Mastodonte au régime
Quand j’avais 9 ans, j’ai reçu toute une série de livres dans une collection de chef-d’œuvres (ou supposé tels) adapté à mes connaissances linguistiques (ou à mes connaissances supposées). Parmi ces bouquins, figurait le « Moby Dick » d’Herman Melville. Une horreur : un roman de 800 pages synthétisé en 200, une poétique exceptionnelle transformée en une médiocrité standardisée. Au bout du compte, on retient simplement l’histoire d’une lutte absurde entre un capitaine très méchant et une baleine à l’instinct de survie exceptionnel.
Autre exemple, plus simple : « La ferme des animaux » de George Orwell. Là, pas besoin d’adaptation : la langue est simple, directe. Combien de dessins animés, des bds n’a-t-on pas fait d’après ce livre ? Ne l’ai-je pas lu trois, quatre fois avant mes 10 ans ? L’ai-je compris ? Non, mille fois non… Pour moi, cela m’a toujours semblé être une fable animalière avec une leçon sur ce que fait le pouvoir, comment il transforme les gens. Loin de moi l’idée qu’il pouvait aussi s’agir d’une réflexion un peu plus poussée sur l’information, la réécriture de l’histoire, et plus généralement sur les mécanismes qui mènent à une société comme l’URSS, société qui allait être décrypté plus précisément dans « 1984 ».
Dernier cas : « Les aventures de Tom Sawyer » de Mark Twain. L’auteur est particulièrement renommé pour son talent en ce qui concerne la reproduction de la langue orale, que ce soit celle des paysans, des noirs, des illettrés, et ainsi de suite. Mais voilà, j’ai relu récemment l’édition –non abrégée- que j’avais lue à 10 ans. Misère et damnation ! J’avais l’impression de lire des dialogues de gamins parisiens en vacance dans la Drôme, la traductrice n’ayant fait aucun type d’effort pour restituer la richesse et l’originalité du texte de Twain.
De façon plus anecdotique, je peux aussi évoquer l’intrigue. Les incroyables évènements qui arrive à un petit garçon qui vit sur les bords du Mississippi, ses rencontres avec Becky Thatcher, Huck Finn, Joe l’indien, l’épisode des pirates, la découverte du trésor et 150 autres facéties. Il est vrai que ce livre a été écrit notamment pour les enfants. Mais pas seulement : il s’agit surtout d’un splendide portrait de la vie dans un Etat esclavagiste du Midwest vers 1850, une analyse du quotidien de gens simples. Et ça, évidemment, ça m’était passé au dessus de la tête.
Il est logique de ne pas saisir toutes les subtilités d’une œuvre lorsqu’on la lit à un jeune âge. On peut toujours décider de reprendre le bouquin 20 ans plus tard, bien que, parfois, les préjugés acquis d’une lecture précoce empêchent de se replonger dans une histoire qui en vaudrait pourtant la peine. Ce qui est sûr, c’est que l’appauvrissement volontaire d’une œuvre littéraire est un véritable scandale : on fait du tort au livre, à l’auteur et au jeune lecteur. C’est pourquoi il vaut mieux donner à ses enfants une littérature écrite pour eux. Si elle est de qualité, ils prendront goût à la lecture et pourront plus tard se plonger dans les bouquins que certains ont trop vite voulu leur faire lire.
Après tout, je suis bien passé du petit vampire à Arsène Lupin, de Sherlock Holmes à Stephen King, d’Anne Rice à Thomas Pynchon. Il y a de tout pour tout le monde, il n’est pas nécessaire de castrer Melville pour acquérir une culture.
4 commentaires:
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Franchement, je me demande bien comment un traducteur peut rendre la richesse linguistique de l'oeuvre de Twain. Si cela t'ennuie, je crois que tu as trouvé une excellente raison de le lire dans le texte !
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Il est évident que c’est une tâche difficile. Je ne crois pas qu’il est « sain » d’exiger un rendu exact de la richesse de Twain. Cependant, quelque part entre la malheureuse traduction que j’ai lue et une hypothétique version parfaite, il y a place pour une édition plus vivante, plus colorée –sans mauvais jeu de mots-, plus authentique. Tom Sawyer étant une œuvre pour enfant, on n’a même pas essayé.
Dans la foulée, j’ai lu Huck Finn dans le texte et la différence est, comment dire….
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A mon sens, "Huckleberry Finn" est un des plus grands chef-d'oeuvres de la littérature US, je ne sais pas ce que tu en penses.
Sinon, prenons le langage des noirs du bouquin, comment le traduis-tu ? Le petit nègre, ça fait un peu... on se comprend, et c'est d'ailleurs assez peu adapté puisqu'il y a une différence entre le sud US et "Tintin au Congo", le créole (enfin, une version très francisée, à la Chamoiseau) est lié à toute une série de représentations qui viendraient polluer le propos, etc.
Je pense qu'il faut acceper que certains bouquins, et notamment ceux qui jouent sur les dialectes, sont très imparfaitement traduisibles (l'oeuvre de Rushdie par exemple, ou "le Chagrin des Belges" et même les policiers de Camilleri).
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Je suis tout à fait d’accord en ce qui concerne ta conclusion. Certaines œuvres –ou plutôt parties d’œuvres- sont impossibles à rendre correctement. Ou presque : le travail d’Armel Guerne sur Moby Dick –récemment réédité par Phébus- est exceptionnellement proche de l’original. La version Gallimard de Giono n’était pas parvenue à passer l’écueil du langage des marins américains du XIXeme, ce qu’on ne peut pas lui reprocher vu l’ampleur de la tâche.
Il me semble donc assez logique de ne pas essayer à tout prix de retranscrire le langage des noirs chez Twain parce que, en effet, le résultat risque d’être ridicule, vraiment ridicule. Ceci dit, de là à faire parler Jim au conditionnel et au subjonctif, il y a une marge à ne pas franchir au risque de tomber aussi dans le ridicule. C’est pourtant ce qui a été fait. De même, les phrases de Huck, marquées par une ponctuation approximative ainsi que par une longueur certaine –il utilise sans cesse le « and »- sont ici traduites par 4, 5 ou 6 phrases courtes alors que dans l’original, il s’agit d’une seule. Même Tante Polly se voit amputée de bouts de dialogues.
Tu vas peut-être penser que je coupe les cheveux en quatre, mais prenons un extrait de la première page du livre.
« La vieille dame abaissa ses lunettes sur son nez et lança un coup d’œil tout autour de la pièce, puis elle les remonta sur son front et regarda de nouveau. Il ne lui arrivait pratiquement jamais de se servir de ses lunettes pour chercher un objet aussi négligeable qu’un jeune garçon. »
“The old lady pulled her spectacles down and looked over them about the room; then she put them up and looked out under them. She seldom or never looked through them for so small a thing as a boy;”
Je tends à penser que le jeu sur “over”, “under” et “through” est assez important pour ajouter un peu d’humour dans la description, d’autant plus qu’il renforce terriblement l’impression que l’on veut donner de Polly. Il n’est pas présent dans la traduction, et pourtant ce n’est pas intraduisible. Je passe sur le fait que ce passage se termine par un point en français, alors qu’en anglais la phrase continue et que rien ne justifie, que ce soit du point de vue de la langue ou de la compréhension, qu’on la coupe ainsi.
Le traducteur n’est pas tenu à l’impossible, mais certains efforts peuvent être faits. J’ai lu récemment « Les nus et la mort » de Mailer, traduction de 1952. « I was drunk » était traduit par « j’étais bu » et « to hell with them » par « en enfer avec eux ». C’est la seule version française disponible de ce livre. Heureusement que Mailer n’a pas un style, ni un vocabulaire, complexe.
Assez d’accord avec toi sur « Huck Finn ». Il est fort intéressant de noter comment, d’une certaine façon, il perpétue la tradition des romans picaresques tout en la renouvellant et en annonçant la littérature du 20eme, que ce soit les romans sur les « hobbos », ceux de la route –à la Kerouac- ou encore le Augie March de Bellow.