncés pour 2009, mais j’ai un peu de mal à entrevoir la relève – alors que dans le monde hispanophone…


Si un livre a écrasé toute concurrence, il s’agit certainement du magistral, de l’époustouflant « 2666 » de Bolaño. C’est tellement le cas que, à l’heure d’élaborer ma liste FFC, je l’ai placé hors compétition et que s’il y avait un prix Tabula Rasa du roman de l’année, je ne le prendrais pas en considération pour succéder à Reinhard Jirgl : la force et la qualité de « 2666 » n’a pas besoin de prix ou de places de choix pour s’imposer à tous. Et donc le prix TR 2008 irait à Manuel Vilas pour « España ». Si on comptait faire un prix du roman francophone, je n’aurais d’autre choix que de le décerner aux « Fragments de Lichtenberg » de Pierre Senges, dont on n’a pas assez parlé mais qui, à mon sens, écrase absolument l’ensemble de la production française de cette année qui, pourtant, fut de qualité.


Le reste du top FFC 2008 de Fausto, dans l’ordre de lecture.

Lydia Millet« How the dead dream »
Julián Ríos« Cortège des ombres »
Toby Olson
« La boîte blonde »
Régis Jauffret« Lacrimosa »
Céline Minard
« Bastard Battle »
José María Pérez Álvarez
« La soledad de las vocales »
Rolf Dieter Brinkmann
« Rome, regards »
Zachary Mason« The lost books of the Odyssey »


D’autres livres auraient dû s’y retrouver: « Zone », de Mathias Enard, « Za », de Raharimanana ; « A better angel » de Chris Adrian ; « Nocilla Experience » de Agustín Fernández Mallo ; « Madman Bovary » de Claro et « La velocidad de las cosas » de Rodrigo Fresán.

Notables 2007 lus en 2008
Eloy Fernández Porta - « Afterpop: la literatura de la implosión mediática »
Enrique Vila-Matas« Exploradores del abismo »
Alan Pauls
« Historia del llanto »
Alexander Theroux - « Laura Warholic or the sexual intellectual »
Steve Erickson« Zeroville »


Blasts from the past
Laurence Sterne« La vie et les opinions de Tristram Shandy »
B.S. Johnson« R.A.S. Infirmière-Chef »
Arno Schmidt«Leviathan »
Thomas Bernhard
- «Le naufragé »
Bohumil Hrabal - « Une trop bruyante solitude »
Mark Twain« Les aventures de Huckleberry Finn » sous la blanche main de Bernard Hoeppfner.


Attendez-vous à quelques posts légers de ce type-ci dans les jours qui viennent : c’est la saison du lourd dans l’assiette et du léger online. Tout au plus essayerai-je de quand même terminer une critique d’ici la fin de l’année, sans garantie.


Joyeux Noël à tous.

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Le retour de Pugnax

On était sans nouvelles de l'excellent Pugnax, compagnon de route de la première heure. En octobre 2006, il était un des seuls, avec Claro et Odot, à causer étranges US. Depuis, quelques autres sont venus, on se sent moins seul mais on a toujours chaud au coeur de voir l'essentiel blog Creamy & Delicious reprendre du service. Pour de bon, on espère.

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Toujours à l'hôpital

Quelques chanceux parmi vous auront peut-être lu il y a deux ans « The children’s hospital » de Chris Adrian et se seront émerveillés devant l’audace et la beauté d’un roman qui nous pris tous par surprise. Le livre avait été soumis à la plupart des éditeurs connus des Etats-Unis : ils l’avaient tous refusé, jusqu’à ce que Dave Eggers tombe dessus et décide de le faire paraître chez McSweeney’s. Sans connaitre les chiffres, on peut se dire que le succès fut au rendez-vous : cet été, c’est chez Farrar, Strauss and Giroux, maison de tradition, qu’Adrian revient. « A better angel » est son premier recueil de nouvelles.

Le lecteur non-averti, en lisant ses récits, se retrouvera dans un univers étrange, inattendu et inédit. Celui qui a lu son précédent roman ne sera pas surpris, mais il est pratiquement certain qu’il sera séduit. Les histoires ici réunies parlent d’anges, d’enfants, de maladies, d’hôpitaux, d’inadaptation, d’homosexualité, de mort et de deuil. On pourrait dire que Chris Adrian est un homme à trois casquettes : écrivain, pédiatre, théologien. Au vu de son considérable talent, on dira qu’il est un écrivain qui a étudié les religions et pratique la médecine pour gagner sa vie. Ce n’est pas juste, ou plutôt ne rend pas bien compte de ce qui se passe exactement, si « A better angel » est un point de référence suffisamment fiable : il n’y a pas de casquettes, il n’y a pas d’ordre de priorité. Il y a un homme qui, tout en même temps, est écrivain, pédiatre et théologien. Voilà ce qui semble évident à la lecture de ses neuf récits où rien ne sépare les activités et les soucis de l’auteur.

Un enfant de neuf ans ne parvient pas à se remettre du décès de son père, la prof remplaçante de primaire dirige vers lui – elle ne devrait pas – ses ambitions de changer le monde ; Béatrice se meurt en attendant une transplantation de foie et parvient à sortir de son corps pour aller voir ce qu’il se dit, pense et fait ailleurs dans les couloirs de l’hôpital ;  un gamin dont le frère siamois est mort d’un cancer oublie sa tristesse auprès d’une gamine aux pulsions un peu trop violentes ; à une époque indéterminée, Peter Damien souffre régulièrement de convulsions et de visions apocalyptiques de tours et d’avions ; un jeu de séduction étrange entre un ado renfermé dont le père est mort quelques années auparavant et une adolescente dont le paternel est décédé un matin de septembre 2001 à New York et qui suspecte la cible de ses attentions d’être l’antéchrist – idée qu’elle aime au plus au point.

Dans « A better angel », tous les enfants ne sortent pas de l’hôpital, les pères meurent, le 11 septembre est une catastrophe domestique, les survivants ne sont jamais indemnes, le surnaturel toujours proche et les anges font ce qu’ils peuvent. Ce qui est tout à fait curieux, c’est que tout ça pourrait juste être une autre liste d’histoires de familles dysfonctionnelles, de gamins perturbés et de violence suburbaine. De fait, si on tente de décrire ces histoires, c’est ainsi qu’elles seront comprises par votre interlocuteur. Il faut les lire pour se rendre compte de la transformation radicale à laquelle Adrian soumet ses situations connues. Edith Pearlman appelle ça réalisme magique médical, et il y a de ça même si encore une fois, en lisant, on se rend compte qu’il ne s’agit certainement pas d’une version pédiatrique d’un succédané marquesien. On a en fait le sentiment que Chris Adrian s’est conçu un genre sur mesure et que, pour le moment – voyons voir dans 25 ans ce qu’il en est– il séduit.

 La seule critique que je ferais à ces nouvelles, c’est d’être parfois trop « cute », trop mignonnes. C’est sans doute inévitable quand on manie les éléments utilisés par Adrian et qu’il faut parfois contrebalancer la dureté de certaines conditions médicales ou dérangements psychologiques. Après tout, j’imagine qu’un pédiatre doit savoir faire sourire son patient… Hormis ce petit souci, « A better angel » impressionne par la qualité des textes, la cohérence qui s’en dégage – on a parfois l’impression que c’est plus cohérent que certains romans, notamment grâce à des ressemblances de situations de récits à récits qui, pourtant, sont assez différents pour ne pas lasser --, la vivacité des narrations, la force de l’écriture et tout simplement l’étrange et puissante originalité de Chris Adrian. Cette fascinante collection de gosses atopiques (pour reprendre une terminologie qui sera familière à certains d’entre vous) pourrait tout simplement être le meilleur recueil de nouvelles de l’année : aucun des textes n’est mauvais, tous surprennent, touchent et forcent l’admiration.

Chris Adrian, A better angel, Farrar, Strauss & Giroux, $23.00

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Noir fable of the spanked prick

J’avais décidé, en 2008, de commencer à combler les trous dans ma connaissance de l’œuvre de Robert Coover. Je n’ai bien sûr pas encore fini mon parcours mais, au cours de l’année écoulée, j’en ai lu cinq. Je vous avais parlé en détail de l’un d’eux, il est maintenant temps de revenir (rapidement, malheureusement) sur les quatre autres livres. A une exception près, aucun de ces textes n’est considéré comme majeur dans le corpus cooverien et ce malgré leurs qualités évidentes.

Commençons par le majeur, celui qui vient juste après “The origin of the brunists” et “The universal baseball association Inc. ”

"Pricksongs & descants" – il s’agit là de ce qui ressemble bien au programme de l’œuvre, à l’annonce de l’intention, à la démonstration de ce qui va venir. Recueil de nouvelles encore plus déstabilisantes que celles de Donald Barthelme, « Pricksongs & descants » démonte les mythes, dissèque les formes, réassemble le genre, dynamite la short story. Ironie et subversion se tiennent la main dans un exercice pas gratuit du tout : aujourd’hui encore, lire ces textes, c’est à la fois changer d’opinion sur ce qu’est l’art de la nouvelle et mettre en question son rapport aux grands récits. C’est beau, c’est grand, c’est ludique, c’est mystérieux et c’est marrant. On retiendra en particulier The magic poker et le classique The babysitter (dont l’opération d’épuisement des possibles pourrait bien annoncer le Jauffret d’ « Univers, univers »).

"Spanking the maid" – tout petit livre, tout petit livre. Son titre est son programme : un maître fesse la bonne. Elle doit nettoyer la chambre sans se faire remarquer ; il se doit de la punir si quelque chose n’est pas bien fait. Elle trouve toujours des objets bizarres dans son lit ; il trouve toujours à redire sur son travail. Programmée pour être fessée, programmé pour fesser. « Spanking the maid » fait à la fois partie d’un panthéon SM (selon Daphne Merkin) et du canon occidental (selon Harold Bloom). Son intérêt est plus grand qu’il n’y semble : il réside, notamment, dans une prose étincelante, travaillée, qui suggère, titille, taquine, dit plus qu’il n’y paraît et sert à souligner la complexité d’une relation a priori simple mais qui enferme ses deux participants dans des rôles dont ils ne sortent et qui ouvre au lecteur de nombreuses voies d’interprétation.

"A political fable" – encore plus petit livre. Cette fois-ci, Coover emprunte directement le chat chapeauté à son créateur, Dr Seuss, et le lance dans une campagne électorale présidentielle. Un cacique d’une faction politique américaine raconte comment, malgré ses plus grandes réticences, la jeune génération du parti imposa le chat chapeauté comme candidat, comment il fut à deux doigts de gagner, comme on rappela le narrateur pour sauver le bateau à la dérive et comment on se débarrassa de l’incontrôlable félin. « A political fable » est une diversion sympathique qui évoquera les scènes les plus « comics » de « The public burning ». Comme toujours chez Coover, on rit énormément et on regarde, les yeux écarquillés, une écriture remarquable. La proximité, à l’époque de ma lecture, des véritables ( ?) élections présidentielles US n’est sans doute pas étrangère au plaisir ressenti.

"Noir" – publié en début d’année en français exclusivement (pas d’édition US prévue à ce jour), “Noir” est le détour de Coover par le polar, un des rares genres qu’il n’avait pas encore abordé. Les flics sont blue, les secrétaires sont blanches et les privés sont noirs. Livre hilarant qui ne mène nulle part sinon à un jeu infini sur la forme. Les poncifs sont utilisés parfois tendrement parfois sardoniquement, le personnage principal évoque le film noir et Phil Marlowe, roi du Noir, dont il emprunte certains traits si ce n’est qu’il se fait avoir à la fin. Une vraie réussite. Pour sûr, certains amateurs de série noire n’ont que modérément apprécié la forme qui se fait la malle et le fond qui n’apparait jamais. On se souvient du fils Manchette sur France cul qui trouvait le roman « froid » et « universitaire », avant de se plaindre qu’on n’y retrouvait rien de la critique sociale, qui, selon lui, serait le propre du genre. Un estimé collègue résuma le débat ainsi : « le fils de Manchette est un con ».

Robert Coover, Pricksongs & Descants, Grove Press, $14
Robert Coover, Spanking the maid, Grove Press, $11
Robert Coover, A political fable, Viking Press, épuisé
Robert Coover, Noir, Seuil, 18€

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Histoire de générations

La lecture intéressante du week-end nous vient une fois de plus d’Espagne et des pages culturelles de l’ABC, quotidien conservateur aux choix littéraires pourtant de pointe. Jorge Carrión y discute, avec Edmundo Paz Soldán et Jorge Volpi, du concept de génération littéraire et, plus précisément, des mouvements dont ils ont fait partie : McOndo (pour Paz Soldán) et crack (pour Volpi). Tout ça remonte à 1996 et depuis… pas grand-chose. McOndo n’a pas vraiment fait de vagues en dehors du monde hispanique, tandis que les écrivains crack se sont confinés à des romans très classiques (j’avais évoqué le cas d’Eloy Urroz il y a quelques temps déjà). Depuis deux ans, un nouveau mouvement se développe en Espagne. D’abord mouvement nocillero (son point de départ serait la publication de « Nocilla dream », premier volume d’une trilogie d’Agustín Fernández Mallo), ensuite mouvement mutantes (suite à une proposition de Juan Francisco Ferré et à l’anthologie dont je vous ai parlé il y a peu) et puis génération afterpop (d’après le titre du lumineux essai de Eloy Fernández Porta). L’enjeu est actuel est de voir ce qu’il va advenir de ce groupe d’auteurs doté d’un avantage assez grand sur ses prédécesseurs de tous temps : internet. Pourtant, selon Carrión, sur les deux années écoulées, les mutants afterpop nocilleros n’ont pas réussi à essaimer au-delà de leurs frontières. Je suppose que, lorsqu’il pense à l’étranger, il pense d’abord au pays hispanophones : même avec la meilleure volonté du monde, il est difficile de « contaminer » des gens qui ne vous comprennent pas. Quoi qu’il en soit, cet état de fait démontre peut-être qu’en dépit de la globalisation certaines choses prennent du temps et que les barrières culturelles sont toujours bien présentes – c’est Jorge Volpi qui rappelle par exempe qu’en Amérique latine, Nocilla (l’équivalent ibère du nutella) ne veut rien dire. Ceci dit, plusieurs membres de cette génération espagnole ont leurs entrées dans le monde anglo-saxon (Calvo, Fernández Porta, Ferré, Carrión lui-même) et que le débat pourrait ainsi être internationalisé. 

De par chez nous, évidemment aucune traduction, aucun écho. Je suppose que ça viendra pour certains textes (notamment la trilogie Nocilla, dont j’aimerais relire les tomes parus afin de l’évoquer ici). Si je ne l’ai pas dit assez clairement par le passé, je profite de cette occasion pour l’affirmer : quel que soit la façon dont vous souhaitez appeler ce groupe d’écrivains (nocilla, mutantes ou afterpop), il s’agit à mon sens d’une des propositions littéraires les plus intéressantes – bien que pas encore vraiment définie – du moment. Sans avoir été convaincu par tout ce que j’ai lu, j’ai chaque fois eu la conviction que quelque chose se passait. Il y a là tout un domaine franchement excitant, bien plus excitant en tout cas que ce que j’ai pu lire venant des Etats-Unis cette année (et ça m’arrache la gueule de l’admettre) où, il est vrai, il ne semble plus y avoir eu de dynamique collective depuis les années ’80 et l’avant-pop de Sukenick, Amerika et McCaffery.

Quelques textes traitant des ces écrivains espagnols sur Tabula Rasa :
Manuel Vilas« España » (peut-être le livre de l’année) 

Pour ceux qui lisent l’espagnol, quelques blogs (traitant) de ces auteurs.

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Qu'on lui coupe la tête

Voilà une bonne heure que j’écris, efface, réécris, efface encore le paragraphe introductif du bref papier que je tente d’écrire sur le dernier roman paru en français de Brian Evenson. Rien ne vient et j’ai donc décidé de m’inspirer du titre du roman, d’amputer mon texte de son début, de trancher dans le vif du sujet.

Je pourrais faire de même avec le second paragraphe, puis le troisième.

Pourquoi pas avec le quatrième, et le dernier ? Couper court à tout désir de débattre, toute velléité d’analyse.

Notez que ces coupes sombres dans les effectifs paragraphesques habituels chez Tabula Rasa feraient de moi un cinq, c'est-à-dire pas grand-chose mais pas tout à fait rien non plus. Juste assez pour espérer en apprendre un peu plus de Monsieur Evenson.

Bien sûr, je dois bien me rendre compte avoir déjà écrit, même s’ils ne disent rien, quatre paragraphes et entamé le cinquième. Paragraphes inutiles, mais paragraphes quand même. Rien d’amputé donc. Bref, autant dire quand même quelques brefs et superficiels mots sur ce livre qui en mérite plus, vu où on en est…

Kline est un détective privé qui acquiert du jour au lendemain une petite célébrité dans le monde des tarés lorsqu’il se fait couper la main par un certain gentleman au hachoir et qu’il se cautérise la plaie lui-même avec un bête réchaud avant de mettre une balle dans l’œil de son agresseur. Harcelé par un étrange duo le long de dialogues, hmm, beckettiens, il finit, plutôt contraint, par se faire emmener dans la paisible retraite campagnarde pour y enquêter sur un meurtre. Ou un cambriolage. Tout ça est bien compliqué, d’autant plus que les seules personnes pouvant lui expliquer quelque chose refusent de lui causer : les disciples sont des mutilés volontaires et le système hiérarchique est d’une sévérité telle qu’on ne peut atteindre aux positions les plus élevées qu’en s’amputant de plus en plus. Si vous êtes, comme Kline, un pauvre 1 (un membre en moins), n’espérez rien obtenir d’un 10. Et le privé d’Evenson de se rendre compte, à mesure qu’il se défait de ses membres, qu’il est le dindon d’une farce macabre qui ne peut que très mal finir. Comme John Lennon il y a des années, on a envie de crier « You’d better run for your life if you can, little Kline, Hide your head in the sand little Kline » mais Kline ne court pas: il découpe, il flingue et il crame.

« La confrérie des mutilés », tel que publiée en français par le Lot 49, est une œuvre bien différente de celle présentée aux Etats-Unis en 2003 : lui est ajoutée deux parties. On se dit que « The brotherhood of mutilation », v.1 a dû être perçu comme un exercice de style, un petit délire d’Evenson dans le monde du polar, version sanglante, frappée et millénariste d’un Chandler. Dans un sens, cette impression n’est pas démentie par les membres retrouvés du texte pour cette édition. On est toujours dans le délire. Mais il y a plus : c’est dans ces nouvelles pages que le livre se fait vraiment evensonien et qu’on retrouve ses préoccupations religieuses d’une manière plus profonde que juste comme toile de fond d’une amusante digression gore. En fait, la construction est inverse à celle de « The open curtain » : on y avait les parties les plus fortes en apports théoriques – schizophrénie, religion et rites – au début pour finir dans le pur thriller alors qu’ici, c’est le contraire, puisqu’on ne se rend compte que petit à petit de la véritable dimension eschatologique du projet des mutilés.

Chaque fois que je lis Evenson, je suis séduit par son habileté à mêlé drôlerie (pour peu que le fait de lire en se demandant pourquoi le schisme s’est placé sous l’égide de l’apôtre Paul avant de réaliser que le nom vient du manchot des Wittgenstein soit propre à vous faire rire, bien sûr) et horreur, à utiliser les ressorts du genre pour composer une œuvre littérairement et philosophiquement ambitieuse. C’est un auteur à même de séduire un public varié pour autant qu’il soit intelligent : que le lecteur de polar ne laisse pas son enthousiasme se faire plomber par les thèmes profonds, que le lecteur dit sérieux ne s’arrête pas à l’habillage polar. C’est quand même le moins que l’on puisse demander.

Brian Evenson, La Confrérie des mutilés, Lot 49, 17€

Dans une note récente, Juan Asensio, reprochait à un texte de Bartleby sur « Inversion » de faire trop de place à l’analyse de la schizophrénie par Deleuze, appauvrissant ainsi le roman. C’est sans doute vrai qu’une telle analyse limite la portée d’ « Inversion », mais il me semble qu’il faudrait se souvenir que Bartleby s’intéresse à l’atopia, ce qui restreint inévitablement non seulement le champ des livres dont il va parler mais aussi focalise ses interventions sur certains aspects au détriment d’autres. Est-ce pour autant un appauvrissement ? Point du tout : il est, dans ce domaine là, plus riche que n’importe qui et il est, à mon sens, de la responsabilité du lecteur de ne pas attendre ce qu’on ne lui a pas promis. Ceci mis à part, j’ai été surpris, dans le texte de Juan, de lire qu’Evenson n’était pas un véritable romancier. Il en donne quelques explications, mais elles me semblent étrangement appauvrir autant le roman qu’il reprochait à Bartleby de le faire. Je suis aussi en assez grand désaccord avec lui sur la troisième partie du roman, guère convaincante selon Juan, admirablement construite à mon sens – et précisément preuve qu’on a là un romancier doué plutôt qu’un thésard mâtinant ses réflexions de fiction.

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J'ai failli lire le Goncourt

J’y croyais dur comme fer, j’allais, pour la première fois depuis celui de 1975, avoir lu un Goncourt, c’était certain. Et j’allais pouvoir en dire tout le mal que j’en pensais. Et puis voilà que quelques jours avant on se décide à lui donner le Médicis, annihilant ainsi presque complètement ses chances d’obtenir l’autre. C’était d’autant plus ennuyant que, pour des raisons peu claires, j’ai plus envie de dire du mal d’un Goncourt que d’un Médicis. Toujours été comme ça. Mais on doit faire avec ce qu’on a, je suis contraint de me rendre à l’évidence : j’ai failli lire le Goncourt – parce que je me suis convaincu que s’il n’avait pas eu le Médicis, il aurait eu le Goncourt.

 Des amis avec lesquels je fréquente un club supposé de bon goût m’avait dit que le livre était très bon, ambitieux et correctement écrit même si très classique. Un vrai bon roman voir même un très grand livre, réjouissant d’ampleur et d’intention. Evidement, quand je l’ai lu je me suis rué vers les salons privés dudit club pour remercier mes soi-disant amis de m’avoir fait perdre des heures précieuses de ma vie. Interloqués par la virulence du déferlement faustien, ils m’accueillirent par des questions (« je ne t’avais pas dit que c’était foireux ? ») ou des marche-arrières (« C’est un grand gâchis ») qui évidemment n’on rien fait pour les 26.30€ investis (1.80 plus cher en Belgique qu’en France !) dans un lest de 800 pages de papier m’ayant filé une bonne crampe au poignet. C’est pour ça que je me console en me disant que j’ai failli lire le Goncourt.

Est-ce que « Là où les tigres sont chez eux » est vraiment un mauvais livre ou est-ce juste un livre qui ne remplit pas ses promesses ? Les deux branches de l’alternative ont du mérite. Mon ami Bartleby argumente plutôt bien en faveur de la seconde – et je vous conseille de lire son papier, qui en dira plus sur le livre dans son ensemble que le mien ; je ne le trouve pas assez sévère et je penche sans hésitation pour la première : le livre de Jean-Marie Blas de Roblès est mauvais. Parce que très souvent mal écrit – et nulle part aussi mal que dans les dialogues, d’une pauvreté, d’une raideur, d’une artificialité affligeante. Parce que rempli d’histoires parasites – ce n’est pas qu’il y a trop d’histoire (il n’y en a jamais assez pour moi) mais bien qu’elles sont inégales malgré qu’on leur octroie à toutes le même espace, qu’elles ne sont pas habitées de la même passion, du même sentiment de nécessité, qu’elles sont trop souvent génériques. Parce que foire aux clichés – trop de scènes convenues, de fascination pour la pureté des civilisations anciennes, de dégout bidon pour la civilisation marchande et de dénonciations hystériques des politiciens corrompus.

Entrer dans « Là où les tigres sont chez eux » m’aura rappeler ma rencontre avec l’ancien beau d’une amie qui, barbe de quelques jours, veste d’explorateur-grimpeur, nous conta son voyage récent dans le bush et toutes ses entreprises essentielles, tu vois, vraiment authentiques, ses rencontres, ce qu’il avait fait, vu et dit, affectant une modestie qui cachait mal la moue satisfaite du pékin se servant de l’arme de séduction qu’il s’était choisie. Il était pour nous évident que son dernier vrai voyage était dans un bar à la mode d’Uccle où, comble de l’exotisme, il avait rencontré une bulgare travaillant à la commission européenne. C’est là la mesure de l’échec du livre : Blas de Roblès a sans aucun doute une expérience du terrain et une connaissance du monde incomparable mais son livre me replonge dans le souvenir d’un dragueur de petites bourgeoises.

Il y a pourtant au centre du livre une figure énorme qui aurait vraiment dû faire de ce livre une expérience littéraire de grande ampleur : Athanase Kircher, « génie baroque » dont une sensationnelle biographie inédite se retrouve dans les mains, pour édition, du personnage principal, l’insupportable Eléazard. On frémit de penser à ce qu’aurait fait de pareille vie un Norfolk, un Senges ou un Pynchon. C’est ici qu’on passe les meilleurs moments – et c’est aussi ici que le livre est le mieux écrit – mais c’est aussi ici qu’on touche du doigt ce qui aurait pu être et ne sera jamais.

Contrairement à ce qui a été dit ailleurs, « Là où les tigres sont chez eux » est un livre qui ne fait que semblant de prendre des risques. Structure et ressort certes (potentiellement) ambitieux, mais écriture classique (et plate !), traitement banal, développements convenus font de l’entreprise un échec peut-être pas complet mais non dépourvu de moments minables. Certains de mes camarades m’ont dit que, même si le livre décevait, il permettait au moins de récompenser Zulma. Attitude étrange : si Zulma n’a pas d’autres livres plus méritant – et ils en ont !!—alors que penser de leur travail ?

Jean-Marie Blas de Roblès, Là où les tigres sont chez eux, Zulma, 24.50€

PS : je me demande si l’insupportable Eléazard n’est pas la plus belle réussite du roman : bien que son nom soit tout à fait atypique, on retrouve en ce personnage toutes les qualités et attitudes qui ont rendu célèbres les français de par le monde (et notamment leur extraordinaire capacité à s’indigner pour tout, pour rien tant que ce n’est pas à la maison – la poutre, la paille et la patrie des droits de l’Homme) et fait d’eux à la fois le peuple le plus admiré et le plus détesté de par le monde. Mais je résisterai à la tentation de vraiment applaudir cette création car j’ai bien l’impression qu’il s’agit d’un autre cliché – les membres de mon club sont tous franchouilles et valent bien mieux que ça (rires).

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Ágape se paga

La maison d'édition Sexto Piso a décidé de publier l'ensemble de l'oeuvre de William Gaddis en espagnol. Grande idée, on espère qu'un éditeur français se souviendra qu'il faut rééditer "JR"...



Le premier volume est une traduction de "Agape agape", préfacée par Rodrigo Fresán. La traduction du titre me surprend: "Ágape se paga"... Etrange. Ceci dit, Mercedes Monmany, dans un article intitulé Bernhard en América chante les louanges du traducteur.

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