A la fin, la fin
J’ai commencé ma ballade dans la lande de l’esprit schmidtien par « Le cœur de pierre » et le coup reçu fut rude. Il y avait longtemps que je n’avais rien lu d’aussi déstabilisant et je me rends compte maintenant qu’il y avait des portes d’entrée peut-être moins représentatives mais sans doute plus stables pour le non-initié. « Léviathan », son premier livre, est probablement de celles-là. Après avoir essayé en vain de vendre son logarithme, Schmidt parvint à refiler le manuscrit de ses trois récits à un éditeur. Ainsi se mit à voguer la galère. Et donc certains seraient tentés de se demander « que ce serait-il passé si c’était le contraire », ce qui est absurde puisqu’on a plutôt l’impression que logarithme et paragraphe schmidtien c’est deux faces de la même chose et on aurait envie de croire que le dit logarithme, hein, à première vue, étourdisse complètement le mathématicien, et que comme ça, le littéreux comprenne le plaisir du matheux et vice-versa. Mais ne prétendons pas que l’écriture de Schmidt c’est de maths en mots, ce serait une connerie et ce n’est pas ça qu’on essaye de dire. Rideau. Léviathan.
Hobbes. Grand génie du mal, Hobbes ! Gouvernement central fort, Hobbes ! Aime pas ça, Schmidt ! Faut dire que, comme pas mal d’Allemands, il en est revenu du fort. Il veut qu’on le laisse tranquille, Schmidt ! Et son « Léviathan » le dit, ça !
Premier livre donc, 1949. Gadir, Léviathan, Enthymésis. Trois hommes aux prises avec le monstre, d’une façon ou d’une autre. Schmidt a retrouvé pour vous, pour nous, les journaux de ces trois malheureux. Pythéas de Massilia est détenu par les Carthaginois comme un vulgaire espion grec. Malgré son âge canonique, il ne fait que rêver de s’évader. Que rêver. A la fin, la fin. Un officier allemand, une jeune femme. Début de débâcle, dans un train pour fuir, avec un vieux, un gosse d’autres soldats. Un train doté d’une « arrache-traverse », aucune perspective de retour : la voie se défait derrière eux à mesure qu’ils avancent. Aucune perspective de retour. Et les avions star-spangled et unionjacked virevoltent, bourdonnent, tabularasent. A la fin, la fin. Philostratos arpente le globe pour en donner la mesure. Il est convaincu que le dit globe n’est en fait guère plus qu’un disque. Guère plus qu’un disque. Avec ces co-expéditeurs, il se dispute et part seul. Sans manger, sans boire. A la recherche du bout du disque. Et il s’envole, oiseau. A la fin, la fin.
On dit que puisque Schmidt nous raconte ses histoires à travers les fragments de journaux retrouvés des trois hommes, « Léviathan » est le « témoignage d’une irréductible victoire de l’imagination ». Diablement romantique tout ça. Nous, ce qu’on voit, c’est à la fin, la fin. Diablement déprimant tout ça. Le salut ne vient pas de l’hypothétique triomphe des traces écrites sur les carcasses chaque jour plus proches de la poussière, non, mais vraiment du génie de Schmidt. En 1949, son écriture sort à peine des cases, elle commence à se tortiller pour se libérer mais ne l’est pas encore (libérée), ce qui n’empêche pas de sentir qu’aux récits empreints du désir de ne plus être prisonnier de l’Etat, de la guerre, du temps ou de la société, réponds une soif insatiable de libérer aussi la façon de jeter langue l’encre sur le papier. Ce n’est pas la folie, ce n’est pas la poésie, ce n’est pas la colère, ce n’est pas la liberté, ce n’est même pas la lande, c’est Arno Schmidt qui commence à creuser son sillon de ce qui deviendra terre fertile d’où s’élèvera l’une des œuvres essentielles du siècle passé. Le savait-il ? Je n’ai en tout cas pas l’impression que nous le savons.
Arno Schmidt, Léviathan, Christian Bourgois, 13,72€
Germanophonia!
En janvier dernier, j’avais annoncé mon intention de lire plus de littérature hispanophone et germanophone. Pour la première catégorie, je pense que vous vous être rendus compte que j’avais tenu parole. Pour la seconde, beaucoup moins – et pourtant j’en ai lu quelques uns…
On entend souvent dire « je n’aime pas la littérature française », « le roman anglais, c’est plus trop ça » ou « j’aime beaucoup les écrivains japonais », comme si il y avait des caractéristiques nationales, culturelles et linguistiques qui déterminent d’une certaine façon les lettres. C’est une proposition qui ne rencontrera pas beaucoup de succès, et pourtant je pense qu’il y a là une certaine dose de vérité. Bien sûr, s’il y a influence d’une « identité nationale », elle n’est pas du type qui se construit lamentablement et anti-historiquement dans des ministères prévus à cet effet, ni n’est tellement puissante qu’elle empêche les ressemblances entres écrivains de pays différents, mettant les « nationaux » dans la même marmite lettrée. Elle ressemble sans doute plutôt à la petite touche d’épice, discrète mais essentielle à l’équilibre de la préparation. Bref : tout ça pour dire que si je n’ai pas beaucoup évoqué mes lectures germanophones, ce n’est pas parce que je ne trouve pas ça bon mais bien parce que j’ai l’impression que quelque chose m’échappe, d’entrer dans un domaine qui m’est plus étranger que ceux de Mishima ou Kawabata. Je suis tout simplement dans l’incapacité de vraiment en parler : je n’ai pas, dans mon vocabulaire, les mots justes et les structures satisfaisantes pour rendre quelque justice à ces écrivains.
J’ai lu il y a quelques semaines « Le cœur de pierre » d'Arno Schmidt. Que dire si ce n’est qu’il s’agit d’un livre saisissant et secouant, novateur aussi bien formellement que thématiquement ? Publié en 1956, ça fleure les printemps d’une dizaine d’années plus tard dans le ton, dans le sexe, moins dans l’illusion politique : Schmidt est déjà désabusé à l’époque où certains s’apprêtent seulement à plonger dans l’idéologie mortifère. Je remercie odot qui m’a poussé à lire ce livre et regrette en même temps de ne pas pouvoir en dire plus : je me sens accroché, forcé de suivre, intéressé peut-être, intrigué sûrement, convaincu de l’originalité sans doute, mais pour le moment aliéné de cette œuvre. On remettra le couvert prochainement, histoire de casser le code ( ?).
Un auteur qui me semble plus apprivoisable par moi est Thomas Bernhard, peut-être parce que Gaddis l’adorait et qu’on retrouve dans « Corrections » une logorrhée et des idées rappelant celles de « Agape Agape ». Tout comme pour Schmidt, on se rend compte immédiatement qu’il s’agit d’un écrivain absolument unique, à l’écriture particulière et à la pensée radicalement personnelle. Tout est étrange dans ce roman : la personnalité de ce Roithamer-Wittgenstein comme celle de son « exécuteur –testamentaire » de narrateur, la vie de la campagne autrichienne dont nous ne connaissons rien mais dont nous pouvons pressentir que Bernhard l’a pervertie, et surtout ces phrases longues comme des chapitres remuant le côté obscur de la famille, de la politique, de l’héritage et des origines. Et si cette étrangeté m’est plus familière que celle de Schmidt, elle me reste bizarrement nettement plus difficile d’accès que celle de Gaddis ou de Gass. Tout ça me laisse perplexe, c’est pourquoi je me dis que c’est quelque chose de particulier aux germanophones qui m’échappe.
A la lecture des « Corrections », j’ai beaucoup pensé à un des proverbes de l’enfer de William Blake : « if the fool would persist in his folly he would become wise ». C’est certainement vrai en ce qui concerne Roithamer. Je me sens moi-même un peu idiot et dépassé lorsque j’éprouve le côté insaisissable de ces deux auteurs fascinants, je compte bien persévérer, lire plus afin, je le souhaite, d’atteindre la sagesse…
Thomas Bernhard, Corrections, Gallimard, 21€
Arno Schmidt, Le cœur de pierre, Tristram, 22€