Asensio - Bonnargent - Monti, entretien 2
1Albert Thibaudet, Les trois critiques, in Réflexions sur la critique (Gallimard/NRF, 1939), pp. 125-136.
21 commentaires:
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D'une certaine façon, votre entretien pose la question du format. On ne se pose d'ailleurs jamais assez la question du format (il n'y a d'ailleurs pas de littérature sur le sujet...) Hors nous retombons là quelque peu dans certaines contre-allées que, ici-même, les uns comme les autres nous avons pu prendre ou pas.
S'agissant de critique, comment le goût peut-il devenir forme, prendre langue et adhérer à un format qui soit cette fenêtre par laquelle les lecteurs apercevront les oeuvres. Vos propositions sont toutes recevables, et par voie de conséquence aussitôt contestables. Néanmoins, le coin un peu "étrange" enfoncé par François me paraît personnellement très intéressant, en ce qu'il nous ramène à ce que Hannah Arendt appelle La Condition de l'homme moderne. Cher Bartleby, quand même ? Que serait-il advenu des oeuvres de Dos Passos ou Döblin sans les rotatives de la presse ? Aujourd'hui, Danielewski sans internet... Bref ! Nous sommes dans le brouillard, comme dirait Kundera. Nous y sommes tous et, bizarrement, c'est ce brouillard, cette zone grise qui nous relie tous comme des zones écartées d'un crâne de Gall.
Vous trois, comme d'autres, avez cet intérêt d'avancer dans le brouillard -de foncer parfois comme dans le cas Evenson (je le cite car je partage ici plutôt l'avis de Juan)-. S'agissant de la critique sur internet, le brouillard s'épaissit et notre mérite commun grandit. Commun, car il est bien vrai que le nivellement horizontal de l'internet (avec ou sans 2.0), fait de chaque lecteur un inventeur au sens archéologique du terme, qui le grandit à ces propres yeux en lui faisant croire qu'il est libre.
Aujourd'hui, les chercheurs en neurobiologie nous disent que l'on peut étudier les cerveaux in vivo, et non plus dans le formol comme naguère. Formol, format, forme... Il y a donc fort à faire Messieurs. Agissez, trompez-vous, trompez-nous ce n'est pas grave. A nous de de faire la part du chemin vers la fin de la nappe de brouillard. Du travail, des gestes et des oeuvres...
Cordialement,
A.G
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Zut, Bolano est un poète au départ. Franchement, un roman c'est juste la retranscription de ce que l'on SENT. Il y a quelque chose qui se passe. C'est magique. Que certains y soient insensibles en prouve la fragilité. Mr Asensio ne parle jamais de style. On dirait que les écrivains dont il parle n'écrivent pas. Un roman, c'est une machine. Si quelqu'un, un fou, voulait s'en donner la peine, il n'aurait aucun mal à écrire le roman préféré de Juan Asensio (thèmes : le Mal, Dieu, tout le baratin style : fin dix-neuvième car Mr Asensio est un en fait décadent).
C'est la dimension satirique du roman, à laquelle Mr Asensio ne s'intéresse visiblement pas. "Man is noble, splendid in ashes, pompous in his grave" écrit Sir Thomas Browne.
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Alain : il ne s'agit pas de dire que la technique n'a aucune importance ou qu'elle n'a absolument pas sa place dans un roman. Si j'avais dit cela, vous auriez pu remonter à Homère pour me contredire. Je dis simplement que je ne crois pas que la technique soit LE thème au centre de la réflexion littéraire.
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Dont acte Bartleby. Il n'empêche que l'avenir nous apportera sûrement de ces oeuvres hybrides, ou l'hypertextualité, le 3.0, le Kindle et autres doudous electroniques apporteront des "formats" aux pieds des écrivains. Le trou noir au centre des oeuvres (il n'est pas toujours au centre d'ailleurs, comme chez Perec ou Modiano, mais là c'est une autre histoire)ne variera pas. Evidemment, tout est déjà dans Homère, et tout Alexandre Dumas dans la Bible. Les noeuds, les obsessions sont toujours les mêmes. Dieu, l'amour, la guerre... C'est comme le buisson ardent : il "suis" toujours...
Salut & fraternité,
A.
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N'ayant moi-même jamais dit que la technique en tant que telle était LE thème, je ne sais pas de quoi on parle.
Quant à dire que le "trou noir" ne variera pas, je crois que c'est fameusement s'avancer. Pour que cette affirmation soit crédible, il faudrait encore ajouter que ce "trou noir" (Amour, Homme, Pourquoi je suis laid?) doit être compris comme un plus petit dénominateur commun. L'Amour, c'est vachement vague...
Et je ne me risquerais pas à dire que la mort en littérature est la même aujourd'hui que chez les grecs.
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Eh ! moi non plus je l'ai pas dit François ! Par contre, il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour dire que la littérature, comme tous les arts, a à voir avec la vie, c'est-à-dire avec la mort ! CQFD
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Tout à fait, Alain, tout à fait. Mais la mort n'est pas qu'une catégorie métaphysique. L'évoquer en littérature peut donc se faire autrement, ce que ne semblent pas accepter mes compagnons de discussion.
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"La science n’explique le monde que très grossièrement. C’est ce que tentent de dire les théories du chaos. "
Bart, tu dis n'importe quoi sur les théories du chaos. ;-)
C'est même presque l'inverse. Les théories du chaos sont des théories scientifiques, et non romantiques.
D'ailleurs, d'une certaine manière, ce genre de théorie poursuit le même but que la littérature telle que tu la conçois : rendre de la complexité au monde.
Comme beaucoup, tu confonds chaos et hasard. La théorie du chaos est déterministe, dans le sens où elle met en jeu des équations et des systèmes dont les règles de fonctionnement sont connues. Elles sont dites chaotiques (abus de language) car elles sont explosive, elles ruinent le système causal classique (une cause devenant singulière, à connaître avec une précision infinie pour que son effet puisse être connu.)
Selon ton discours, et hors d'une pensée positiviste bébête et démodée, on peut dire que la science telle qu'elle est envisagée aujourd'hui est bien de rendre au monde sa complexité : les nouvelles théories sont toujours plus "vraies" et toujours plus incompréhensibles, absconses, compliquées.
D'ailleurs, on pourrait transposer le jugement scientifique au jugement littéraire et réciproquement.
Nous avons une "masse" qui croient encore que Newton est encore valide et ceux qui sont un peu plus éclairés qui savent que les équations de Newton sont devenues fausses avec l'arrivée de théories plus complexes et plus vraies.
De même, il y en a toujours pour croire qu'il est encore pertinent d'écrire comme au XIXe, que les enjeux et vérités sont les mêmes.
Ainsi, peut-être pourrait-on voir les choses comme cela : un grand livre serait une oeuvre qui défriche un territoire inexploré, tout simplement.
C'est pour cela qu'il est si difficile de critiquer. Il faut une connaissance extrême des territoires déjà connus. Un critique doit être avant tout un géographe, capable de dire : cela a déjà été dit. C'est également pour cela qu'un critique (un vrai) ne peut pas trouver écho sur la masse des lecteurs "loisir", qui n'ont pas la même connaissance, pire : qui ne vous la reconnaissent pas. Personnellement, je vous la reconnaît, et c'est pour cela que je suis un lecteur régulier et attentif de vos articles.
Je suis d'accord avec la question de la dilution de l'autorité. Il devrait y avoir une reconnaissance de l'autorité de "savants" littéraires (tels que vous trois), comme on reconnaît celle de scientifiques experts dans tel ou tel domaine.
Ce qui est pernicieux, c'est ce nivellement, cette paresse intellectuelle et émotionnelle qui affirme en substance que n'importe quel livre en vaut un autre et que n'importe quelle critique en vaut une autre. Nous vivons dans un monde où bien peu de gens sont envieux de s'améliorer, de progresser, d'apprendre...
Un point intéressant également, le terme très souvent employé est "droit". Un tel a le droit d'aimer tel livre, un autre le droit de l'écrire. Comme si on prêtait au critique la faculté d'interdire ou d'autoriser la lecture ou même l'écriture d'un ouvrage. C'est à la fois absurde et significatif.
J'ai dû dire de grosses âneries dans ma réaction, je m'en excuse par avance. En tous cas, je vous remercie tous les trois pour la publication de cet entretien, passionnant.
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Oui, tu dis des âneries ! J'aime bien l'idée du cartographe, par contre.
En ce qui concerne les théories du chaos, je crois que tu as mal compris mon propos. Je ne confonds pas chaos et hasard. Evidemment que les théories du chaos sont des théories déterministes. Il me semble (mais là, je dis peut-être une connerie) qu'il n'y a de science que là où il y a déterminisme. Les théories du chaos disent quelque chose que les historiens disent depuis longtemps, à savoir que pour la production d'un événement, il y a une infinité de causes qui le déterminent. Le problème est que ces causes ne peuvent pas toutes être mises à jours. C'est pourquoi l'explication se contente toujours de la cause principale ou des causes principales. C'est plus clair, camarade ?
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Cette observation sur le "droit" est très juste, Manu. Je suis en train de traduire un interview avec un auteur espagnol, et lui, il parlait du concept de "dette". Ce sont des choses qui participent à la même logique: le "droit à" et "on me doit".
Bartleby, quand tu dis "il n'y a science que là où il y a déterminisme", faudrait quand même préciser. En tout état de cause (ah ah), la définition de ce qu'est le déterminisme n'est pas la même qu'il y a deux siècles. Dans le même entretien, le même espagnol qui est, en plus d'écrivain, est aussi scientifique disait que l'idée de causalité causait (ah ah bis) de grands problèmes. On est loin du bon vieux déterminisme des familles d'Holbach...
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Les scientifiques regrettent le cloisonnement de leur matière. S'ils ne sont pas capables de se décloisonner, demander à l'écrivain de rendre compte de la complexité des savoirs de son temps, de manière synthétique, parait tout autant difficile. Il faut demander aux scientifiques d'écrire des romans, car je doute que nos représentations soient bouleversées quand une théorie révolutionnaire est découverte. Alors peut-être, dans un tel objectif, faut-il se ranger selon l'avis qui veut que l'œuvre n'ait pas d'autre spécialité que celle de son auteur. Que ceux qui ont le pouvoir de cristalliser une époque sont ceux qui ont connaissance du dernier état de la science et qu'il faut parier sur la transposition technique en guise de changement du monde.
Si l'on distingue l'homme et l'œuvre, c'est bien parce qu'un intermédiaire est nécessaire afin de relier un avant et un après. On peut partir du principe que rien n'a changé, et en conclure que l'œuvre est entachée d'un néant, que l'on est relié au néant. L'idée selon laquelle l'immuable est grevé de la nouveauté. Si la nouveauté doit disparaître, la succession du temps est indifférente mais il me semble qu'elle n'est pas indifférente pour faire la preuve et rendre compte qu'un monde en a enterré un autre. Comment peut-il y avoir une succession dans l'immuable autrement ? C'est ce que je cherche comme cristallisation, non pour connaître ce qui n'est plus mais pour la preuve, non pour l'époque mais pour l'actualisation.
Partir du principe que l'on est jeté dans le changement perpétuel mais qu'il existe des époques qui cristallisent , peut-il se passer de l'hypothèse d'un arrière-monde immuable, monde dont on se retire en admettant l'incapacité de se maintenir selon une représentation n'annonçant jamais la nouveauté ? Existe-t-il un tel choix alors que ceux qui ont écrit l'ont fait précisément pour conserver un souvenir , découvrant alors qu'il leur enseigne non seulement le passé mais l'avenir ? Que cette tentative, quand elle échoue, les jette pile en face de leur monde. On peut s'en passer si l'on considère qu'il n'y a là qu'un changement de paradigme, de style : la technique n'est pas la preuve d'une spiritualité , mais d'un pouvoir rhétorique.
Écrire non ex nihilo, ce serait remédier à ce choix, à cette destinée qui voudrait imposer une nouvelle beauté cristalline déjà séparée de sa matrice ? c'est admettre qu'il ne s'agit pas d'une incapacité mais d'une ignorance, non d'un manque à tenir une tension constante mais d'une mauvaise structure scientifique que de vouloir partir de la nouveauté pour suggérer l'utilité de l'évocation d'autres mondes qui, eux, n'outrepasseront pas leur créateur. C'est aussi cantonner le monde immuable à n'être qu'un éternel arrière-monde ,redécouvert mais jamais acquis. Je pense qu'on se retire du monde immuable par incapacité, jusqu'à ce qu'on soit capable de rendre compte de ce qui fut perdu au moyen de l'écriture et d'admettre que le changement absolu n'est pas de ce monde.
Sympa qu'on puisse s'exprimer sur un tel sujet !!!
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"Les théories du chaos disent quelque chose que les historiens disent depuis longtemps, à savoir que pour la production d'un événement, il y a une infinité de causes qui le déterminent. Le problème est que ces causes ne peuvent pas toutes être mises à jours. C'est pourquoi l'explication se contente toujours de la cause principale ou des causes principales. C'est plus clair, camarade ?"
Oui, c'est clair, mais c'est faux.
L'idée même de causes principales est foireuse, puisqu'une condition mineure peut avoir des conséquences énorme dans les systèmes "chaotiques". Tu prends le problème à l'envers. Le problème n'est pas l'infinité de causes pour produire un effet. C'est le fait que deux "causes" autant que possible identiques produisent des effets radicalement différents.
Certes la vieille définition du déterminisme comme lien de cause à effet s'est périmée en même temps que l'apparitions de modèles non linéaires pour définir les lois physiques.
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Mais je n'ai jamais dit, Manu, que la cause principale était la plus "grosse" ! La cause principale est celle qui est apparemment la plus déterminante. Quant à ce que tu rajoutes, cela n'exclut pas ce que je dis. C'est un autre aspect du problème, aspect tout aussi juste d'ailleurs.
Merci Hélène ne nous faire partager votre réflexion.
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"Mais je n'ai jamais dit, Manu, que la cause principale était la plus "grosse" ! La cause principale est celle qui est apparemment la plus déterminante."
C'est bien là le problème... Impossible de savoir.
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@ vous.
Le progrès est une notion à interroger plus qu’à conspuer. Ses limites éthiques ? Je me demande ce que The Economist (partie III de l'entretient) peut en dire? -Vous me direz : c’est normal, vous n’avez pas lu l’article et je vous répondrai : qu’importe !
Qu’importe par ce que le plus souvent le scientifique (ou l’économiste) parlant d’éthique devient un hypocrite. « Cela pose un problème moral mais… combien de cancers, de maladies orphelines etc, vaincues –ou pas… mais on progresse… »
L’éthique, une éthique, une morale en tant qu’une philosophie, un système de représentation, une utopie politique, c’est le cadet des soucis d’un article de journal, d’une conférence d’Axel Kahn, ou d’un « projet d’avenir » de partisan politique.
Tout comme Desproges épinglait Sakharov, je dirai que les scientifiques se moquent royalement des aboutissants militaires donc, avec Desproges et la bombe H de S et/ou sociologiques, disons sociétales, que mettent en branle leur interrogation et leur dissection du Monde. Ce n’est ni la question qui les anime ni leur domaine de compétences. Pas plus que celui ou celle d’un journal économiste à l’heure triomphale du marché. Hypocrites. Journalistes plus que tout autre, économistes souvent, scientifiques toujours ou presque, (instituts de sondages pour faire dans le masque total, vide en dessous), pourquoi donc convoquer leurs descriptions d’un lieu qu’ils n’occupent pas ? Les sciences humaines, la philosophie, la littérature répondent plus sûrement à la question éthique.
Hélène, votre post chez F. M., bien sûr qu’une découverte scientifique révélée bouleverse les représentations : Copernic, Bruno et Galilée, Darwin, et Freud enfin qui nomme ces blessures narcissiques de l’humanité accrochée à son anthropomorphisme. A part ça je crois que nous partageons la même intuition.
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Sacater,
sauf que Galilée, Copernic, Bruno étaient des scientifiques, alors pourquoi votre premier paragraphe est-il si pessimiste ? Pour le coup c'étaient leurs théories uniquement qui étaient dangereuses (destruction massive de moult spéculations transmises et accumulées sur plusieurs siècles : ça fait mal aux gencives, ça quand même! ).Bref, pire que des barbares, non ? Et puis, ils étaient moins hypocrites et plus honnêtes intellectuellement dans leurs calculs que les autres.
Que l'on appelle ça anthropocentrisme, chose pour soi, habitude qui fait induire un effet d'une cause,superstition,aliénation, chaque tentative philosophique, explore les mécanismes à l'origine des erreurs de jugement. Simplement, là où la lunette a donné la preuve irréfutable du mécanisme relatif des astres,la métaphysique agit plutôt comme l'éradication du mécanisme en question,alors que, me semble-t-il,elle ne peut pas donner un langage de substitution (en tout cas pas sans une nouvelle cosmogonie).
le techniquement probant au secours d'une représentation vraie a peut-être spécialisé les domaines, mais comme on aurait séparé des mondes, pas d'un univers pour un autre.
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Hélène,
évidemment je ne considère pas les illustres noms cités dans le procès que je fais à notre contemporain.
C’est certes sans transition avec cette petite digression (un peu minable finalement) que vous dites pessimiste (pourquoi pas), que je vous interpelle sur un point de votre post et pour cause : je veux dire, le manque de transition de ma part (et de rigueur sans nul doute) : en effet je tronque souvent mes post, ce qui peut rendre leur contenu quelque peu décousu, voire abscons ( ?) ; l’intuition partagée que j’évoquais provenait d’ailleurs de la suite de ma proposition, suite postée chez Eric, je n’en disais rien, jeu de piste. Pour le coup, c’est la technique empêchant plus de n signes, mon post dépassant le quota requis, qui me l’a fait découpé, après y avoir retranché déjà quelques éléments qui s’ils pouvaient à décharge faire liant plus que lien n’avaient que peu d’intérêt.
Je vous présente mes excuses car je n’ai pas été un convive de très accorte compagnie, et, ne voulant cependant ennuyer ni mes voisins de table ni notre hôte, vous prie de les accepter.
Sinon, oui, ça fait mal aux gencives, c’est ça, blessures narcissiques comme disait ce bon vieux Sigmund. L’anthropocentriste est précisément ce que le système de Copernic a ébranlé, comme plus tard l’Inconscient est venu jouer des coudes avec la raison: N’être ni le centre de l’univers ni de son propre système solaire et enfin ni même le centre de soi-même, on perd effectivement quelques chicots.
C’est toujours la perte qu’explore la littérature. L’Ancien et le Nouveau idem. Voilà pourquoi, cher François, la quête reste immuable (du moins tant que nous restons humains au sens de terriens, de mammifères) même si les temps changent ; une succession de pertes (peu importe leur registre) n’implique pas une mobilité ou une amovibilité de la quête (quelque forme qu’elle revête).
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Tant que nous sortirons du ventre d’une femme il en sera ainsi. Notre naissance implique une perte, une séparation. La Bible nous fait un commentaire approchant, chassés, il s’agit encore de perte. Dans le « haïku » d’Hemingway aussi. Si je ne cite pas plus d’exemple c’est qu’il me semble qu’aisément vous devinerez l’importance du corpus, je ne dis pas là le poids des exemples dont j’ai usé mais la multitude d’exemplaires.
En explorant le tragique de la perte d’un enfant, le récit le plus court d’E. H. explore une tragédie plus large. Celle du monde, car toute perte dit La perte ; par le biais de la forme, du style ou du procédé, ici l’annonce, glacée sur papier, une formule pragmatique en opposition au drame qu’elle suggère. Dans ce récit-annonce d’Hemingway la perte est révélée, l’annonce n’est pas celle d’une rubrique nécro. « For sale : baby shoes, never worn. », les 6 mots sont d’une charge dramatique intense, constate Eric.
Cet instantané de E. H. baigne encore dans son révélateur, le drame apparaît doucement. (Là c’est déjà du Pomerol) Il s’agit non seulement de la mort d’un nouveau-né mais, à l’aune de l’interrogation d’Eric/Bartleby dans son commentaire : pourquoi cette vente ?, d’autre chose encore, d’aussi grave qui vient s’ajouter, qu’on devine peu mais qui est là. Le pourquoi de cette vente. C’est là que se noue l’affaire et la gorge. C’est là que se niche le drame. Pourquoi ? Il y a une réponse. Incomplète. Comme de juste. Un mystère. Plus qu’un drame (courant dans beaucoup de lieux à de nombreuses époques), celui de la mort d’un nouveau né, c’est celui d’un enfant mort né dont il est question, on vend ces chaussures parce que nul autre enfant ne les portera à l’avenir là où s’est produit le drame. On ou ils les vendent ce n’est pas déterminé. Pourquoi vendre ? Pour de l’argent. Sinon on se débarrasse. Combien d’hypothèses suivent ? Ce qui s’écrit en négatif chez cet auteur, pour le dire judicieusement avec les mots d’Eric. Combien de pertes ? La plus tragique me vient, celle d’un double deuil. La mère morte en couche. Une autre aurait à faire avec l’impossibilité de procréer, celle-là vivante. A chaque carrefour une malédiction ; un drame en dévoilant un deuxième pour le masquer d’un troisième qui s’évanouit au profit d’un suivant, -n’est-ce qu’un refus d’en avoir d‘autres ou bien faut-il déjà nourrir d’autres bouches ?
Ces six mots sont francs à l’attaque, long en bouche, profond en gorge, d’une robe sombre aux arômes tanniques.
Il ne me servirait à rien d’émettre de telles spéculations si ce n’était pour essayer d’illustrer en quoi ce court récit dit le monde (pour coller à la formule) : En ce qu’il dit l’inaccessible, l’impossibilité de savoir le tragique dans sa globalité, de n’en n’avoir qu’une connaissance partielle, une compréhension altérée. Parce que nous sommes nés d’une perte, voire de plusieurs, ce qui induit une quête, celle de la connaissance de cette perte ; qu’avons-nous perdu ? Qu’ont-ils perdu ? Un enfant ? Bien plus. Que cherchons nous ? Du temps. Le Temps perdu.
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Sacater,
Pour ce qui me concerne, j'avais bien compris qu'un commentaire n'est que partiellement compréhensible ... Je trouve que vous parlez bien de la perte mais je ne vois aucune raison de faire de Galilée ou Copernic des exceptions scientifiques : ils ne souhaitaient pas vraiment lutter contre l'anthropocentrisme mais lire avec exactitude le grand livre de la nature qu'ils avaient sous leurs yeux, voilà tout : les scientifiques lisent, voyez-vous !!
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Hélène,
Je n’en fais pas des exceptions, je les différencie, ceux là, de notre contemporain, parce qu’entre temps il s’en est passé des choses, rien de moins qu’une blessure narcissique de plus, entre autres, pas une vérité scientifique révélée mais un fait humain, enfin des humains. (je ne fais pas là pour autant un rapport de cause à effet, ce n’est qu’une précision bien entendu pas une démonstration)
Qu’ils ne souhaitent pas lutter contre l’anthropocentrisme, ces illustres lecteurs du monde, je me doute bien, peut-être tout de même contre l’obscurantisme qui faisait de l’homme et de son univers un centre. D’ailleurs je ne fais ici que relayer un propos convenu. Mais puisque vous insistez je vous répondrai que non, ils ne lisent pas ou peu, nos contemporains, scientifiques ou non. -Voire pire ils lisent mal.- Les étudiants en médecine que j’ai connu n’en avaient guère le temps, ceux de lettres se spécialisent. Ils ne pensent le monde qu’en partie. Le système est conçu pour produire des chiens savants pas des gens qui pensent. Or à défaut de penser le monde comment peuvent-ils le panser avec soin puisqu’il semble que ce soit aujourd’hui leur unique credo ? (Propos qui exclue à tout le moins, pour ainsi dire, des sciences de la recherche visées, l’astrophysique, la physique quantique et encore ou plutôt quoique ; tout est dans l’intention du chercheur.)
Lorsque je demandais à Axel Khan, suite à une de ces conférences, quel était le point qui légitimerait la poursuite de ses recherches sur les cellules souches -du moins en ce qui concerne la maladie de Parkinson qu’il avait évoquée et celle-ci résolue, pour ainsi dire (non guérie), grâce aux nano technologies-, exposés par lui les problèmes éthiques, juridiques et scientifiques/méthodiques qu’entraînaient les dites recherches, il n’avait rien à me répondre, ni ne m’a renvoyé à mon propre argument de légitimité suspecte, tout simplement parce que l’éthique ne l’intéresse pas, qu’il n’a jamais pris le soin de la réflexion, poser le temps d’une éthique i.e. d’un monde (à venir, qui découle des parti pris de ses recherches) que se soit en matière de génétique ou de biotechnologie. Et pourtant l’implant de puces électroniques (et bientôt l’usage de nanites) n’est pas anodin non plus.
Pourtant ce scientifique prétendait être parfaitement au parfum… de la question éthique et philosophique. Il n’y accordait pas plus d’attention ce me semble qu’il n’y prêtait d’importance.
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Il y a une vingtaine d’années un petit théoricien de la douleur canadien dont j’ai oublié le nom, voulait pour illustrer son propos, à savoir nous différencier le non violent, disait-il, des électrochocs d’avec l’image que l’on s’en fait, violente, véhiculée entre autre par le cinéma, disait-il, nous mettre devant l’exemple : deux images/scènes, d’une part le réel (un corps sanglé, piqué au cyanure pour éviter les multiples fractures qu’aurait immanquablement causées le choc électrique soi-disant non violent) et d’autre part un extrait de « vol au dessus d’un nid de coucou » montrant J. Nicholson allongé de force et électrifié de même (de force bien sûr).
Et quoi ? Il se prenait pour un sémiologue notre Tartuffe de la douleur piètre en vérités. Piètre sémiologue en vérité tout autant qu’hypocrite car en faits, plus précisément en gestes, nul acteur, fût-il Nicholson, ne peut en l’espèce singer la réalité. La torsion de l’électricité sur le corps a quelque chose du cataclysme avec un certain côté tsunami aux enfers tant l’improbable l’y dispute au ravage. La meilleure mise en scène, le jeu le plus accort, le découpage le plus raccord, un acteur de la plus belle veine, ne peuvent égaler cela. En rendre compte bien sûr, l’intensité dramatique de la fiction pour preuve. Mais la comparaison ne laisse pas de part au doute. Aucun corps ne peut mimer un choc électrique. Ce n’est pas dans l’ordre des choses. C’est un fait sensible. D’une appréhension évidente. Mais le réel, à la sauce euphémistique de notre petit sophiste théorétique et toc : le réel ne serait pas violent parce que la fiction en est une. Notre apprenti saucier, outre le fait que la sémio n’a rien à faire avec ce qui n’est que la démonstration de son aveuglement et de son ignorance en comme de la matière, prétend le contraire de ce qui est. Il amalgame réel et fiction. Nous demande d’être raisonnables. Un comble.
Non, nos contemporains ne savent pas lire ; parce qu’ils ont les yeux chassieux et l’esprit embué des slogans du Spectacle.
Je ne suis pas certain d’ailleurs que le spectateur (de l’émission canadienne en question entre autre) ne se soit pas fait leurrer par la blouse blanche ou même la télé ou le journal, puisque c’est écrit dedans comme on dit. Milgram toujours d’actualité, encore récemment. Tenez, bon exemple, le non débat même, à la suite du reportage. Un autre : ajoutant un masque sur la crypte, l’émission Arrêt sur Image dont le lecteur peu averti ne cesse de déplorer la disparition. Et puis les chiffres: Combien de poils de Coelho, combien d’AlcaCésaire, combien de bègues bedeaux ânonnant de Chebel en rizières ? Car combien de djebels sans Rivière ? Et combien de Babel en lisière ! Combien de Lévy-Musso lévitant pour nourrir le Léviathan ?!
Ils lisent mais que lisent-ils ?