Lorsque l'histoire agonisait
Dans « Beijing Coma », Ma Jian écrit du point de vue de Dai Wei, un jeune homme plongé dans le coma : il a reçu une balle dans la tête lorsque l’armée chinoise a dégagé la place Tienanmen après un mois d’occupation et de protestation au départ estudiantines. Alors que sa mère s’occupe de lui à la maison – puisqu’il était proche des leaders étudiants dont il organisait le service d’ordre, les hôpitaux ont reçu de la police l’ordre de ne plus lui octroyer de soins – il repasse dans sa tête sa vie entière jusqu’à l’instant fatidique. Fils de « droitiste » rééduqué durant la révolution culturelle et réhabilité du bout des lèvres par Deng, il grandit auprès de sa mère qui insiste pour qu’il ne se mêle pas à la politique autrement qu’en louangeant l’action du parti. Le retour au foyer de son père, homme brisé et fini, ne fait que le convaincre du pathétique de l’action politique. Il ne se rend alors pas compte que le crime de son père n’était autre que celui d’être, tout simplement : il n’avait jamais pris part à quelque manœuvre remettant en cause la direction de la république populaire. C’est justement lorsque, à l’adolescence, Dai Wei se trouve au prise avec le système étatique chinois qu’il commence à prendre conscience que l’on peut être puni pour le simple fait de vouloir exister en tant qu’être humain. A la suit d’un incident particulièrement humiliant, qui finit par le mettre à la merci d’une brute dans un commissariat de police, commence son propre périple sur les traces de son père – tout d’abord réelles lorsqu’il visite la région où il a été détenu, apprenant au passage l’incroyable cruauté de l’époque Mao ; plus métaphoriques ensuite lorsque ses découvertes changent sa façon de voir son avenir et le mettent vis-à-vis de sa mère dans la position paternelle de celui qui ruine sa vie.
« Plowing the dark » est un livre divisé entre deux narrations de prime abord distinctes : le travail sur la réalité virtuelle d’une équipe d’artistes et d’informaticiens convaincus d’ouvrir une nouvelle voie pour le monde et le récit des années en tant qu’otage d’un irano-américain au Liban entre 1988 et 1990. Quel rapport avec la Chine – et avec « Beijing Coma »? Dans une scène capitale du livre de Powers, les petits sorciers de la RV se retrouvent devant des écrans de télévision à regarder les premiers jours des protestations étudiantes chinoises. Enthousiasmés par ce qu’ils voient et sous le poids de leur conviction de l’importance de la mission qu’ils accomplissent devant leurs ordinateurs, ils en viennent à se demander si ce n’est pas leur travail sur la réalité virtuelle qui aurait un effet sur le monde extérieur et aurait ainsi déclenché le mouvement estudiantin, tel un papillon qui bat des ailes ici déclenche un ouragan là-bas. De fait, il y a chez eux la conviction que leur travail permettra de changer le monde réel. Le point commun le plus évident entre les deux romans est d’abord de présenter deux groupes – étudiants, chercheurs – luttant pour un changement de fond. Dans les deux cas, on nous raconte l’espoir, la volonté et d’illusion. Mais tout ça n’est que ressemblance superficielle : si les personnages de « Plowing the dark » pensent voir dans leur travail ainsi que dans la chute du mur de Berlin et les protestations chinoises la promesse de l’inéluctable fin de l’histoire, les étudiant chinois ne pensent pas en ces termes : s’ils font partie de l’Histoire, l’écrivant même peut-être, il n’y a aucun doute chez eux qu’il ne s’agit que d’un chapitre de celle-ci. Des deux côtés, les désirs étaient utopiques et la fin du rêve provoqua le dur, très dur retour à la réalité. Mais chez Ma Jian ce retour prend la forme de la mort, de la torture, des disparitions et de la nécessaire adaptation des jeunes à un pays qui a clairement fait comprendre que le changement ne serait jamais que celui décidé par les dirigeants, tandis que chez Powers la fin de l’utopie n’est que la fin d’un projet : protégés au point de se permettre de croire que l’histoire était sur le point de se terminer, les personnages connaissent un atterrissage nettement moins rude que ceux de Ma Jian, car ne consistant qu’à se réveiller à la réalité extérieur. On notera l’habileté de Powers : c’est le début de protestations de Tienanmen qui fera croire aux chercheurs qu’ils ont un pouvoir ; c’est la répression qui les entraînera vers la réalisation que leur travail n’a aucune application concrète.
Finalement, Powers parle d’un monde où l’on peut se permettre le luxe de l’abstraction et où les dépenses a priori inutiles prévalent (la richesse est telle que la possibilité de perte n’est pas un réel problème) alors que Ma Jian, lui, évoque une réalité concrète, dure et d’autant plus désespérante qu’on s’est permis de rêver. Cette différence est, je pense, reflétée formellement dans les deux romans. « Beijing Coma » est écrit simplement, directement, en restant très terre à terre. Le message s’adresse clairement au plus grand nombre, il s’agit de raconter ce qu’il est impossible de raconter (les évènements de juin 1989 sont tabou en Chine). En fait, le livre est plutôt mal écrit et son efficacité repose entièrement sur le poids émotionnel de ce qui y est raconté. Par contre, Richard Powers est un écrivain qui brille par sa maîtrise de la langue, la force et la pertinence de ses métaphores. Ses livres sont des expériences qui se jouent dans l’abstraction, le sens est à découvrir, à reconstruire. Powers peut se le permettre. Le passé de Ma Jian et l’histoire qu’il veut raconter ne lui permet pas : même s’il s’avérait capable de s’élever à la hauteur de Powers, on peut penser qu’il ne le ferait pas parce que ceux à qui il veut rendre justice sont toujours dans un combat concret – une forme plus sophistiquée ne fonctionnerait sans doute pas.
Avant de conclure, il faut quand même préciser que les deux romans ne se limitent pas à ce que j’ai essayé de développer ici. « Plowing the dark » approche aussi les thèmes que j’ai mentionnés au tout début et il y aurait en plus beaucoup à dire de l’articulation entre le récit de la réalité virtuelle et celui de l’otage au Liban. C’est là qu’on trouve les pages les plus émouvantes dans un livre certes pas aussi froid et cérébral qu’on veut bien le dire mais où l’émotion ne vient qu’après la digestion de la réflexion philosophique et scientifique de l’auteur. En ce qui concerne « Beijing Coma », le récit ne s’arrête pas au quatre juin 1989. Les souvenirs de Dai Wei sont interrompus par l’intrusion régulière dans ses pensées de bribes du monde extérieur. Il en tire un portrait de la Chine d’après, celle qu’il ne connaît pas de première main – un peu comme Ma Jian, exilé depuis 1987 – mais qu’on pourrait résumer en un « plus les choses changent, moins elles changent » : la relative ouverture économique fait vivre un certain nombre de personnes mieux qu’avant mais n’a pas permis de changer réellement un Etat brutal et meurtrier. A ce titre, les derniers chapitres sont lumineux.
« Plowing the dark » est un livre brillant écrit par un des grands écrivains américains actuels. Sa lecture est une expérience exceptionnelle qui, pourtant, ne satisfait pas autant que celle de « The echo maker ». Peut-être parce qu’il décrit ici un monde fukuyamesque, inconnu de nous, vieux de près de vingt ans et déjà absurde alors que son dernier roman – peut-être le meilleur livre post 09/11 à ce jour – nous est plus proche – humainement parlant, mais surtout dans l’expérience décrite. « Beijing Coma » touche finalement plus, remporte l’adhésion alors que c’est un livre littérairement inférieur. Les évènements et les états d’esprit décrits sont tout aussi éloignés temporellement mais nous semblent bien plus réel : la réalité virtuelle est morte, pas la République populaire de Chine.
Richard Powers, Plowing the dark, FSG, $15.00
Ma Jian, Beijing Coma, Flammarion, 23€
Depuis Madrid
En ce qui concerne la nouvelle génération, il convient de mentionner "El dorado", second roman de Robert Juan-Cantavella dont j'évoquais il y a peu un précédent travail. Très attendu en Espagne, Isaac Rosa fait parler de lui avec "El país del miedo" roman / essai sur les peurs qui dominent dans une société pourtant plus sécurisée que jamais. A priori intéressant, mais à voir comme les promesses de la présentation de "La mémoire vaine" se sont évanouies dans une bouillie révisionniste, on se méfie. Signalons aussi l'étrange "Odio Barcelona", livre collectif où des auteurs vivant / ayant vécu dans la capitale catalane expriment ce qui leur déplait dans leur ville transformée en vomitorium d'erasmus et de touristes. Au menu, Javier Calvo, Eloy Fernández Porta, Agustin Fernández Mallo, Oscár Gual ou encore Robert Juan-Cantavella. Le nom du livre est un clin d'oeil au I hate heaven des Residents.
Pour terminer, j'ai été étrangement touché par la présence dans toutes les librairies où je suis passé de piles de livres de David Foster Wallace. Ce n'est pas le supposé "hommage" mercantile qui ne fait cet effet mais bien le fait qu'à l'exception de "The broom of the system", tous ses livres de fiction sont disponibles en espagnol, de même que ses deux collections majeures d'essais -- et ça se vend. L'oeuvre de Foster Wallace est connue grâce à l'activisme de cette jeune génération évoquée ci-dessus. On continuera à parler de ces gens qui font bouger les choses comme jamais, produisant ce qui ressemble à un corpus peut-être inégal mais globalement fascinant.
Fiction bâtarde
On ne pourra pas dire que Céline Minard manque d’ambition. Contrairement à nombre de lecteurs dont certains amis, je n’avais pas été entièrement convaincu par son « Dernier monde », récit de fin de l’humanité au parfum philosophique radical vert, mais tout de même séduit par de nombreux aspects d’un projet d’une dimension qu’il est assez rare de rencontrer par chez nous. En cette rentrée elle revient avec un livre bref, d’une envergure plus réduite mais dont l’idée, le ressort de base faisait courir à son auteur le risque évident de se gameller la gueule de royale manière. On aurait pu ne pas le lire, mais l’envie de suivre, alors qu’elle s’élabore, qu’elle commence à peine, l’œuvre de ce qui pourrait bien être l’un des auteurs français les plus intéressants de l’époque, était trop forte. Le livre a été ouvert, les sourcils froncés, en se disant que si tout se passe mal, il n’y en avait de toute façon que pour cent pages. Deux heures plus tard, c’est en gamin morveux qu’on referme « Bastard battle », gagné par un drôle d’enthousiasme qui nous rend honteux de nos réserves initiales.
Deux ans après le traité d’Arras qui mit fin à l’engagement bourguignon dans la guerre de Cent Ans, Haute Marne et Bourgogne sont ravagées par des bandes de soudards désoeuvrés. Dans « Bastard battle », Denysot-le-clerc raconte comment la ville de Chaumont a été défendue des troupes d’Aligot, le second Bastard de Bourbon, par une femme jaune aux formidables talents militaires. Les mois qui suivent, il rencontre, alors qu’il accompagne Aligot en maraude, d’autres étranges combattants du même type. Au départ soldats de fortune allant en solitaire, ces étranges pèlerins des terres de l’Est français finiront par s’unir en une petite milice hétéroclite pour se débarrasser une fois pour tout du rageur bastard. Les sept samuraïs en 1437. Katana, kung-fu et moines shaolins face aux coquillards chers à Villon. L’intrusion de personnages de mangas, de films de sabre ou de savate asiatique en plein milieu de rapines moyen-âgeuses n’est pas la seule collision frontale de « Bastard battle ». Denysot-le-clerc a lui aussi été contaminé par cette rencontre : sa version enjouée et ripailleuse du moyen français se voit régulièrement bousculé par des anachronismes linguistiques, des pénétrations ultra-contemporaines d’un vocabulaire d’une étrangeté presque futuriste lorsqu’il est plongé au détour d’une phrase qui pourrait sortir des chroniques de Monstrelet.
Comment Minard parvient-elle à ne pas faire sortir de route un assemblage qui ne semblait pas tenir ? Peut-être d’abord en n’ayant aucune prétention de dire plus que ce qui n’y est dit – je ne pense pas qu’il y ait dans « Bastard Battle » d’autre plaisir que de bousculer la langue, jouer avec l’histoire dans un ensemble fort divertissant. Une des clés de la réussite me semble aussi que Minard n’en dit pas trop, n’insiste pas outre mesure sur les caractéristiques et particularités de ses étranges personnages : hormis la surprise des témoins, l’intégration au récit est naturelle, comme si tout était dans les limites d’une certaine normalité. Il en va de même pour les anachronismes linguistiques. Je ne veux pas dire qu’il n’y a pas de surprise – merde, il y en a ! – mais plutôt que lorsqu’elles surviennent c’est surtout devant l’habileté de jongleur de l’auteur. Et c’est justement là que vient le plus important, c’est-à-dire le talent de Minard car toutes les bonnes intentions du monde ne suffisent pas à rendre fonctionnel ce qui paraissait être un édifice attendant le moindre prétexte pour s’écrouler.
Loin de moi l’idée de dire que « Bastard battle » est un des meilleurs livres lus récemment : je ne pense pas qu’il faut l’envisager dans un rapport « plus ou moins bon que » ou d’œuvres impérissables versus œuvres périssables. Il ne faudrait pourtant pas négliger son intérêt fondamental : la piste vers laquelle il pourrait bien diriger l’avenir d’une certaine frange de la littérature française. En tant que lecteur des postmodernes américains, je vois dans le jeu de Minard certains échos de celui que mena Barth avec les mythes antiques dans les années ’60 et ’70. Mais sans vouloir nier la fertilité toujours bien réelle de cette époque, tout ça est dernière nous. Tournons-nous alors vers l’autre versant des Pyrénées et considérons par exemple « Proust Fiction » de Robert Juan-Cantavella, recueil de huit nouvelles encensé par Julián Ríos. Jorge Carrión a dit du récit qui lui donne son titre qu’il prouvait que Tarantino avait influencé Proust. « Bastard battle », vendu comme « Tarantino meets Villon », serait-il la tête de pont française de l’afterpop, ce mouvement brillamment théorisé l’an dernier par Eloy Fernández Porta ? Le versant francophone des mutins mutants espagnols? N’est-ce pas en effet le digne représentant de ce qui vient après l’avant-pop de Larry McCafferty, soit une littérature dont le rapport à la pop n’est plus conflictuel ou ouvertement critique mais plutôt franchement assumé – et exploité ? Quoiqu’il en soit, « Bastard battle » représente indiscutablement la littérature d’une époque comprise comme celle d’une culture double, dans laquelle les barrières entre haute culture traditionnelle et culture populaire ont été abattues, non pas dans un grand mouvement qui hurlerait « tout se vaut », mais bien parce qu’il s’agit de choisir et de combiner son cadre de référence sans avoir honte de préférer un soi-disant mineur d’aujourd’hui à un prétendu majeur d’hier, sans pour autant céder à la tentation de rejeter l’ancien pour le nouveau. A charge ensuite pour l’auteur de mettre en place les tactiques narratives qui démontreront la justesse de son choix. C’est, je crois, dans cette optique là qu’au-delà du plaisir ressenti à la lecture, « Bastard battle » prend toute son importance.
Céline Minard, Bastard
Les larmes de Régis
Cyclocosmia
Abreuvoir, extended
La mort de l'ambassadeur
Il y a un an, Horacio Castellanos Moya sortait de route au volant du « Bal des vipères ». En cette rentrée, il est de retour avec « Là où vous ne serez pas » et on est plutôt heureux de constater que l’accident n’est qu’un mauvais souvenir : le nouveau véhicule de sa prose tient bien dans les virages, même à pleine vitesse.
Il faut dire que « Là où vous ne serez pas » s’est débarrassé des scories de son prédécesseur : au revoir le surréalisme ophidien bancal, la structure quatre parties / quatre narrateurs mal maîtrisée, la prose plate comme une bière servie il y a six heures. Comme trace, il ne reste que l’un ou l’autre personnage partagés et une division plus simple et mieux exécutée en deux parties / deux narrateurs qui, cette fois-ci, apporte un plus : deux pans différents de la même histoire, racontés de façon distincte dans un style fort dissemblable, alors que dans « Le bal des vipères » les quatre narrateurs semblaient parler d’une même voix, se donnant le relais dans des narrations à l’angle par trop similaire.
L’ancien ambassadeur Alberto Aragón quitte le Salvador pour le Mexique. Ruiné, alcoolique à un stade qu’on a envie de dire terminal, abandonné par ses amis, il espère se relancer dans un pays où il croit encore bénéficier de soutien. Malade, poursuivi par une malchance qui le rend paranoïaque, délaissé par ceux en qui il avait confiance, méchant avec le peu qui lui reste fidèle, Aragón disparaît. Centrée sur ce personnage, la première partie se lit comme le portrait d’un homme en bout de course. Un ancien jongleur d’alliances à court de balles qui voit malheureusement la fin de la course arrivée. Au milieu des nuages noirs d’une fin inévitable qui s’amoncellent à son horizon, son seul moment d’espoir lui arriver à travers sa quête d’alcool : malgré ce que la boisson lui fait, c’est en la cherchant qu’il tombe sur les seules personnes qui lui offriront quelques moments de bonté, trois anciens guérilleros salvadoriens.
L’histoire d’Aragón, c’est celle de l’Amérique centrale des années ’80, où, mis-à-part les idéalistes, les fanatiques et les corrompus, tout le monde essayait de trouver sa place dans un paysage politique mouvant et extrêmement dangereux. Entre opportunisme et moments de révolte contre sa personnalité de serf, Aragón est convaincu de bien s’en sortir jusqu’au moment où il se rend compte que l’ambiance des démocraties retrouvées est encore plus celle des couteaux tirés. La paix faite, il n’a plus sa place et garde l’impression de s’être fait avoir, instrumentalisé à gauche, instrumentalisé à droite, tout ça pour quoi ? Perdre un fils, une belle-fille ? Détruire son mariage ? Les compensations disparues – argent, alcool de qualité, femmes – il ne reste plus qu’une ruine.
Mort Aragón, son meilleur ami au pays, celui qui lui avait fourni le cash nécessaire au voyage mexicain, engage Pepe Pindonga, ancien journaliste aux prétentions de détective, pour qu’il enquête sur les causes et les circonstances exactes du décès. Pindonga, alcoolique en sevrage suite à une rupture, a tout du privé hard-boiled : buveur peu présentable, bourreau des cœurs, passé obscur, problèmes pécuniaires. Cependant, la comparaison s’arrête là : son investigation ne sort pas d’un roman de Chandler. Pas de violence, pas de menaces, pas de règlements de comptes. Vite convaincu que la mort d’Aragón est naturelle – le lecteur, lui, même une fois le livre terminé, se posera toujours quelques questions – il passe son temps à profiter de l’hôtel de luxe qui lui a été réservé, à revoir des vieux amis de ses années dans le journalisme, à connaître une nouvelle fois une ancienne maîtresse et à tenter de séduire la superbe fille de son client.
« Là où vous ne serez pas » a quelque chose du livre bilan. On y rencontre des politiciens, des journalistes, des diplomates, des guérilleros qui sont contraints de se trouver une nouvelle place dans l’étrange équilibre post-guerre. Tous les personnages de Castellanos Moya semblent avoir la reconversion difficile et on a bien l’impression que ce qu’il nous montre là, sans pour autant avoir la nostalgie des terribles années ’80, c’est la désillusion ressentie au chemin que prend la nouvelle démocratie salvadorienne ainsi que l’au revoir d’une génération élevée par les conflits violents.
A la sortie du « Bal des vipères », quelques rigolos ont grotesquement prétendu qu’il s’agissait d’une charge politique féroce. Il n’en était rien. Les choses sont différentes avec « Là où vous ne serez pas ». La charge n’est pas féroce, mais le livre est bien politique. Castellanos Moya a dit que ses fictions n’étaient pas tant politisées qu’écrites par un homme qui a vécu l’essentiel de sa vie dans un contexte où le politique était partout. Et c’est bien de ça qu’il s’agit ici : « Là où vous ne serez pas » n’est pas un plaidoyer, une attaque, un appel à la révolte mais bien une sorte de bilan, un portrait des traces laissées. Et ce portrait n’épargne personne. C’est une constante : son premier livre lui avait valu l’inimité à la fois de l’armée et de la guérilla – qui l’accusait de l’avoir écrit pour le compte de la CIA.
Horacio Castellanos Moya, Là où vous ne serez pas, Les allusifs, 22€
Pauvre Bill
On y apprend que Vollmann fait preuve d'une "condescendance rétrograde", d' "indifférence", de "haine contenue" envers les pauvres. Il y est question de son "pragmatisme de pacotille", de son "post-tiers-mondisme", de ses "généralité douteuses", d'un "enchaînement d'aberrations", bref, de "terrible gâchis". (…) Que répondre à l'accusation de "relents de chronique coloniale"?
Rien de cela ne me surprend. Chez nous, la pauvreté n’est envisagée que collectivement. La réponse a y donner passe par l’Etat, le gouvernement est sommé d’intervenir et les manifestations, les associations, les démunis eux-mêmes agissent toujours de façon à ce que la pression soit mise sur le politique. Par ailleurs, en ce qui concerne l’étranger, le pauvre africain par exemple, il est essentiellement vu en tant que victime de l’ouest, du capitalisme ou du colonialisme. Et c’est le cas de tous les bords idéologique : que la faute soit au trop plein de marché ou, au contraire, au barrières tarifaires qui faussent le marché, on est toujours dans une démarche qui s’occupe d’un ensemble. Doit-on donc s’attendre à ce qu’on accueille les bras ouverts le bon Vollmann qui débarque avec son approche individuelle et sa méfiance des solutions structurelles ? Doit-on s’étonner qu’il choque lorsqu’il met tant de lui-même, de ses doutes, ses ambivalences, ses propres peurs sur la page ? A mon sens, c’était au contraire tristement prévisible.
Pour défendre Vollmann, Claro évoque
« l'indépendance de ton de Vollmann, sa puissance d'empathie, son humanité et ses connaissances (qui) sont sans cesse démontrées dans tous ses livres. (…) Vollmann nuance, il ne condamne jamais, il doute, il met en perspective. Il ironise, aussi, car la pitié n'est pas son arme. On ne trouvera jamais chez lui ce fiel que déverse avec une haine nullement contenue l'auteur de l'article. ».Il a tout fait raison : ce sont ces choses-là qui font le force de « Pourquoi êtes-vous pauvres ? » et que, visiblement, Marianne refuse de voir. En fait, je crois que le critique qui aborde le livre en tant qu’amateur de fiction ne manquera pas ces aspects et verra qu’ils sont cruciaux. Je ne veux pas dire là que le livre est une fiction, mais bien que c’est en observant son côté indéniablement littéraire qu’on pourra en saisir sa dimension exacte. Y venir en pensant y lire une réflexion pratique sur la pauvreté, avec ses verdicts, ses jugements, ses solutions, c’est tout simplement vouloir lire le livre que Vollmann n’a ni voulu ni prétendu écrire. Et je pense que le / la scribouillard(e) de l’auguste publication française le lisait en pensant y trouver l’introuvable et que, ne le trouvant pas, la frustration montant, il / elle se retourna contre cet auteur qui étale ses pratiques et ses doutes: ce n'est pas ce que le bien-pensant veut lire!. Le plaidoyer hypocrite plait plus que l’honnêteté. Pour ma part, je considère l’approche volmannien comme un bol d’air frais : voilà un sujet sur lequel tout le monde prétend détenir vérité et solutions alors que lui n’affiche que ses questions. Elles seraient bien capables de nous faire plus progresser que les certitudes des faux prophètes.
Ecoutons Vollmann sur son projet, au cas où le bon lecteur aurait quand même besoin de clarification :
Je parle de gens qui n’arrivent pas faire passer leurs souffrances. J’aurais pu utiliser mon imagination, rendre vivante leur souffrance, mais avec un thème comme celui-ci, il faut garder à l’esprit ce qui est vrai. Même si je décidais de vivre dans la pauvreté pendant un an, je ne connaîtrais jamais assez le sujet. Je préfère ne pas me faire d’illusions, ne pas essayer. (…) Ce que j’ai vu, c’est que si on demande aux gens pourquoi ils sont pauvres, les réponses varient de régions en régions et que la pauvreté est en partie une expérience, pas un statistique du type de celles présentées par les Nations Unies. D’une certaine façon, je trouve que ça donne aux pauvres une certaine maîtrise sur leurs vies.C’est sur ces bases-là qu’il faut juger, pas dans celles faussées des attentes erronées d’un pisse-copie.
« Pourquoi êtes-vous pauvres ? » ne vise pas à dégager une image de la pauvreté, il en dégage des myriades. Ce qui intéresse Vollmann, c’est les expériences individuelles des gens qu’il rencontre. On peut en tirer des conclusions plus générales, mais s’il y a une chose qui frappe c’est la diversité des réponses et des situations : il montre l’autre dans ce qu’on croyait être un magma indifférencié. Le résultat est éminemment humanisant : celui ou celle qu’on approche comme pauvre devient un homme ou une femme à part entière, pas un statistique dans les rouages d’un rapport gouvernemental.
Pour un avis plus détaillé sur « Pourquoi êtes-vous pauvres ? », lire mon papier de l’an passé. Le livre a aussi été évoqué avec Vollmann lui-même dans l’entretien qu’il m’a accordé, d’où vient la citation reprise plus haut.
Rollercoaster ride - un petit au revoir
DFW RIP
12 février 1962 - 12 septembre 2008.
http://www.latimes.com/news/printedition/california/la-me-wallace14-2008sep14,0,4713013.story
Retour sur le Mississippi
Pour les gens de ma génération, Tom Sawyer, c’est d’abord un dessin animé japonais qui passait à la télé dans les années ’80. C’est ensuite un livre Hachette ou Folio jeunesse où un gamin surgit de la Drôme faisait semblant qu’il lui arrivait plein d’aventures sur les rives du Mississippi. Huckleberry Finn, pareil. Ce n’est que bien plus tard que certains d’entre nous – parce qu’on ne peut pas penser qu’il s’agit de tous – prirent conscience que c’était là une étrange trahison. Mais rien n’était venu démentir l’initiale impression auprès d’un large public jusqu’à ce que Benrard Hoepffner, traducteur résidant au moins une partie de l’année dans la Drôme, ne se décide à rendre Tom et Huck à leur véritable domicile. Retour à St. Petersburg / Hannibal et, enfin, dans les bibliothèques d’adultes dont le seul horizon est français.
Des deux titres, celui dont l’influence est la moins grande est sans conteste « Les aventures de Tom Sawyer ». Le temps d’une saison et demie, le lecteur apprend à connaître la petite ville de St. Petersburg sur les traces de Tom Sawyer, un gamin espiègle de dix ans, qui vit avec sa tante Sally ainsi que sa grande sœur Anna et son petit frère Sid. Tom est un bon enfant qui joue à être mauvais. Toujours en avance, que ce soit sur ses camarades ou sur les adultes, ce malicieux filou joue tours sur tours et passe son temps à inventer de nouveaux jeux qui impliquent en général des activités de brigands. Quand il ne commande pas ses troupes, il tente de conquérir le cœur de Becky. On peut penser que de ça est faite toute sa vie. Mais pendant les mois auxquels s’intéresse Mark Twain, Tom, en compagnie de Huckleberry Finn, enfant vagabond rejeté par les grandes personnes mais adulé par les enfants, va être confronté à quelques épisodes d’une violence rare dans ce type de littérature. Les irruptions régulières de Injun Joe (plutôt que Joe l’indien dans les versions françaises classiques) répandent le sang, et si tout finit bien – Tom est plus riche de quelques milliers de dollars --, cette expérience impressionnante marque le début de l’âge adulte pour notre héros.
Écrit par Twain pour un public enfantin avec l’espoir qu’il plaise aussi à leurs parents, le livre atteint sans aucun problème son ambition. Tom est un gamin que tous les enfants auraient voulu être et dont les aventures réjouissent ses petits lecteurs. Pour leur part, les parents voient en Tom le jeune gars qu’ils voudraient avoir été et l’écriture ainsi que la subtilité générale de l’œuvre est suffisante pour qu’ils ne pensent pas perdre leur temps à le lire. Distraction littéraire de qualité, en somme. Le verdict est correct, c’est celui qui est en général retenu. Pourtant il ne rend pas justice aux « Aventures de Tom Sawyer ». Certes moins brillantes que celles de Huck, il ne faudrait quand même pas ignorer quelques éléments qui en font un mélange plus riche qu’il n’y paraît. Twain l’annonce lui-même : Tom est la synthèse de trois garçons qu’il a connu. Selon certains spécialistes, l’un des trois serait en fait l’auteur lui-même. Il y a donc ici une large dimension biographique ainsi qu’une intention assez claire de faire revivre une époque perdue, un moment terminé, un type de vie oublié. De nombreux romans d’apprentissage – auquel genre ces aventures appartiennent certainement – se basent sur des éléments du parcours personnel de l’auteur, mais chez Twain on sent également une approche monographique d’un village du Missouri dans la première moitié du 19eme siècle qui passera sans doute par-dessus la tête des enfants mais qui aura un certain intérêt pour les plus grands – et aujourd’hui comme à l’époque plus particulièrement pour les citoyens américains nostalgique d’une sorte de pureté perdue plus élusive que réelle. Les fulgurantes scènes de violence qui émaillent le récit nous entraînent également assez loin de la littérature pour enfants classique, même si la personnalité de Injun Joe – le mal incarné – nous renvoie à des archétypes finalement assez communs. Littérairement parlant, au-delà de la qualité indéniable de l’écriture de Twain, il convient aussi de souligner que le livre est truffé de références et d’emprunts à peine voilés à des œuvres américaines alors récemment publiées (Fenimore Cooper, Poe,…), dans un jeu que John Seelye, considère comme semblable, vis-à-vis de la norme littéraire de 1876, à celui de Tom Sawyer lui-même par rapport aux conventions de St. Petersburg. Notons aussi la thèse de Leslie Fielder, qui voyait dans « Les aventures de Tom Sawyer » un de ces romans s’inscrivant dans un canon romantique américain, où les monastères et les châteaux européens sont remplacés par des grottes et des ravins.
Publié huit ans plus tard, « Les aventures de Huckleberry Finn » est fort différent de son prédécesseur. L’attention passe de Tom, enfant bien éduqué qui joue au mal éduqué à Huck, orphelin de mère, abandonné par son père, vagabond détesté par tous les gens de bien jusqu’à la conclusion heureuse des « Aventures de Tom Sawyer ». Le livre reprend très exactement là où le précédent s’était arrêté. Les bonnes actions de Huck lui ont permis de s’intégrer à la bonne société du village mais l’appel de la vie sauvage et libre est trop fort, d’autant plus que son père est revenu, appâté par une nouvelle odeur d’argent. Pour Huck, hors de question de devenir sédentaire, de se laver régulièrement et de manger avec des fourchettes mais pas plus question de se laisser maltraiter par le paternel. Mettant en scène son propre assassinat, il s’embarque pour un long périple sur le Mississipi, avec le nègre marron Jim , compagnon de voyage que le hasard lui donne.
Littérairement, c’est un livre bien plus ambitieux que son prédécesseur et la prose de Twain, très originale, en est déjà un indicateur fort -- « Huck Finn », c’est l’invention littéraire de l’oralité américaine. Là où « Tom Sawyer » se déroulait devant nous par l’entremise des souvenirs d’un narrateur omnipotent, « Huck Finn » nous est raconté par Huck lui-même. Un Huck plus vieux, mais toujours bien Huck. Ça a plusieurs conséquences. Bien que profondément honnête – à part lorsqu’il s’agit de piquer pastèques ou poulets --, Huck, en plus de sa langue peu châtiée et beaucoup plus orale que celle qui prévalait dans « Tom Sawyer », est un narrateur pas toujours fiable, fâché avec la syntaxe et l’orthographe, désordonné dans certains de ses comptes-rendus.
Et logiquement, pour un roman qui prend un pays pour sujet (même si le voyage se fait sur une poignée d’Etats : pour un gamin d’une dizaine d’années, c’est comme faire le tour du monde), les thèmes abordés vont bien plus loin que (mais comprennent) l’éducation, la recherche de soi et le passage à l’âge adulte. Twain, à travers Huck, décrit un Sud toujours esclavagiste, essentiellement rural, superstitieux mais profondément plus accueillant que le Nord, si vous avez la bonne couleur. Mais au-delà de cette ballade pittoresque remplie de personnages saisissants et de scènes absurdes et / ou amusantes, le cœur du livre est la relation entre Huck et Jim. On a souvent critiqué Twain pour avoir fait de Jim un niais gentil et affectueux (félicitations d’ailleurs à Bernard Hoepffner pour avoir rendu le « honey » que Jim adresse dans les moments d’émotions à Huck par un sublime et profondément touchant « mon tréso’ ») qui correspond aux clichés racistes des minstrel shows. C’est une drôle de lecture révisionniste qui voudrait que Twain ait écrit en 1883 comme il l’aurait fait en 1983, d’autant plus étrange que, les esclaves ne bénéficiant d’aucune éducation, sa simplicité, ses peurs et sa langue ne devraient pas étonner. Non, ce qu’il faut dire bien fort, c’est la beauté de cette relation, ce que le voisinage de Jim déclenche dans la tête de Huck. Au départ complètement pris de remords parce qu’il se rend compte qu’il est en train d’aider un esclave en cavale, les multiples aventures qu’ils vivent ensemble, la constante attention, amitié et le souci permanent de Jim envers lui, font changer Huck petit à petit, et s’il est toujours gêné par ce qu’on dira de lui (une première !) en apprenant le crime qu’il a aidé à accomplir, s’il compte à de nombreuses reprises le dénoncer, il décide de laisser le nègre marron s’en aller dès qu’il le pourra. Tous les doutes s’envoleront lorsque, vers l’épilogue, Huck se rend à l’évidence : sous la peau, Jim est blanc. Ce qu’il y a plus de cent ans avait sans doute besoin d’être souligné– noir, blanc : kif-kif – pourrait déjà sonner comme un cliché. Le message, si l’on en cherche un malgré la mise en garde de Twain en ouverture (« quiconque tente de trouver une morale à ce récit sera banni »), c’est peut-être qu’un acte que la majorité dans un lieu donné à une époque donnée juge immoral est en fait l’acte le plus correct et le plus moral qui soit.
Huck, déjà le personnage le plus fascinant des « Aventures de Tom Sawyer », pourrait être un picaro si ce n’était son côté absolument naïf, l’absence de rédemption et de morale. C’est peut-être le personnage quintessentiellement américain, ce qui ferait d’ailleurs de Twain la quintessence de l’écrivain américain d’autant plus que ses propres aventures sur le fleuve (voir « Life on the Mississippi ») ont inspiré ce volume. Huck est le premier de ces héros de papier qui font la route, celui qui la construit, l’ouvre pour que s’y engouffrent Kerouac et Augie March, pour qu’on finisse par suivre William T. Vollmann, sans aucun doute l’écrivain le plus huckfinnien qui soit, avec qui il partage sa fascination pour le terrain, le voyage, la liberté, sa naïveté aussi, sa générosité bien sûr et son obsession pour un calcul moral permanent qui prend compte de son expérience plus que de ce que les gens attendent de lui ou des contingences du temps.
Au bout du compte, que dire si ce n’est merci à Tristram et à Bernard Hoepffner ? Non seulement ils nous offrent ici la première version française de qualité de ces textes majeurs mais en plus, en ce faisant, ils parviendront peut-être à les sortir du ghetto enfance auquel ils semblent réservés de par chez nous. Voici donc une occasion pour beaucoup de vraiment découvrir pour la première fois deux grands romans, à la fois primordiaux pour qui s’intéresse un tant soit peu à la littérature américaine et terriblement divertissants. Et puis une fois fait, il sera toujours temps de l’offrir à vos enfants qui, certainement, méritent cette édition plutôt qu’une jeunesse. Ils sauront la lire.
Mark Twain, Les aventures de Tom Sawyer, Tristram, 21€
Dickens à Barcelone
En 1978, un antiquaire qui craint les fenêtres est arrêté à Camber Sands, probablement trahi par un de ses amis, alors qu’il s’apprêtait à finaliser une transaction illégale. En 2006, son fils, Lucas Giraut, tente de démêler le vrai du faux dans l’histoire paternelle malgré les bâtons que lui mettent dans les roues sa mère et la justice. Sa recherche le pousse sur les traces d’un mystérieux club appelé « Nous n’aimons pas le soleil », de maisons et de clubs aux noms empruntés au catalogue de Pink Floyd, de Bocanegra, ancien et très criminel associé de son père ainsi que d’un étrange collectionneur féru d’occultisme, au centre d’un plan qu’il élabore afin de venger son paternel et de voler de légendaires peintures irlandaises. Dans ce nœud de vipères, Giraut ne peut compter que sur Valentina, gamine de douze ans, obsédée par l’œuvre de Stephen King au point d’osciller entre raison et folie.
Calvo avait déjà voulu écrire une histoire victorienne avec « Los ríos perdidos ». Ce désir ne l’a pas quitté et, ici, l’opération est répétée sur près de 600 pages. Des romans de Dickens, le catalan a voulu rendre l’allure socialement kaléidoscopique, le mélange de genres, la satire, l’intrigue complexe, la longueur et le rythme. Le livre donne aussi l’impression d’avoir été écrit pour une parution en feuilletons, avec ses rebondissements et ses suspenses en fin de chapitres. Formellement, le contrat serait donc rempli mais il ne s’agissait pas pour Calvo de se contenter de réécrire le déjà écrit. Il y a, en effet, au moins trois dimensions supplémentaires.
Premièrement, et ça va presque sans dire, à part donc la mise en place du projet, il n’y a pas grand-chose de dickensien dans « Mundo maravilloso », que ce soit la langue ou le décor. De fait, il s’agit bien d’un roman contemporain qui parle surtout du temps où il a été écrit. En ce qui concerne le style, il n’y a pas grand-chose à dire : Calvo ne prend guère plus de risque qu’il ne fait dans le classique. C’est passe-partout et fera peut-être penser à la prose super référentielle de l’un ou l’autre Américain des années ’90. En Espagne, certains lecteurs ont critiqué Calvo parce qu’il répétait sans arrête les mêmes termes dans les descriptions. A juste titre, on signala que dans ce livre tout avait tendance à être « corporativo ». Une mallette, une veste, un costume… Mais est-ce vraiment une preuve de pauvreté de l’écriture ? Bien qu’il se défende de faire de ses livres des théories du monde, on peut penser qu’en utilisant autant un terme tel que « corporativo » il en dise plus qu’en citant des marques ou qu’en décrivant des vêtements dont on devine le fabriquant sans qu’il soit nécessaire de le mentionner : non seulement le terme est direct et ne vieillira sans doute pas mais en plus il ne distrait pas de l’histoire tout en la qualifiant plutôt bien. Ce n’est pas ce qu’il y a de plus beau à lire, mais là n’est manifestement pas le souci de l’auteur. En ce qui concerne le décor, le Londres gris et profondément inégal du 19eme siècle est remplacé par un Barcelone entre réel et fantasme. Amateur impénitent de la culture gothique, Calvo donne à sa ville quelques ambiances qui ne s’y trouvent pas afin d’accompagner au mieux une galerie de personnages aux mœurs étranges à laquelle une fidèle description des ramblas ou de la cathédrale ne rendrait sans doute pas justice.
Ensuite, derrière l’aventure, celle qui divertit le lecteur, il y a un thème qui domine : celui de la paternité. Calvo lui-même l’a dit à plusieurs reprises : ce roman est né de son désir d’être père et de sa prise de conscience que pour être heureux, il en avait besoin. Dans « Mundo maravilloso », on retrouve à l’avant-plan Lucas et Valentina, des enfants sans parents, et monsieur Bocanegra, un père sans enfants. Au milieu de ce roman qui doit autant au pulp qu’à la fiction populaire victorienne se trouve donc curieusement une sorte de réflexion sur ce que signifie être parent / enfant ou ne pas avoir de parents / enfants.
Enfin, le travail de Calvo se base en partie sur une approche intéressante de la culture pop et de ce que le public attend des thrillers qui squattent les listes de best-sellers. Parler de parodie est peut-être top fort lorsqu’on considère le travail d’un homme qui insiste que, lorsqu’il évoque la série Buffy the vampire slayer il le fait non pas de manière ironique mais bien en tant que fan, pourtant on est sans doute pas loin de cette dimension si l’on considère, par exemple, les dialogues dont l’aspect cliché est à la limite du ridicule ainsi que la quantité de scène obligatoires dont le récit est parsemé. Et que dire de ce long – et magistral – chapitre où l’un des personnages, mannequin et ancienne actrice « de charme » se tape l’intégralité de la saison sept de Friends en une nuit alimentée de coke afin d’y trouver la solution à ses problèmes ? N’oublions pas non plus que dans une des nombreuses intrigues secondaires, « Mundo maravilloso » est le titre du nouveau Stephen King dont on peut lire, entre chaque parties du roman, de longs extraits. Pour terminer, il faudrait aussi considérer le final du livre qui commence dans un parc d’attraction, lieu 21eme siècle par essence, pour s’évanouir dans une longue poursuite où tous les personnages impliqués dans cette résolution semblent évoluer « comme dans un film ».
Le problème de tout ça, c’est que finalement si l’histoire suit son court de façon efficace en évitant les écueils ridicules grâce un sens de l’auto-parodie bien placé, il n’en reste pas moins que l’ensemble est bancal. Si on peut accepter que certaines choses qui nous plaisent moins sont nécessaires au projet de Calvo, il y a d’autres éléments plus gênants. Chez Dickens, les trames et les sous-trames et les sous-sous-trames faisaient sens dans l’ensemble de l’œuvre. Dans « Mundo maravilloso », on a malheureusement l’impression que Calvo laisse libre court à ses fétichismes gothiques ou occultistes sans que l’on saisisse très bien ce que cela vient faire là-dedans. De plus, de nombreuses sous-histoires n’apportent pas grand-chose, voir rien. Le refus de Calvo de donner à travers ses fictions des interprétations du monde est compréhensible mais lorsque certains de ses personnages semblent être pourtant faits pour ce faire et qu’ils ne le font pas… eh bien… ils ne font rien. De même, l’intrusion dans le roman de l’imaginaire nouveau roman de Stephen King, pour sympathique qu’elle soit, devient vite un exercice creux dont on pourrait sauter les pages sans perdre grand-chose.
Au bout du compte, « Mundo maravilloso » divertit mais c’est sans doute la seule chose qu’il fera pour vous à moins que, comme moi, vous n’ayez un certain plaisir à voir un auteur se dépêtrer entre ses ambitions assumées et ses ambitions niées et qui, pour s’en sortir, joue avec quelques schémas de représentations. A part ça ? Bwaf. Calvo dit que de ses livres celui qu’il préfère est « Los ríos perdidos de Londres ». On lui donne raison : il y a là-dedans des traces de ce qu’il allait vouloir faire avec « Mundo maravilloso », mais il maîtrisait alors réellement son projet. Ici, on croirait qu’il est dépassé par ce thriller en forme de conte de fées.
Javier Calvo, Mundo maravilloso, Mondadori, 9€95
NB: il y a deux ans, Calvo contribuait au journal en ligne espagnol ADN. Dans une de ses colonnes, il abordait avec ce qui me semble une intention de satire swiftienne le thème de l’immigration clandestine qui arrive aux Canaries en suggérant, pour résoudre le problème, et après avoir pensé à entourer les îles d’une féroce population de requins, de renoncer à la souveraineté sur ce territoire et d’accueillir sur la péninsule, plutôt que des immigrants, des canariens. Scandale énorme dès la parution. Retrait par le journal du texte incriminé. Menaces de mort. Arrête de la collaboration entre ADN et Calvo. Tout ça ne vous fait penser à rien ? Plutôt que de disserter longuement sur les réactions hallucinantes qu’une mauvaise blague peut obtenir si elle est publiée dans la presse, j’ai envie de retenir une chose : le silence de Calvo sur le sujet. Peut-être n’avait-il pas d’amis disposés à signer des pétitions et à lancer un journal rien que pour lui. Peut-être. Je préfère penser qu’il s’est dit que la liberté de la presse, c’est aussi pour un journal de choisir avec qui il veut collaborer et de décider que si l’entente n’est plus là, la séparation est parfois la meilleure solution.
Coming soon - Tabula Rasa & FFC
Un peu de lecture
Semaine du court
Lundi :
Mario Bellatin – « Leçons pour un lièvre mort »
A juste titre, Bellatin est souvent considéré comme l’auteur le plus étrange de la littérature hispano-américaine du moment. Mais l’étrangeté fait-elle le livre ? Celui-ci est en tout cas un excellent point de départ. Construit en 243 fragments mêlant une poignée d’histoires qu’on ne saurait suivre linéairement qu’en jouant à saute-mouton par-dessus les paragraphes, c’est un roman à monter comme on semble les adorer du Mexique à la terre de feu argentine. Au-delà de la curiosité et du plaisir, il faut malheureusement bien admettre que ce livre est de ceux dont le lecteur aura du mal à se souvenir une semaine après avoir refermé le volume. J’ai l’impression que c’est une constante chez Bellatin.
Mardi :
Bohumil Hrabal – « Une trop bruyante solitude »
Employé chargé de détruire dans sa presse les livres et publications périodiques interdits par le régime tchécoslovaque des années communistes, Haňt'a, non content de transformer le papier broyé en œuvre d’art dont il choisit avec méthode l’aspect, lit une bonne partie de ce qu’il est sensé détruire, accumulant ainsi une collection impressionnante dans son petit appartement et un énorme retard dans son travail. Hrabal décrit dans une écriture assez superbe l’effet du totalitarisme sur une société entière – et surtout sur ses intellectuels – en confinant son personnage, à quelques scènes près, dans une cave. Magistral. L’éditeur compare « Une trop bruyante solitude » à « 1984 ». Pourtant, même si l’on sait bien que les livres ne gagneront pas, Haňt'a, contrairement à Winston, ne finit pas par embrasser l’idéologie officielle : Orwell délivrait un avertissement, Hrabal un message d’espoir teinté de gris.
Mercredi :
César Aira – « La preuve »
Jorge Volpi dit de César Aira qu’il écrit de la sous-littérature. Dans l’optique purement traditionnelle de grands textes monde mariés au réalisme 19eme qui est celle du Mexicain, on peut comprendre l’opinion qu’il se fait de l’Argentin. De mon point de vue, Aira vaut bien mieux que ça et, l’air de rien, il se cache souvent dans ses bouquins quelques révélations dont on aurait tort de se priver. J’ai eu le regret de me rendre compte que, dans ce cas-ci, « La preuve » vérifie malheureusement le verdict volpien. Après un démarrage correct qui promettait une certaine finesse psychologique, le tout s’enfonce dans l’insignifiant et l’inutile mis en prose de la manière la plus banale qui soit.
Jeudi :
César Aira – « J’étais une petite fille de sept ans »
Jorge Volpi dit de César Aira qu’il écrit de la sous-littérature. Dans l’optique purement traditionnelle de grands textes monde mariés au réalisme 19eme qui est celle du Mexicain, on peut comprendre l’opinion qu’il se fait de l’Argentin. De mon point de vue, Aira vaut bien mieux que ça et, l’air de rien, il se cache souvent dans ses bouquins quelques révélations dont on aurait tort de se priver. J’ai eu le plaisir de me rendre compte que « J’étais une petite fille de sept ans » dément le verdict volpien. Après un démarrage un peu pataud, cet étrange conte de fées se transforme en aventure charmante où Aira sort des sentiers battus de Flores, son quartier porteño. Un détour par le merveilleux plutôt agréable – et certainement surprenant.
Vendredi :
Paul Valéry – « Monsieur Teste »
L’erreur de la semaine ? « Monsieur Teste » a beau faire 140 pages, c’est un livre auquel il faut consacrer du temps, à la fois pour profiter du style de Valéry (il s’agit sans surprise du livre le mieux écrit de ceux abordés dans ce papier) ainsi que véritablement saisir la profondeur du texte. Permettez-moi de ne plus parler ici de ce Bartleby français : il faudra le relire et y revenir.
Mario Bellatin, Leçons pour un lièvre mort, Passage du Nord-ouest, 12€
Bohumil Hrabal, Une trop bruyante solitude, Robert Laffont (Pavillons poche), 5€90
César Aira, La preuve, Christian Bourgois, 15€
César Aira, J’étais une petite fille de sept ans, Christian Bourgois, 15€
Paul Valéry, Monsieur Teste, L’imaginaire, 6€50