Bolaño: sur une piste ténue

A peine lancé dans une relecture de Bolaño, voilà que je retombe dans la simple lecture: avec « Una novelita lumpen » et la plupart de sa poésie, « La piste de glace » est un de ses rares textes que je ne connaissais pas encore. Jusqu'à cette semaine. On en parle rarement, de cette « Piste de glace ». Pourtant, c'est vraiment un très beau roman. Excellent, peut-être pas. Mais très beau. Et, finalement, qu'importe l'excellence pourvu qu'on ait la beauté?

En lisant ce livre dans la foulée de ma relecture d' « Anvers » et de « Monsieur Pain », une question s'est imposée: à quel point ce roman, apparemment écrit à la même époque, a été retravaillé pour sa publication en 1993? On ne va pas prétendre qu'on ne dirait pas le même auteur, puisque l'on sait déjà qu'on retrouve dans les deux titres pas mal des thèmes, des particularités et des modes opératoires de Bolaño, mais la différence frappe, tout particulièrement avec « Monsieur Pain », meilleur point de comparaison -- « Anvers » étant par trop fragmentaire, plus proche d'une prétention poétique.

Tout d'abord, Bolaño semble, cette fois-ci, savoir où il va, que ce soit en ce qui concerne le prétexte de l'histoire, le destin de ses personnages ou le type de narration qu'il choisit. L'assemblage est beaucoup moins dû au hasard. Au niveau de l'écriture également, tout paraît plus assuré, même si les voix des trois narrateurs ne se distinguent que par ce qu'ils disent ou par leur ton, plutôt que par leur style. Techniquement, si on voulait tenter d'établir un vague lien, la structure à narrateurs multiples pourraient faire penser à la deuxième partie des « Détectives sauvages » bien qu'ici un été soit observé au lieu des pérégrinations d'un duo, ce qui change bien sûr pas mal de choses. Thématiquement, c'est sans doute un lien plus fort et plus concret qui nous unit à la même partie des mêmes détectives (comme si c'en était un brouillon ou plutôt une version préalable), puisque Bolaño y manipule une époque et des éléments biographiques qu'il remettra en scène dans la vie de Arturo Belano de façon plus romantique. Parce qu'ici, pas de romantisme ni de célébration d'une jeunesse folle: le portrait est plutôt terre-à-terre et les trois acteurs principaux sont trop différents pour que Bolaño s'adonne au même type de jeu automystificoglorifiant qu'il pratiquera dans « Les détectives sauvages ». D'une manière plus large, on retrouve bien sûr ici une certaine fascination pour la mort, la violence et surtout la folie, ainsi que les figures de l'exil qui peuplent son oeuvre, que ce soit celui qui nous emmène à des milliers de kilomètres de ce qui toute une vie fut un domicile, à une grande-distance de la vocation que l'on croyait être celle de notre vie, à des lieux et des lieux de ce que l'on pensait être notre personnalité ou encore à trois bouteilles ou trois nuits sous un pont de trop, ce qui cause ainsi le basculement dans une quasi-démence.

Je suis bien sûr très heureux de voir ici les germes de ce qui suivra, mais tout ça importe finalement très peu une fois qu'on est face à l'image centrale du livre: une jeune femme superbe en train de s'entraîner sur une piste de glace installée dans un palais moderniste en ruine sur les ordres d'un fonctionnaire municipale au bord du précipice; il la regarde, l'encourage; ils sont observés en secret par une autre jeune femme, sans doute à moitié folle, munie d'un couteau effilée; un poète mexicain en séjour illégal la dévore des yeux espionnant les deux autres occupés l'une à se perdre dans son sport, l'autre dans la contemplation de celle qu'il aime. Tout est là, dans ce triangle tout sauf équilatéral. Ce n'est pas un roman policier, l'intrigue n'est pas politique, c'est un roman d'amour et d'illusions, sur l'infinie capacité de l'être humain à se berner soi-même. Et c'est magnifique.

Je terminerai rapidement cette brève note de lecture avec une considération sur ce que je rappelle être le but « officiel » (c'est-à-dire surtout l'excuse) de ce processus de relecture: le projet d'écriture d'un papier sur la gauche chez Bolaño. Comme je le disais dans ma première note « relecture », je sais que les passages pertinents seront difficiles à trouver. J'espère en fait trouver une espèce de portrait en creux. Dans « La piste de glace », pas grand chose sauf à prendre en compte l'affiliation politique de Enric Rosquelles, le fonctionnaire municipal qui détourne des ressources publiques pour construire la patinoire. Il est socialiste, ou plutôt encarté au parti socialiste ouvrier espagnol. Bien qu'il est pratiquement certain qu'une bonne partie du monde littéraire aurait fait de cet homme le membre d'un parti de droite (j'entendais d'ailleurs encore dire ce matin à la TVE que la gauche était plus rapide à se distancer de la corruption, ce qui fera rire tout lecteur belge), on ne peut pas prétendre qu'il s'agit là d'un exemple de l'opinion de l'auteur sur la gauche, corrompue. Bien que beaucoup de trotskistes se sont reconvertis en militants sociaux-démocrates, Bolaño ne semble être de ceux-là: il pencherait plutôt du côté d'une désillusion envers le politique, et le choix du parti concerné n'indique rien, n'a aucune implication sur le roman. On dira tout au plus qu'il fait montre d'un certain mépris envers les pratiques inévitables dans toutes particraties – de quelque bord que ce soit. On ira donc voir ailleurs, d'autant plus que le but n'est pas de savoir si Bolaño était plutôt de gauche ou plutôt de droite (comme si on ne le savait pas) mais bien d'examiner comment il représente (quelle) gauche et les impacts que cette représentation aurait sur le sens (?) de son oeuvre.

 

6 commentaires:

  1. ça m'ennuie, mais je vais être obligé d'être d'accord avec toi une seconde fois ! La Piste des glaces est un très bon livre qui, effectivement, annonce à bien des égards l'oeuvre à venir. Le thème qui m'a le plus fasciné est celui des voix multiples, des interprétations multiples, ce qui se retrouvera effectivement dans les Détectives mais aussi dans La partie des crimes de 2666. Nous en avions un peu parlé ensemble à propos de Volpi. La PG n'est pas un roman policier, pas plus que les Détectives, pas plus que la partie des crimes. Mais à chaque fois, il s'agit de jouer avec le genre. Et un problème apparaît toujours : l'absence de réalité objective. Il n'y a que des témoignages, des points de vue sur un événement, des perspectives.
    Je ne sais que tu n'es pas vraiment d'accord avec moi, mais j'insiste !

    on 2:42 PM


  2. Unknown said,

    Fausto, encore un beau papier. As-tu lu aussi la Universidad desconocida et le dernier recueil (posthume) de nouvelles? Je crois qu'il y a des choses qui t'intéresseront (pour le papier sur la gauche).
    Alors, c'est bien Madrid?

    on 7:24 PM


  3. J'irai même plus loin que toi Bartleby, les livres entre eux fonctionnent à mon avis comme des témoignages de quelque(s) scène(s) primitive(s). En particulier par exemple, si je ne me trompe pas, il y a des points de frictions importants entre cette "période" de Belano et la "même" histoire dans les Détectives. Mais les scènes sont toujours données d'un point de vue différents et (éventuellement) complémentaires. A d'autres reprises dans l'oeuvre de Bolaño, on a ça : une scène archétypale (une mise en scène en fait) qui sera reprise sous différents "angles" (à défaut de trouver un meilleur mot tout de suite). Double construction, à mon avis, du livre à l'oeuvre : multiplicité des voix et des regards entre eux pour aboutir à un livre, et multiplicité des livres pour aboutir au Livre (absent ou avorté, évidemment, à l'instar de celui de Mallarmé).
    Je suis tout à fait d'accord avec cette idée d'absence de réalité objective chez Bolaño... il y a certainement des clefs à la compréhension de cette idée et des ombres projetées par les narrations, digressions, kaléidoscopes bolañiens dans le discours de son personnage de Farewell dans Nocturne du Chili dans lequel je suis plongé en ce moment.

    Et aussi, tout à fait d'accord avec toi, Fausto, lorsque tu parles de ce triangle de personnages comme central (ça me fait penser à Hitchcock au passage, non ?). Il y a un pratique de la géométrie de personnages chez Bolaño assez impressionnante je trouve. Quelque chose qui permet de faire tenir tout, tout, tout.

    on 8:51 PM


  4. Dans Nocturne du Chili, je n'en ai pas parlé (c'est quand même ce que je prépare pour toi), mais c'est très caractéristique. Qu'a fait Farewell ? Difficile à dire... Il n'y a que son témoignage, ce qu'il dit et laisse deviner, mais c'est finalement au lecteur de le juger, si jugement il doit y avoir. On retrouve le point de vue unique, entre réalité et mensonge, entre réalité et délire un peu partout, notamment dans Amuleto que tu aimes tant.

    on 10:10 PM


  5. Oui, le délire (qui est une forme de mensonge en même tant que d'authenticité, mais être authentique n'est pas forcément être juste ou proche de la vérité) est un des régimes de narration que je préfère chez Bolaño et qui, peut-être, est celui qui fonctionne le mieux. (Chez moi en tout cas.)

    on 10:28 PM


  6. Mathias, que dire de Madrid? Je vis comme un marujo et je passe le temps libre à lire dans le parc ou à écrire des conneries. Le bonheur. Le mois de juin à Bruxelles sera moins marrant, mais je suis bientôt ici pour de bon.
    Je n'ai pas lu "La universidad..." et compte le faire la semaine prochaine. "El secreto del mal" sera aussi au programme relecture. Merci de ton commentaire.

    Bartl' (et Tonio): il n'y a jamais eu désaccord sur la réalité objective, il y en a eu sur la façon de le présenter. Chez Bolaño, il y a bien impossibilité de trouver une réalité objective, ce qui ne veut pas dire qu'elle n'existe pas. Bartleby, avec sa citation de Lacan fait une lecture maximaliste (la réalité objective n'existe pas), comme si ne pas savoir exprimer cette réalité revenait à sa non-existence. C'est pour moi une erreur et non, ce n'est pas un pinaillage: l'une des grandes différences entre modernes et postmodernes, pour utiliser des catégories réductrices, est (dixit Josipovici) que les premiers croyaient en la Vérité et la Réalité, leur malheur venant de l'aspect inaccessible de celles-ci tandis que les seconds croient à une multiplicité de vérités et de réalités. Et il se trouve que Bolaño, à mon sens, est bien plus proche des modernistes. Les points de vue différents ne soulignent pas tant l'absence de réalité ou de vérité qu'ils ne servent à montrer la douleur née de l'impossibilité à écrire la Vérité et la Réalité. D'où désespoir et colère. Fausto dixit.

    on 11:00 PM


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