Voyage espagnol en terre vilasienne
Espagne n’est pas « Espagne », mais « Espagne » rend bien l’Espagne, tout du moins dans une optique non pas décalée (je n’aime pas le mot) mais peut-être dévissée, glissant vers autre chose. L’index qui accueille le lecteur est déjà un indice (sans mauvais jeu de mot hispano-français) de ce qui va se passer : il donne les apparences d’un ouvrage sérieux (technologie, axe La Havane-Madrid, histoire de la littérature, tauromachie, science…) qui ferait un état des lieux fidèle des terres jean-charliennes mais il ajoute une autre dimension, nettement plus curieuse (motocyclistes, retour de l’eurocommunisme, spiritualisme ou le vampirisme lors de la transition). On (croit) comprend(re ?) se diriger vers une aventure historicomique vilasienne en terres jean-charliennes, espérant éviter (que San Ramón nous vienne en aide) un machin qui serait juste hystérocomique. On tourne la page et on est encore surpris : le guide touristique commence par une citation d’un monarque inconnu, un certain Juan Carlos II (splendide « me gusta la gente »). On se gratte la tête et on commence enfin le récit. Le voilà qui s’ouvre sur un essai dystopique (mais pas tellement) dans un monde où une nouvelle technique s’est imposée. Le Noevi est une sorte de magasin de conversations qui permet à chacun d’écouter ce qu’on dit de lui quand il n’est pas là. De découvrir ce qu’on pense de lui et ainsi d’amender son comportement. En gros, l’instrument de contrôle « doux » rêvé par toute sociale-démocratie. Et Vilas serait-il dans « España » le Noevi de l’Espagne, l’entraînant dans un palais des glaces de déformations en déformations, retrouvant ici ou là l’image qu’elle se fait d’elle-même mais devant la plupart du temps se confronter à une autre réalité ?
Ce qui est certain c’est que les premières 31 pages du roman de Vilas déséquilibrent le lecteur et que ce déséquilibrage le lance claudiquant dans les 202 pages qui suivent sans que ce soit inconfortable : c’est apparemment ainsi qu’il faut y avancer, dans cet univers où la surprise serait de ne pas être surpris. On rencontre des chapitres qui auraient pu être des nouvelles autonomes, comme El cadáver encendido où une femme morte se remémore, alors qu’elle est étendue sur la table de la morgue et observée par ses proches, l’histoire de ses 125 amants et de ses milliers d’infidélités. Comme Vacaciones, où un couple de touristes débarque à La Havane et se transforme, dans un étrange tourbillon, en un autre couple, et un autre couple, et un autre couple… Ou encore comme l’histoire de la déprime de Juan Manuel Belmonte, astrophysicien, qui, lors d’une conférence, déclare que seul les oisifs se consacrent à des connaissances de merde comme celles auxquelles il a dédié sa vie. On rencontre aussi des chapitres brefs, des transitions humoristiques non dénuées de révélations. On rencontre encore des textes qui traitent plus directement de l’Espagne qu’on connait (Marisol, Miguel Ángel Blanco, Nino Bravo, la moule zèbre) ou dont l’aspect fictionnel cache moins l’approche directe d’un aspect culturel du pays (la critique et le monde littéraire espagnol, maltraités avec délice par un Vilas disséqueur des plus fins). « España », tout comme un pays, est un ensemble hétérogène dont on se demande parfois, tout comme le pays, comment il tient ensemble. D’une certaine façon, peut-être ce livre est-il une sorte d’antidote à une Espagne réelle où on ne parle plus d’Espagne, obsédé que tant semblent l’être par les innombrables nationalismes régionaux.
Mais laissons aux Epagnols le privilège d’analyser ce que « España » dit politiquement d’España – de celle, d’ailleurs, d’avant le triomphe estival de la Roja dont on se dit qu’il aurait fait un beau chapitre de plus – et essayons de voir ce qui fait marcher cet agrégat de textes. J’ai lu sous la plume de Vicente Luis Mora qu’on ne pouvait considérer ce livre comme un roman, qu’il s’agissait d’un recueil de nouvelles. Manuel Vilas lui-même confiait avoir hésité longtemps entre les deux qualifications avant de se sentir plus confortable à l’idée de considérer « España » comme un roman. Bien que guide touristique intérieur soit peut-être une appellation plus juste, on lui donne raison. Il court à travers tous les textes un bruit parfois petit, faible, grand et fort qui dit Espagne ! Vilas ! Espagne ! Vilas ! « Espagne » ! Il y a comme une logique, un début, une fin, une continuation. Certes, ce n’est pas un roman classique. Mais un recueil ? Encore moins. Cependant ce n’est évidemment pas ça qui va séduire le lecteur. Non, ce qui va le séduire ou en tout cas ce qui m’a séduit moi (et à l’heure d’écrire ceci, croyez-moi, c’est bien tout ce qui compte) c’est bien entendu Vilas, ce qu’il construit, ce qu’il fait et ce qu’il dit. « España » est une histoire de bravoure narrative et d’intelligence. Il faut déjà y aller pour mélange anticipation, science-fiction, faits divers, délires politiques, impostures intellectuelles et autobiographie pervertie. Ca marche parce qu’on se marre, ça marche parce qu’on s’arrête pour penser et ça marche parce que Vilas se fout gentiment de nous. Prenez la mort de Nino Bravo où le simple changement du modèle de voiture nous projette dans une toute autre dimension que la simple notice nécrologique (et que dire du titre : histoire de la fin du franquisme). Prenez la menace écologique de la moule zèbre transformée en métamorphose kafkaïenne. Prenez l’assassinat du conseiller communal Miguel Ángel Blanco par ETA où la victime s’appelle Manuel Vilas pour un texte poignant, humain, profondément touchant et sans doute nécessaire (on rit quand même lorsqu’un membre du commando dit à un autre « tu es plus communiste que basque »). Prenez le fictif Juan Manuel Belmonte, dont le nom évoque à la fois un noble d’il y a bien longtemps et le matador le plus célèbre de l’histoire. Prenez Arturo Belano qui passe parmi ces pages. Cette espèce de dislocation constante entre « España » et Espagne époustoufle de bout en bout. Et même si pour nous, pauvres étrangers, certaines références nous passent au-dessus de la tête pour démêler le vrai du faux, remercions Vilas pour ses notes de bas de pages tentant d’éclaircir -- « Pour si on traduit « España » », écrit-il – les éventuelles références obscures. On ne sait trop à quel point lui faire confiance, ceci-dit.
On dira que « España » n’est pas un livre parfait. Je dirais que c’est une expérience parfaite. Une marelle, une série de sauts à cloche-pied, au bout de la course un bon dans le vide auquel on survit. En ressortant vivant, heureux, joyeux, illuminés et convaincus d’avoir lu un putain de truc, on remonte et on se lance dans le monde réel avec l’envie de se diriger vers l’Espagne « réelle » qu’on est plus tout à fait certain de connaître afin d’aller sonner chez Vilas pour lui proposer d’aller boire une bouteille de Somontano histoire de se convaincre que tout ça est vraiment arrivé. On lui proposera, pourquoi pas, d’inviter également son pote Pérez Álvarez, quit fait un détour par les pages de « España » tout comme Vilas traversait celles de « La soledad de las vocales ».
Manuel Vilas, España, DVD Ediciones, 14€
Rolf, regards
Dans un mail envoyé il y a quelques jours, je qualifiais « Rome, regards » de « machin ». Je n’avais pas choisi le mot avec précaution, il est sorti comme ça. Ce n’est en fait que lorsqu’on me l’a fait remarquer que je me suis rendu compte de la relative justesse de mon choix. Le livre de Rolf Dieter Brinkmann est bel et bien un machin. Dans le sens noble du terme. Oui, ça existe : noble machin. Première.
Première aussi pour presque deux générations de lecteur : Brinkmann n’a été traduit qu’une seule fois en français, il y a 37 ans. Né en 1940, l’homme est d’abord poète, le numéro un des beats allemands. Il publiera près de neuf recueils et s’essayera aussi à la nouvelle et au roman, genre dans lequel il ne serait pas vraiment à l’aise. Et plutôt que de se laisser limiter par les difficultés qu’une forme lui donne, pourquoi ne pas créer la sienne propre ? Voilà « Rome, regards », qui ne sera malheureusement publié que de manière posthume en 1979 : le 23 avril 1975, il est renversé par une voiture dans les rues de Londres. Le lecteur, lui aussi, est renversé – métaphoriquement, heureusement.
Alors pourquoi renversement, pourquoi machin ? Déjà, que les propriétés physiques. C’est l’équivalent livre d’un frigo Smeg. Plus grand d’une tête que tous les romans de ma bibliothèque, plus large aussi –mais pas plus épais. Voilà qui impose et fait mal au poignet. Puis une fois ouvert on voit que le machin est aussi approprié pour décrire ce qu’il y a à l’intérieur. Sans être un tapuscrit du sieur Schmidt publié en fac-similé, rien que le feuilletage rapide est tout un voyage : typographie changeante, reproduction photographiée ou photocopiée de lettres, collages étranges, plans de Rome annotés, photos de touristes, clichés pornos, c’est comme ouvrir une vieille malle de famille dans la cave : trop pleine, tout t’explose à la gueule et oh là là. Mais heureusement, « Rome, regards » n’est pas une malle, il y a le texte qui, comme qui dirait, ferait mode d’emploi. Vague, genre mode d’emploi d’ustensile chinois à 2€ -- ce n’est pas comme s’il te guidait pas-à-pas, te disait quoi voir et quoi comprendre quand, c’est de la littérature, hein !-- mais mode d’emploi quand même.
Donc le texte, de quoi est-il fait ? Parce que c’est évidemment pour lui qu’on fait la visite, lui qui fait tenir l’étrange ensemble. La petite trentaine, Brinkmann n’arrive pas à faire vivre sa femme Maleen et son fils Robert avec les maigres rentrées reçues de son travail littéraire. D’un point de vue financier, la bourse qui lui est octroyée par l’Allemagne de l’ouest est une superbe opportunité. Elle implique cependant de rester quelques temps en résidence à la Villa Massimo, équivalent teuton de la Villa Médicis, où il pourra travailler sur ses projets. « Rome, regard » est le récit épistolaire de son séjour romain, entre octobre 1972 et janvier 1973. Brinkmann n’a pas envie d’être là. Mécontent d’être considéré comme un invité alors qu’il estime que c’est lui qui fait grâce de sa présence à l’Etat, il ne s’intègre pas au groupe formé par les autres artistes résidents dont il déplore le manque d’indépendance, d’originalité et la trop grande fascination pour le pouvoir. Malheureux comme les pierres, Brinkmann ne tient qu’en sachant que tout l’argent qu’il envoie à la maison est indispensable et il essaie tant bien que mal de garder la majorité de sa bourse à cet effet. Il travaille peu, n’arrivant visiblement pas à se concentrer et à créer dans cet environnement. Mais il écrit tout de même : des lettres à sa femme et à ses amis, qui forment l’essentiel du texte. Une myriade de textes en fait, pour une série de regards sur lui, sur la ville, sur les arts, sur sa famille, sur ses amis, sur la politique.
Après une brève description du départ, qui fait déjà montre de quelques caractéristiques de l’écriture de Brinkmann, avec les références pop, jazz, Burroughs ou H.H. Jahnn ainsi qu’un jeu typographique peut-être pas schmidtien mais enfin quand même, après cette description donc, première lettre, écrite alors qu’il est arrivé à Rome. Destinée à sa femme, elle commence comme la lettre à la maison d’un homme quelconque qui se sait loin pour un certain temps. Précision des choses à faire, conseils pratiques, questions en suspens, le tout dans une prose utilitaire plus que littéraire. Vient ensuite la description du périple ferroviaire depuis Cologne et des pénates romaines. Petit à petit s’immisce l’impression que, non, un style épistolaire classique n’est pas vraiment de mise malgré l’impression initiale que… Le voyage est offert à Maleen avec de nombreux détails et un sens de l’observation certain mais rien ne sort du commun, si ce n’est qu’on se rend compte que Brinkmann dit tout ce qu’il pense, il lâche sur le papier tout ce qu’il ressent. Les premières traces de l’étrange viennent du graphisme. Pas les photos, non, mais le plan méticuleux qu’il dessine pour que chez lui on puisse voir clairement entre quels murs il se meut et puis le plan de Rome où il a tracé son parcours, indiquant ce qu’il a déjà vu et, en sorte de miroir, l’immensité de ce qu’il ne connait pas. Et puis on passe au texte suivant, daté du lendemain de la lettre. Bardaf. On rentre dans une bien étrange et flamboyante prose poétique / poésie en prose. C’est là, à la page 36 de « Rome, regards » que le voyage du lecteur commence véritablement. Et c’est explosions sur explosions, oui, vraiment. Parce que Brinkmann, dans son courrier, passe sans cesse de la banalité quotidienne à une somptueuse prose hyper-classique avant de faire le grand saut vers une poésie libre très beat puis de repasser à un quotidien banal mais explosé ou schmidtisé avant de… bref ! Regarder écrire Brinkmann quand il est en plein vol – parce que lire son courrier c’est un peu le regarder écrire – c’est une expérience des plus phénoménales et complètement folle. Le plaisir est d’autant plus intense qu’au fil des pages on ressent clairement un lien entre ce qu’il dit et la façon dont il le dit. Et c’est sans doute ça qui fait oublier qu’on est devant une collection de lettres et d’illustrations. Emballé par l’écriture, le lecteur se laisse emporter dans les cascades d’idées de l’auteur. L’incohérence de certaines théories ne fait que magnifier le rythme du texte. La cassure typographique de tel passage ne fait que magnifier la théorie développée. « Rome, regards » fonctionne comme un ensemble non pas parce qu’il est monolithique mais bien parce que quel que soit le niveau sur lequel se concentre le lecteur il y a un élément de séduction qui renvoit et correspond aux autres niveaux. Sublime cohérence d’un esprit trop rebelle pour être cohérent ? Pourquoi pas.
Brinkmann n’est nulle part meilleur que sur la durée, dans l’écriture de missives longues comme des jours sans Maleen. Il y a au début du livre une lettre époustouflante de 90 pages. On ne peut s’arrêter de la lire et lorsqu’elle se termine, c’est comme remonter à la surface après un certain temps en apnée. Sur ces quelques dizaines de feuillets, il aura tout fait, été tendre, aimant, violent, délirant et super-lucide. Il parle de ce qu’il mange avant de basculer dans une harangue contre tel autre artiste de la Villa. Il décrit une ville visitée lors d’un voyage avant de passer à une tirade contre l’Etat et la social-démocratie. Il évoque Gottfried Benn ou Hans Henny Jahnn de façon obsessive pour finir par parler du sexe de sa femme. On pourrait y voir le délire d’un fou et non, ce n’est pas le cas. On ne peut pas le rejeter comme ça, c’est peut-être ça le plus fort : Brinkmann te fait penser comme Brinkmann. Quand il est triste d’être loin de sa femme, on sympathise. Quand il s’énerve sur sa femme, on s’énerve avec. Quand il attaque de manière féroce un ami marxiste, on rigole et on sort les griffes aussi.
Brinkmann, pour ce qu’on retire du portrait qui se dégage de « Rome, regards », était un drôle d’oiseau. Individualiste pur aux tendances anarchistes certaines, détestant l’Etat et le socialisme (ces machines à broyer l’individu), il est obsédé par l’ordre, la politesse, les manières, la propreté. Capable des déclarations les plus emportées sur la société bourgeoise, il se lancera deux lignes plus bas dans une tirade qui ferait passer un conservateur pour un gauchiste. En fait, si ce n’était la qualité de la prose, on aurait l’impression que les lettres n’ont pas été écrites mais dites, dans une conversation à un sens où le seul interlocuteur explose : tant de choses semblent dites sous l’enthousiasme du moment, le poids de circonstances précises. Ce qui est certain, c’est que Brinkmann était un écrivain de grand calibre. « Rome, regards » entre dans une catégorie trop rare, celle des livres qui époustouflent non parce qu’ils sont excellents mais juste parce qu’ils époustouflent – « il est possible de faire ça avec des lettres ? » plutôt que « quelles superbes lettres ici réunies ! ». Voilà qui n’a pas beaucoup de sens dit comme ça. Pourtant, une fois le livre lu, vous comprendrez…
Rolf Dieter Brinkmann, Rome, Regards, Quidam, 28€
NBA 2008 & Au revoir provisoire
- Aleksandar Hemon - The Lazarus Project
- Peter Matthiesen - Shadow Country
- Rachel Kushner - Telex from Cuba
- Marilynne Robinson - Home
- Salvatore Scibona - The end
Cyclocosmia en Belgique
est pour le moment bloqué à la frontière... Il est néanmoins possible aux lecteurs belges de commander la revue. La solution idéale n'est pas de contacter directement Cyclo -- on ne peut régler que par chèque -- mais bien d'emballer l'affaire via http://www.lusagedumonde.eu/, libraire strasbourgeois et adresse de confiance dixit l'ami Antonio. Paiement sécurisé via carte de crédit ou paypal : la France est aussi un pays développé. Il faudra vous acquitter de frais de port, bien sûr. Par contre, ne pas essayer Amazon.fr : le vendeur ne voit même pas la commande, si les gens de Cyclocosmia se fient à de précédentes expériences.
Pour rappel:
La revue évoquée sur Paludes:
http://blog.paludes.fr/post/2008/10/03/Paludes-497-du-vendredi-3-octobre-2008
CYCLOCOSMIA I
Free man on a freight train
Détester Barcelone
J’ai mentionné il y a peu « Odio Barcelona ». Il m’a tenu compagnie dans l’avion de retour et je dois bien avouer un certain plaisir à acheter à Madrid un livre clamant sa haine de Barcelone. Précisons tout de même que dans ces deux cent pages, la haine est essentiellement propagée par des locaux : ce sont des écrivains et des journalistes nés ou ayant vécus ou vivants dans la capitale catalane qui y expliquent, sous des formes diverses, ce qui ne leur plait dans leur ville.
Selon Ana S. Pareja, qui s’est chargée de la coordination du volume, l’idée de départ était de demander à des auteurs d’écrire sur Barcelone en leur accordant carte blanche. Puisque rien n’unit plus deux personnes que de parler mal d’une troisième, l’axe du recueil a été obtenu sans grand effort. En ce qui concerne le choix des intervenants, il y avait deux critères, finalement aussi peu respectés que ceux de « Mutantes » – est-ce une caractéristique locale que de mettre des règles pour ne pas les respecter ?-- : tous les auteurs devaient avoir vécu à Barcelone (ce n’est pas le cas d’un d’entre eux) et être nés après 1975 (et là, ils sont sept sur douze à ne pas rentrer dans le critère). Ne pinaillons pas : je suppose que ces points ont été déterminés a posteriori pour donner une impression d’unité dans l’ensemble des rédacteurs. Ce n’est pas trop le cas, mais il est indéniable qu’en tout cas la grande majorité des auteurs appartiennent à la nouvelle génération d’écrivains espagnols.
La détestation de Barcelone, vue de l’extérieur, peut sembler étrange : grande ville internationale, dynamique, belle et disposant d’une offre culturelle sans pareille dans le sud de l’Europe, c’est en effet un endroit à la mode. Je ne suis allé là bas qu’une seule fois, pour un séjour de trois ou quatre jours. Oui, la ville est belle et les possibilités offertes sont plus nombreuses que celles de Madrid. Pourtant, c’est la capitale espagnole que je préfère : à Barcelone on a l’impression de tomber dans un district international hyper-cher, où l’on ne parle plus qu’anglais ou français. Le typique n’est que touristique, le naturel semble s’effacer. Par ailleurs, l’internationalisation cache l’assez détestable catalanisation des esprits, un processus qui n’a plus rien avoir avec la revendication d’une culture et d’une histoire propre et qui se transformerait presqu’en un racisme contre le reste du pays en général et ceux qui parlent castillan en particulier. Déjà abordé – et de façon brillante – par Jorge Carrión dans « Mutantes », cette tendance est examinée ici par Eloy Fernández Porta. Óscar Gual travaille aussi dans cette direction là lorsqu’il imagine un questionnaire pour admettre dans la ville ceux qui ne peuvent revendiquer un arbre généalogique suffisamment barcelonais : il faut en effet s’assurer que ne rentrent que des gens adaptés culturellement, de potentiels barcelonais de cœur. Suivent dix situations de la vie locale introduisant une question à choix multiples. C’est une nouvelle hilarante qui met en avant la tension ressenti par l’habitant lambda coincé entre le trop plein de fierté locale et les désagréments causés par une internalisation par trop artificielle.
Plusieurs textes abordent de manière plus ou moins directes les effets de la politique de la ville pour encourager le tourisme, que ce soit celui type city-trip ou celui d’une forme plus culturelle (de Gaudi aux nombreux festivals de musique). Politique d’urbanisation pensée uniquement dans cette optique, aliénation de l’espace urbain aux locaux, transformation de Barcelone en logo (le fameux et omniprésent BCN)… Dans un texte étrange et très sinclairien, Javier Calvo évoque ainsi la nécessité à résister à ce processus mené par des magos negros dont le but est de transformer la ville en musée et en parc à thème, remplaçant le vrai par l’artificiel. Mutatis mutandis, le bruxellois devrait instinctivement comprendre ce que Calvo dit ici. Une fois la géographie même de la ville changée arrivent les visiteurs en nombre. Le seul auteur à ne pas pouvoir se baser sur son expérience personnelle – puisqu’il n’y a jamais vécu – s’installe en divers point de la cité condale et demande aux habitants ce qu’ils n’y aiment pas. Et justement, un certain nombre des réponses obtenues par Agustín Fernández Mallo concerne ces visiteurs étrangers. Une d’entre elles est courte mais va droit au but : « Je déteste Barcelone parce que c’est un parc thématique pour dégobillage d’enfants Erasmus ». Et sans doute aussi pour touristes anglais à peine plus civilisés que ceux de Prague.
Une expression qui revient assez souvent est celle de « capitalisme tardif » (qui, et ça n’a rien avoir avec ce livre, m’a toujours fait beaucoup rire en anglais : late capitalism, c’est-à-dire non seulement un capitalisme du dernier stade mais surtout un capitalisme défunt. Voilà donc presque 70 ans qu’il est en train de mourir… L’agonie est longue). Dans une optique jamesonienne, Barcelone se trouverait bien être un très bel exemple de sa logique culturelle. C’est d’ailleurs ce qu’essaie de montrer Matías Néspolo dans un texte confus et prétentieux (non pas par son ambition mais par son mépris affiché pour certains des co-auteurs de « Odio Barcelona » et son incapacité à esquisser sa thèse de façon convaincante autrement que par des arguments d’autorité). En fait, le lecteur picorera lui-même au fil des pages de l’ensemble du livre les éléments qui appartiennent à cet aspect culturel du capitalisme tardif.
Au final, on dit beaucoup de choses qu’on dira d’autres villes – j’ai lu ici ce que j’ai lu ou entendu ailleurs sur Bruxelles, Paris ou Londres – et on soulignera aussi que seuls trois des contributeurs avaient plus de dix-huit ans lors des JO de 1992 : tout le monde semble considérer que c’est avec ces Jeux que le changement s’accéléra, il parait difficile de croire que ces auteurs ont vraiment connu une Barcelone qui n’était pas une métropolis du tourisme multiculturel de pacotille. Mais là n’est pas l’essentiel : l’important réside dans les textes, très variés, parfois choquants et, pour certains, très bons. A ceux déjà cités de Calvo, Gual, Fernández Mallo ou Fernández Porta (qui examine la haine en général, la haine envers la ville et la haine des Barcelonais envers l’extérieur dans un essai nettement plus convaincant que celui de Néspolo), il convient aussi de mentionner Barcelone le jeu d’arcade de Robert Juan-Cantavella, Barcelone la pute de Llucia Ramis et la déclaration de guerre anti-bohème de Javier Blánquez.
Collectif, Odio Barcelona, Melusina, 17€
La tristesse des hommes orphelins de sens
En janvier dernier paraissait « Cortège des ombres » de Julián Ríos. Dès les premières pages, on nous parlait du village de Tamoga, où se déroule tout le livre, et de sa gare dont le panonceau avait perdu deux lettres, transformant le nom du bled en Ahoga (noie, étouffe). Dans un livre sidérant, un autre écrivain galicien va plus loin : il s’intéresse lui aussi aux écriteaux en mal de lettre mais plus précisément à ceux qui perdent le sens car il est impossible de former de nouveau mot avec celles qui restent. C’est ce que José María Pérez Álvarez appelle « La soledad de las vocales », la solitude des voyelles, la tristesse des lettres orphelines de sens.
Il n’y a plus beaucoup de lettres dans le panneau lumineux de la pension Lausana : à l’usure, elles fondent et elles disparaissent. Le bâtiment lui-même n’est pas en meilleur état : pension de seconde classe, réservée à ceux qui sont au bout de la course, aux perdants n’ayant guère d’autre ressource que de passer leur vie dans des chambres qui sentent la mort. On y trouve un tapissier serbe, une ancienne nageuse olympique qui prétend avoir été l’amante de Johnny Weissmuller, un peintre français, un écrivain débutant obsédé par Selby, Joyce et Kafka, une chambre vide où résonne le vent et un alcoolique qui donne sa voix d’homme orphelin de sens au récit. Et quelle voix : c’est une sorte de harangue sans pause sur 153 pages, dont les seuls moments de respirations plus longs qu’une virgule sont marqués par un saut à la ligne tous les trois ou quatre pages. C’est le délire d’un homme perdu au monde, condamné à passer les jours en ressassant ses obsessions. Elles sont nombreuses. Dès l’ouverture, il se retrouve en face de la femme qui, une vingtaine d’années auparavant, s’est ouvert les veines, est morte dans la chambre où il vit aujourd’hui. Ce n’est pas un fantôme de son passé ; c’est un fantôme qui rappelle que la mort, seul don réel de l’homme à l’homme, est ineffaçable. Elle reviendra le voir, encore et encore, tout comme reviendra toujours dans sa tête Merlene Ottey, perpétuelle seconde, Laure Manadou, rêve érotique, Franz Dertod, juif tué par les nazis, etc. Voilà des leitmotivs qui impriment de fait une lancinante musique au récit. Pérez Álvarez s’essaie au livre sans point et c’est justement cette répétition, ce retour du même qui lui permet d’éviter les écueils de pareil structure. Ça, mais pas seulement ça : il y a dans son phrasé une rythmique particulière, un art de la liste et du placement des virgules qui permettent non pas de faire oublier l’absence mais bien au contraire d’en profiter pour donner encore plus de force au texte. Il ne faut pas sous-estimer cette réussite : se débarrasser du point n’est pas rare mais trop souvent il s’agit alors d’essayer de s’en sortir sans. Ici, ce n’est pas le cas : tout coule comme si le monde était comme la phrase, sans fin. Et peut-être est-ce précisément là qu’est une des grandes qualités de « La soledad de las vocales », dans cette tension entre une narration qui se débarrasse du point final mais dont tout le sens tend à une discussion permanente de la mort. De fait, le roman s’ouvre sur un exergue du Juan Goytisolo de « Señas de identidad » : ta naissance fut une erreur répare la. On connait la seule façon de la réparer. Et si le narrateur ne répare pas, il semble penser beaucoup à son passé, histoire sans doute de bien se convaincre de l’erreur. Bloqué dans sa chambre, il voyage mentalement en arrière, repensant à telle femme qu’il a aimé, à telle autre qu’il aurait bien voulu, aux putes qui ne veulent même plus, aux voyages d’il y a longtemps et à ses longues conversations avec son camarade de pension, l’écrivain de la chambre six, dont il est persuadé qu’un jour il sera tellement célèbre qu’il sortira ses parents de la misère et se baladera dans une voiture de luxe conduite par un noir énorme. Cet écrivain – dont certains des traits sont des hommages à Manuel Vilas, auteur d’un fabuleux roman qui sera évoqué ici-même bientôt – est peut-être celui qui confère le plus de normalité aux jours du narrateur, celui qui le sort, lui fait parler d’autres choses que de ses étranges obsessions même si une fois seul dans sa chambre, l’écrivain sera lui aussi intégré à ses espèces de refrains, cette ritournelle un peu dingue de l’homme qui entre en conversation avec les acteurs qu’il voit à la télé, cette logorrhée qu’on a envie de dire folle mais qui ne l’est jamais vraiment tout à fait et qui fait en fait penser par certains aspects aux narrateurs monomaniaques de David Markson.
« La soledad de las vocales » n’est pas le premier roman écrit comme sous l’emprise du délire alcoolique, mais la prose de son auteur, les leitmotivs de son narrateur et l’aspect absolument implacable (comme l’a dit Esther Tusquets) de son développement et de son approche de l’homme en font une réussite incontestable, un livre fascinant, fort et beau. Oui, l’auto-destruction peut être belle, c’est une des forces de la littérature, c’est la force de ce roman : il la rend humaine.
José María Pérez Álvarez publie depuis vingt ans dans une confidentialité certaine. La presse locale espagnole tend à mettre en avant les auteurs régionaux, mais selon lui on ne parle dans les journaux galiciens que de ceux qui écrivent en galicien – à moins d’être trop célèbre pour pouvoir être oublié. Il écrit en castillan et n’est pas connu : le tremplin de la maison ne l’aide même pas. A lire « La soledad de las vocales », on ne doute pas un instant de l’énorme talent de Pérez Álvarez. Ce dernier roman parait chez Bruguera, une maison d’édition visible dont il a gagné le prix littéraire. On espère donc que l’exposition médiatique plus importante lui servira. Il y a cinq ans, Juan Goytisolo avait choisi « Nembrot », son antépénultième roman, comme celui à lire parmi tous ceux publiés en Espagne cette année-là. J’y ai jeté un œil, et ça a l’air monstrueux. Publié chez un excellent mais petit éditeur (DVD Ediciones), « Nembrot » n’avait malheureusement pas rencontré son public. Croisons les doigts pour que ça change cette fois-ci. Aucun de ses livres n’est disponible en français.
José María Pérez Álvarez, La soledad de las vocales, Bruguera, 17€
Una casa (en linea) para siempre
Et puisqu'on parle de Vila-Matas, autant (re)mentionner que son dernier livre vient de paraître en Espagne. "Dietario Voluble" est composé d'extraits de ses carnets de note, entre critique littéraire, fiction et autobiographie. Un certain nombre d'entrées avait fait l'objet d'une publication dans l'édition dominicale de la version Catalogne du País. Enfin, petit rappel: vous trouverez dans les tabularchives un bon nombre de notes sur l'auteur, dont, par exemple, des textes sur "Exploradores del abismo" ou encore "Docteur Pasavento".