Les démons de Lemprière

De Melville à James Flint, on a parfois l’impression qu’il n’y a que les anglo-saxons pour se lancer dans des aventures romanesques à caractère encyclopédique. Il est vrai que pour démentir cette théorie, le nom d’un Umberto Eco tombe toujours à point.

Eco, justement, est souvent mentionné lorsqu’il s’agit d’évoquer le travail du britannique Lawrence Norfolk. Le côté fabuliste, les jeux de langage, la culture classique, l’attrait pour la philosophie… A vrai dire, lorsque j’ai lu « Lemprière’s dictionary », c’est plutôt au Thomas Pynchon de « Mason & Dixon » que j’ai pensé –bien que ce dernier ne fut publié que six ans après le Norfolk.

Certains d’entre vous connaissent peut-être le vrai John Lemprière, l’auteur du « Bibliotheca classica », dictionnaire fameux et fumeux des figures mythologiques, publié en 1788. Ce travail de lexicographe sert de prétexte à Lawrence Norfolk pour nous offrir une aventure tout ce qu’il y a d’épique et d’érudite.

Suite à la mort de son père, le jeune Lemprière s’en va à Londres afin de régler la succession. Chez le notaire, il rencontre Septimus Praeceps, un homme qui prétend vouloir lui racheter un papier paternel pour le compte d’un noble local. Ce document s’avère être un étrange contrat entre un Lemprière de 1630 et l’ancêtre du noble. Désirant en apprendre plus, John se lance à la recherche d’informations –quitte à se faire mener par le bout du nez et à se retrouver dans un innommable bordel.

Mêlant histoire réelle et inventions de son cru, Norfolk place Lemprière au centre d’une conspiration puisant son origine dans la fondation de l’East India Company en 1600, puis de son rachat secret par des huguenots rochelais qui échapperont de peu au siège de leur ville trente ans plus tard. Le complot doit trouver sa fin dans le renversement du Roi de France le 14 juillet 1789. Notre pauvre John ne comprend pas grand-chose à ce qui se passe, d’autant plus qu’en pleine rédaction de son dictionnaire, il est témoin de plusieurs mises en scènes recréant les évènements qu’il décrit dans son ouvrage, à l’issue desquelles une personne trouve chaque fois la mort…

Le lecteur comprend ou plutôt devine mieux que Lemprière ce qui se passe, mais il n’en faudra pas moins attendre la dernière page pour tout à fait saisir l’intrigue dans toute sa subtilité. Malgré quelques lourdeurs et digressions inutiles, Norfolk maîtrise complètement sa narration et ne semble jamais dépassé par l’ampleur de sa tâche, et c’est tout à fait remarquable pour un écrivain qui n’avait que 28 ans à l’époque.

Pour en revenir à ma comparaison originelle avec « Mason & Dixon », « Lemprière’s dictionary » partage avec le dernier Pynchon la recréation fictive de la vie de personnages historiques, les complots plus ou moins religieux et la fascination pour les automates. Remplacez la cartographie par la lexicographie, et vous comprendrez que l’on se trouve dans des eaux assez similaires. La différence, c’est que Pynchon est un écrivain bien plus accompli, ce qui lui permet de multiplier les niveaux de lecture, et d’écrire un texte d’une richesse peu égalable. En fait, le roman de Norfolk est sans doute plus accessible, plus lisible. Il est donc idéal pour qui veut passer un bon moment, intellectuellement stimulant tout en restant passionnant de bout en bout : au contraire de « M&D », ce sont des ressorts de thriller qui sont ici mis en œuvre.

Lawrence Norfolk, Lemprière’s dictionary, Minerva, £8.99

 

1 commentaires:

  1. melodius said,

    Pour le roman à caractère encyclopédique, tu as raté la plus belle illustration de ta théorie; la trilogie baroque de Neal Stephenson, épuisante mais passionante...

    on 10:00 AM


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