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Modernist Lad Lit

On le disait déjà la première fois qu’on a évoqué B.S. Johnson ici même et bien d’autres l’ont dit avant : rien de ce qu’il fait n’est foncièrement neuf. Il est, en quelque sorte, un moderniste de la dernière heure, un homme qui revient à des techniques développées par d’autres. De Tristram à Beckett, l’éventail est complet. Si on suit John Lanchester, il considérait que le roman était une forme épuisée, et pourtant il ne cessait d’en écrire. Sans réinventer la forme, il se réinventait lui. Comme si ce qui l’intéressait c’était, plutôt qu’être nouveau, être foncièrement honnête. Les métamorphoses du private Johnson forment, du coup, dans la perpétuelle guerre que l’écrivain livre à la fois au réel et à son écriture, parmi les plus belles pages.

Quidam, en ce début d’année, publie une traduction du second roman de notre working class anti-hero littéraire. « Albert Angelo », le fameux livre troué – fenêtre deux pages en avant comme il le dit lui-même ou oblitération de ce qu’il y avait avant le trou ? C’est l’histoire d’Albert Albert qui, alors qu’il approche la trentaine, ne peut vivre de sa formation d’architecte et est contraint de se rabattre sur des postes temporaires de professeur de gamins difficiles dans des écoles de sales quartiers. La vie pouvant toujours être pire, il ne cesse de retourner dans sa tête et ses tripes la fin de la relation avec l’amour de sa vie et ses seuls moments de bonheur consistent à faire un tour dans la caisse de son seul ami, pareillement trahi par l’amour, dans une recherche obsessive des beautés architecturales londonienne qui finit toujours soit au restaurant grec ou dans des délires de petits voyous. Chez B.S. Johnson, la vie n’est jamais drôle.

C’est aussi l’histoire d’Albert Albert narrée de façon multiple. Il parle pour lui-même, sur un mode prétentieux où il s’auto-trompe, en quelque sorte. On parle de lui, que on soit le narrateur ou ses élèves (et les extraits de rédac’ où ses pupilles lui refont le portrait sont d’une cruauté à se pisser dessus). On dialogue comme au théâtre, on fait des vers, on met en page dans un dynamique verticale à gauche les cours dispensés, à droite les pensées du dispensateur ou bien à gauche les activités peu académiques d’ados aux hormones explosives et à droite les écarts d’esprit du grand esprit Albert, on expose, on développe et on désintègre. Regard d’une cruauté assez sidérante, écrivain à l’humour désenchanté, texte étrangement hilarant. Chez B.S. Johnson, la vie est toujours désopilante.

Pas tout à fait neuf en 1964, qu’en dire en 2009 ? L’un des thèmes les plus évidents (et pourtant certainement pas le plus important) de « Albert Angelo » est celui du gâchis du système éducatif et de la difficulté d’enseigner dans les écoles au public, pour employer un euphémisme bien d’aujourd’hui, défavorisé. Amusant que ce livre sorte donc à quelques semaines d’une cérémonie des Oscars où le prix du meilleur film étranger pourrait revenir à l’adaptation d’un livre de François Bégaudeau se déroulant dans un lycée de « zone sensible ». Pas d’autre point commun entre les deux projets, si ce n’est un constat d’échec d’un système qui n’a jamais vraiment fonctionné quoiqu’il en soit. Gageons que Bégaudeau classerait tout de même Johnson parmi les réactionnaires que son livre, d’une certaine façon, visait à contrecarrer : Albert Albert n’aime pas ses élèves, Albert Albert ne pense rien d’eux, Albert Albert n’en sauvera pas un. B.S. Johnson, issu d’une famille ouvrière, labour convaincu, avait surtout compté sur lui-même pour son éducation.

« Le jeu de Chelsea se détériore sérieusement, passant tour à tour de la médiocrité la plus épouvantable à une adresse frisant la perfection. Les supporters de Chelsea sont des hommes (…) qui ont besoin de ressentir une gamme d’émotions violentes et contrastées en moins de quatre-vingt-dix minutes. (…) Peu importe l’entraîneur ou les joueurs, la tradition demeure, se perpétue. »



Qui suit le football anglais aura compris que l’extrait qui précède est dépassé. Croulant sous l’argent des deals TV ou de milliardaires en quête de jouets exclusifs, le paysage footballistique a radicalement changé. Dans la seconde moitié des années ’90, à l’époque où on recommençait timidement à lire Johnson en Grande-Bretagne, une série d’auteurs qui mettaient en avant la bière (on boit beaucoup de bière dans « Albert Angelo »), le sexe (on en parle beaucoup dans « Albert Angelo »), la violence hooligan (on se contente de faire le voyou, dans « Albert Angelo ») eurent une succès certain. La majorité de leurs récits se déroulaient dans les années ’80, soit précisément les dernières années de cette tradition évoquée par B.S. Johnson. Bien entendu, les lecteurs de ces livres ne lurent pas son livre, la coïncidence n’étant que temporelle : ni glorification, ni complaisance chez lui, juste un regard acéré, un souci formel et un rire un brin cruel. Si John King était le pro de la lad lit il y a dix ans, mettant en avant, comme marque positive, la stupidité d’une masse aux testostérones par trop en avant, Johnson, en parlant d’une foule satisfaite de son insatisfaction, donnait dans la lad lit désespérée.

Et donc, même quand on le remet au goût du jour, B.S. Johnson n’est jamais à jour. Never up to date, always out of date. Et pourquoi se soucier de nouveauté ? Les livres de ce moderniste prolo, et peut-être tout particulièrement « Albert Angelo », fonctionnent comme des antidotes au temps littéraire et moral. Mais tout ceci nous entraîne finalement assez loin de ce qui fait la force du livre et de ce qui nous met sur la piste de l’énigme Johnson. Sur 170 pages, on a l’impression d’être dans un roman vintage Johnson mais pas tout à fait aussi bon qu’on sait que Johnson peut l’être. On a aussi l’impression que Albert Albert est Johnson, en version architecte moderniste frustré plutôt qu’en écrivain moderniste frustré. Et tout ça est un peu… frustrant, bien que admirablement foutu et extrêmement amusant. Et voilà donc la page 171. Et voilà donc neuf pages de désintégration où l’écrivain confesse ses ambitions ratées, l’échec de son projet présent, l’ampleur de son projet futur. Confession plutôt déchirante, orchestrée avec un talent qui fait oublier quelques unes des (rares) faiblesses qui précédent et qui font, une fois de plus, admirer un écrivain qu’on découvre à chaque lecture. C’est ici donc qu’on trouve aussi une clé, c’est ici qu’il nous dit, dans ce grand déballage, non seulement, comme on nous rappelle toujours qu’il l’a dit, que raconter des histoires, c’est raconter des mensonges mais aussi, et peut-être surtout, comme on nous le rappelle moins, que l’écriture c’est la vérité. Et c’est là qu’on se rend compte que si Johnson reprend, au cours de son œuvre, tant de procédés déjà développés ailleurs, s’il refait ce qui a été fait, c’est pour, à travers ses exercices d’écriture, trouver la vérité. Et c’est finalement là qu’on se rend compte que le jeu de saute-mouton qu’il mène avec les formes aura voulu dire que cette vérité, il ne l’a jamais trouvée, que ce soit d’un point de vue littéraire ou dans sa vie privée. C’est ainsi décidé : dans ces neuf pages de 1964, il expose ce qui provoquera le funeste 13 novembre 1973.

B.S. Johnson, Albert Angelo, Quidam, 20€

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Mal être en mer

Dans « Nocturne de Chili », le père Lacroix profite d’une forte poussée de fièvre pour faire le bilan de sa vie. Dans « Correction », le narrateur s’intoxique à la lecture des papiers de Roithamer. En 1963, B.S. Johnson procède différemment mais ça se ressemble. Il s’embarque sur un bateau de pêche en partance vers la mer de Barents afin de rassembler ses souvenirs. Il ne s’agit pas de travailler, de sortir le poisson, de vider les filets, de les nettoyer. Il ne s’agit pas non plus de s’éloigner du quotidien pour penser plus tranquillement à son passée. Non, il s’agit de se rendre malade. L’air de la mer ne réussit pas à Johnson. L’odeur du poisson qu’on éviscère, sans doute pas plus. Que dire de la tambouille ? Et la bière du commandant, sur son estomac ? Gageons qu’il le savait avant d’embarquer. Le mal favorise un délire presque fiévreux, cette presque fièvre s’approchant de la folie. Elle lui permet de se raconter dans un délire de 202 pages, interrompu que de temps à autres par quelques anecdotes de sa vie de touriste, à bord parmi les travailleurs. Chaque Johnson semble avoir sa forme propre, ce qui explique à la fois son importance et son peu de succès public. Ici, une sorte de logorrhée, histoire de cracher sa bile. Pas de grands récits, d’auto-mythologie. Johnson ne s’aime pas ou ne sait pas vivre avec lui-même et ça se lit. L’enfance évacuée pendant le blitz, les années de souffrance scolaire. Dépression. Et quand il s’agit de vivre, adulte ? Baises minables, bibines soutenues, absence d’intimité, sans prétention de grandeur sociale. Dans son délire, c’est ainsi que Johnson est. Et probablement l’était-il vraiment. Le seul moment de lumière, de véritable lumière – parce que le rire froid comme la mort entraîné par l’auto-dérision de Johnson compte sans doute comme répit mais certainement pas comme lumière – le seul et véritable moment de lumière vient dans ces quelques lignes où Johnson swingue avec le jazz. Mais même à ce moment-là on a du mal à vraiment penser qu’il y a là un espoir de rémission : on sait que si le swinging London swingue, ce n’est pas en swinguant jazz, même petit blanc. L’heure est déjà à autre chose et on sait qu’en 1973, Johnson tire sa révérence. Mais là, il est toujours bien là, dans ces pages là. On n’a pas droit à 27 cartes à battre, à un système comptable ou à un texte plus troué qu’un fromage suisse. Pour se raconter, il n’a besoin que de sa mémoire qui balbutie, se désordonne. Il s’interpelle, se reproche ses désordres, ses sauts d’une époque à l’autre, ses erreurs, ses confusions. « Chalut », puisqu’il faudra bien donner un nom à ce machin à un moment donné, sonne comme un enregistrement des confessions d’un mauvais orateur, malade ou saoul, qui, par la grâce du transfert à l’écrit prouve une nouvelle fois que ces hésitations sont celles d’un écrivant de première bourre. Tout cela serait presque d’un bernhardien substituant la haine du pays pour la haine de soi. Ou un truc du genre. Bonheur de l’impudeur. Enfin bref. Tout ça pour dire qu’à chaque Johnson, c’est un nouveau Johnson vraiment nouveau et vraiment Johnson et que 35 ans après son suicide chaque découverte est une belle découverte. Que dire d’autre ? Que demander de plus ?

B.S. Johnson, Chalut, Quidam, 18€

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Éléphant fougueux

Il aura fallu attendre que Jonathan Coe lui dédie une biographie pour que l’œuvre de B.S. Johnson soit relue chez lui, en Grande-Bretagne. Peut-être faudra-t-il attendre que ce Coe là soit traduit pour qu’il en soit de même en francophonie, où l’on a un peu l’impression que le travail de Quidam passe inaperçu. C’est déjà malheureux pour l’éditeur lui-même, ça l’est encore plus pour le lecteur qui se prive ainsi d’un auteur de première catégorie.

La vie de Johnson fut courte : né en 1933, mort de ses propres mains – le manque de succès – en 1973. Entre temps, sept romans invendables car trop personnels et expérimentaux – ce mot n’est peut-être pas juste puisque nombre des techniques déployées par Johnson avaient déjà été tentées par d’autres sans avoir été acceptées par le public, enfin bref c’est fort tristramien -, des recueils de poésie et quatre films. John Lanchester dit que Johnson aura été un de ses rares auteurs à penser que le roman était une forme épuisée tout en y consacrant toutes ses forces créatrices. Il a peut-être raison, il a peut-être tort, quoiqu’il en soit des motivations de Johnson il restera juste la vérité suivante : il aura, pour son plus grand malheur, tout essayé, presque tout réussi et rien vendu. Il s’en fout sans doute, mais il nous est toujours possible de lui rendre un tant soit peu justice. Pour ça, il faut le lire.

Et justement, j’ai récemment lu deux de ses romans. « Christie Malry règle ses comptes » est le dernier roman paru du vivant de Johnson. On dit que c’est son plus accessible, il en a été tiré un film il y a huit ans, c’est sans doute le plus lu. Ce n’est pas le meilleur. Christie est un homme simple dont le but dans la vie est d’être proche de l’argent. Après une expérience ratée dans une banque, il devient comptable, découvrant au passage le système en partie double qui sera l’élément central de sa vie. Il s’attachera, dans une escalade absurde, à toujours se trouver un crédit pour chaque débit qu’on lui cause, inventant pour chaque offense une réparation bien souvent grotesque et perverse. Tout ça est très marrant, et les apartés autoriels, s’ils sont un peu gros de temps en temps, font montre d’une intelligence et d’un humour noir assez redoutable. Pourtant le livre ne marche pas vraiment. C’est dû à mon sens à une erreur dans l’analogie qui fonde la structure du roman : elle est fausse et déséquilibre l’ensemble. Johnson, socialiste convaincu, considère à juste titre que la comptabilité en partie double est l’un des outils ayant permis le développement du système bancaire et l’utilise comme métaphore stricte du capitalisme qui serait un système où aux gains d’un individu correspondent inévitablement les pertes d’un autre. C’est une simplification fallacieuse qui transforme ce qui aurait pu être un roman diaboliquement intelligent en une hilarante farce un peu stérile, d’autant plus que l’inventivité formelle de Johnson n’y atteint pas les sommets précédents.

Et puis on lit « R.A.S. Infirmière chef » (titre français quand même pas bien beau de « House Mother Normal ») et on s’incline devant la grandeur du machin et de l’écrivain. L’histoire est assez simple : dans une maison de retraite, entre l’heure du dîner et le petit spectacle d’avant-coucher, le lecteur suit les pensées et réactions de huit vieillards sur lesquels veille une infirmière-chef autoritaire et passablement étrange – ses spectacles sont dérangeants : elle dégoute ces pensionnaires pour qu’ils ne se dégoutent pas eux-mêmes. Johnson aurait pu en faire une comédie de mœurs à l’échelle d’un mouroir, il s’en serait sans doute sorti très bien mais on n’aurait peut-être pas été tant secoué. Mettre en scène neuf personnages en leur donnant un temps de ‘parole’ équilibré sur une ‘action’ qui ne dure qu’une fraction de journée n’est pas chose aisée, mais Johnson a plus d’un tour dans son sac : il y parvient à travers une structure très rigoureuse. En fait, le livre se compose de neuf chapitres de vingt-et-une pages, un pour chaque protagoniste. Au cours de chacun des chapitres on se retrouve dans les dialogues ou, le plus souvent, dans la tête du vieillard ou de l’infirmière concerné. Comme chacun assiste aux mêmes évènements, le chapitre de l’un renvoie à celui de l’autre, non seulement d’un point de vue général mais aussi page par page et à la ligne près. La variété d’expériences est assurée par la diversité des personnalités présentes –femmes, hommes, cols bleus, cols blancs – mais surtout par leurs obsessions et caractéristiques personnelles ainsi que leur degré de sénilité, défini en tête de chaque chapitre.

C’est une sorte de portrait en agrégation de la vieillesse, qui, de par l’humour d’une noirceur parfois extrême – on se retrouve à rire aux éclats à la lecture des chapitres sur les deux pensionnaires à un stade ultime de sénilité-, pourrait simplement être cruel mais est, au bout du compte, tout simplement profondément humain et touchant. C’est un pari pas facile qu’a réussi B.S. Johnson avec « R.A.S. Infirmière chef » : on tente très souvent d’allier un développement formel poussé et rigoureux avec une histoire simplement humaine, mais seuls les plus grands y arrivent. Johnson en est : ce livre est exceptionnel.

B.S. Johnson, R.A.S. Infirmière chef, Quidam, 20€
B.S. Johnson, Christie Malry règle ses comptes, Quidam, 18€

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