Bellow et Sammler

En octobre 1968, Saul Bellow donne cours au San Francisco State College. On est peu de temps après les émeutes estudiantines menées par les Students for a Democratic Society. Le courant ne passe pas entre l’écrivain et son public. Lorsqu’on lui demande s’il y a beaucoup d’autobiographie dans son travail, la réponse de Bellow se fait abrupte : « that’s none of your business ». L’ambiance est de plus en plus hostile et quelqu’un se met à crier des insultes. Á 53 ans, le grand écrivain est considéré comme un vieux con réac, misogyne, homophobe et raciste. Il se lève, ramasse ses affaires, s’en va. Personne ne le retient.

Deux ans plus tard, il publie « La planète de M. Sammler ». Ce n’est sans doute pas le roman le plus passionnant de Bellow, mais il est tout de même assez intéressant car il pourrait passer pour une sorte de réplique, une défense d’un homme blessé. En cours d’histoire, son personnage, médiocre intellectuel juif rescapé d’un peloton d’exécution nazi, est chassé d’une salle de cours pour son exposé sur le propagandiste bourgeois Orwell. Ensuite, Sammler décrira sa conception du monde dans lequel il vit en se concentrant sur des aspects qui sont justement ceux qui avaient valut à Bellow de se faire éjecter.

Sammler est sans doute aussi « réactionnaire » que Bellow. Il considère que, depuis le 19ème siècle, il y a eu d’énormes progrès en matière de justice et de liberté, mais que ce surcroît de liberté a abouti à une augmentation de la souffrance. Perdu dans un nihilisme ambiant, où l’on croit que tout est permis, que l’homme est illimité, qu’il peut jouir sans entraves et réclamer ce qu’avant l’on considérait impossible, les humains se retrouvent désarmés. Ils se sentent mal alors qu’ils pensaient être accomplis. Surtout, ils ne savent que faire d’une liberté qui ne veut plus rien dire en l’absence de toute morale.

Ses autres cibles sont les conséquences de cette évolution. Il y a le retour de croyances que l’on croyait disparues : mithraïsme, gnosticisme ou orphisme. Chacune est combinée, transformée à souhait par chacun dans sa recherche absolue d’originalité, au risque de ne plus vouloir rien dire. Il y a aussi l’exhibition des corps, des pulsions, le jeunisme et la toute puissance du sexe – Sammler est chassé de sa classe au cri de « il est mort, il ne peut plus jouir ». Il y a enfin, et surtout, cette consternation face à une génération de philistins violents et grossiers, fascinée par le marxisme et donnant plus de crédit à la violence de Sorel qu’au pacifisme d’Orwell.

Plutôt que de condamner, Sammler sent de la compassion pour cette génération qui lui est tellement étrangère. Il déplore les excès, mais ne souhaite pas revenir de force à l’ordre ancien. Mieux vaut ça que l’autoritarisme, c’est peut-être l’un des messages qui se dégage de ce livre. Evidemment, ce roman fut plutôt mal accueilli : une preuve de plus du côté irrécupérable et passéiste de Bellow. Alors que lui jouait la carte de la compréhension, il se voyait voué aux gémonies.

Saul Bellow, La planète de M. Sammler, Gallimard, 14€94

 

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