Aural Delight - Hip Hop Orgy
Il y a cinq ans, j’ai écrit ma première chronique CD sur « Fantastic Damage » de El-P. Je pensais qu’elle avait été publiée, mais je ne la retrouve pas, ma mémoire doit donc me jouer des tours. C’était un papier rédigé dans un anglais assez amusant et rempli des clichés habituels d’une chronique hésitante. Il en ressortait, et c’est quand même bien là l’essentiel, que c’était un album énorme, le meilleur disque hip-hop de l’année. Je ne pense pas m’être trompé. Il aura fallu cinq ans à El-P pour nous fournir un véritable nouvel album solo. Et beh, mes amis, je suis de nouveau sur le cul.
Pour ceux qui ne sont pas familiers avec notre ami, un petit peu de contexte. Jaime Meline est El Producto est El-P. Né en 1975, il forme Company Flow en 1993. Ce groupe est à lui seul responsable de la renaissance et de la régénérescence d’un Hip Hop underground à New York. Leur album le plus connu, « Funcrusher Plus », est absolument monstrueux, une pièce essentielle de la musique urbaine des années ’90, une bulldozerisation des conventions, une révolution complète. Le groupe splitte en 2001 et El-P largue « Fantastic Damage » l’année suivante.
Les yeux me sont sortis des orbites, les cheveux ont commencés à tomber, j’ai bruni mon fond de culotte. Je ne savais pas qu’on pouvait faire du hip-hop aussi lourd et chaotique. Aucun beat n’était exactement en place, on avait l’impression d’être coincé par un taré qui avait trop ingurgité du Grooverider, Stockhausen, Kraftwerk, Philip K. Dick etc. Mixture complètement malade et carrément explosive lorsque mélangée avec le meilleur du hip-hop radical west coast.
« I’ll sleep when you’re dead » vient de sortir et, sans arriver aux hauteurs précédents, c’est quand même foutrement solide. Ca commençait plutôt mal : sur le boîtier, étiquette maudite « featuring appearances by Trent Reznor, The Mars Volta, Aesop Rock, Cage, Cat Power and more ». Bon, je sais, les invités, c’est une tradition bien rap, mais généralement, des rockers qui débarquent sur du hip-hop, ça déclenche une sirène d’alarme qui signifie « tous aux abris ». Heureusement, la vrai star, c’est El-P, et à part ses collègues rappeurs, les autres contributeurs se font plutôt discrets.
Musicalement, c’est quand même moins lourd, moins fracturé, moins « dansons la gigue sur un pied pour voir ce que ça donne » que « Fantastic Damage ». Ca reste fort sombre, mais l’accent est surtout mis sur les mélodies. Il est possible que le travail de Meline avec Matthew Shipp et William Parker sur « High Water » l’ait influencé dans ce sens. Plus de musique, moins de beat. Il reste toujours ce flow assez incroyable, mélange de sophistication et d’agressivité, rempli de mots à un point assez sidérant tout en restant compréhensible. En fait, c’est le miroir exact d’une musique extrêmement riche mais directe, où la complexité de l’architecture sonore ne se met jamais en travers du plaisir ressenti à l’écoute : au contraire, elle le magnifie.
Au moment où sort le livre de Joy Sorman sur NTM et qu’à sa suite on risque de voir une réévaluation positive de l’œuvre des coquins du 93, cet album tombe à point nommé pour nous rappeler que NTM, c’est du son de gros bourrins pour gros bourrins et petit bourgeois voulant s’encanailler, que le rap français vend énormément mais n’est franchement pas bon et que s’il y a dans le hip-hop des gens qui bouleversent la langue et la musique, on a toujours plus de chance de les trouver à Brooklyn qu’à Paris.