Lire Bernhard et se taire
J’ai lu il y a déjà quelques semaines « Le naufragé » de Thomas Bernhard, livre magistral que domine la figure de Glenn Gould, mort quelques mois avant la parution. Une œuvre aussi forte devrait m’inspirer quelques commentaires. Il semble malheureusement que, comme je m’en suis rendu compte dès que j’ai commencé à lire Bernhard, il m’est impossible de ce faire. Je suis face à une sorte d’aphonie critique, comme si j’avais en face de moi un néant tellement impressionnant qu’il m’empêche de dire quoi que ce soit. Je pense l’avoir déjà dit : j’ai l’impression que Bernhard ne peut être abordé que par des critiques de premier plan. Dire quelque chose d’intelligent face à une œuvre de cette qualité, de cette particularité est une tâche extrêmement complexe. Plutôt que de l’ouvrir et par la banalité de ce qui sortirait de moi salir non seulement le texte mais surtout la trace profonde qu’il me laisse, et même si je pense comprendre, ne sachant m'expliquer sans paroles païennes, je voudrais me taire. A ce jour, seul Bernhard me fait cet effet. J’ai bien peur que je n’arriverai jamais faire mieux que ma tentative d’aborder « Gel ». Par contre, s’il y a une chose qui a radicalement changé depuis que j’ai découvert ses livres, c’est ma réception de son style. Lorsque j’ai lu « Corrections », frappé par l’étrangeté de la prose, j’ai un peu perdu mon sens de l’orientation. Fasciné, mais de l’extérieur. Plusieurs livres plus tard, j’ai été fort surpris lorsque je me suis mis à lire « Le naufragé » : la phrase bernhardienne est devenue une musique que j’ai intégrée. Dès la première page, je me suis laissé emporter, j’ai été absorbé comme rarement par cette écriture si étrange. Je n’ai certainement pas apprivoisé Bernahrd, mais je l’ai assimilé, sans m’en rendre compte, comme s’il s’agissait d’un membre de la famille ou d’un vieil ami que vous revoyez après une longue absence et que vous réalisez, étonné mais pas stupéfait, que tout se met en place immédiatement, que c’est comme s’il n était pas parti, qu’il n’y a qu’à se laisser aller, se laisser emporter par une conversation que même le temps éloignés l’un de l’autre n’a su interrompre.
Collapsing Vila-Matas
Un petit morceau de Neubauten pour célébrer la nouvelle, et je replonge dans mon coma footeux.
(Trois, en fait.)
(En parlant de foot et de Vila-Matas, il doit être heureux: son ami Guardiola -- voir "Desde la ciudad nerviosa" -- est le nouvel entraîneur du Barça.)
Fur Move
Il y a des années, l’écrivain américain de qualité dont le travail était peut-être parfois un peu trop étrange pour le New Yorker pouvait toujours trouver abri dans les pages de Playboy. Il servait peut-être d’alibi intellectuel à la publication d’Hefner et d’excuse à bon compte pour le lecteur qui pouvait prétendre acheter le machin pour ses articles et ses nouvelles plutôt que pour la qualité des photos, mais, au moins, il était publié. Cet âge d’or a disparu il y a quelques temps déjà, sans doute lorsque acheter une revue remplie de nus « artistiques » est devenu plus acceptable socialement, voire source de fierté masculine.
On apprend aujourd’hui que Denis Johnson présentera son nouveau travail dans les pages de la revue au lapin les quatre prochains mois. "Nobody Move" se présente comme un polar hard-boiled inspiré autant par Chandler ou Hammett que par les feuilletons de Dickens, puisque c’est cette forme que prendra ce nouveau Johnson : quatre épisodes de 10000 mots, écrits au fur et à mesure, sous deadline. De juillet à octobre, vous aurez donc une bonne excuse pour acheter de la bonne littérature : aux inquisiteurs qui vous voient augmenter la pile de fiction qui s’amasse déjà partout chez vous, répondez que vous n’avez acheter ça que pour les photos.
Disparitions
En 1996 sort la première de trois versions d’une des meilleures chansons de Coil, The lost rivers of London. Morceau représentatif de leurs enregistrements de la fin de la décennie, il met en musique la récitation par Jhon Balance d’un extrait de « Vignettes » de l’écrivain naturaliste anglais Hubert Montague Crackenthorpe qui décrit la « mystérieuse et somptueuse splendeur d’une sombre nuit londonienne ». Ce texte avait été publié en 1896 – cent ans avant la chanson --, quelques mois avant la noyade de l’auteur dans la Seine. Accident, meurtre, suicide, rien n’est bien sûr et Crackenthorpe a été oublié. Balance a rajouté au début et à la fin de son intervention vocale : I’m gonna drown myself in London’s lost rivers, I will walk down to the rain, I’m gonna drown myself in the lost rivers of London. Il y a, en effet, quatorze rivières “perdues” à Londres auxquelles l’historien local Nicholas Barton a consacré une monographie. Enterrées sous le béton, passant par des tunnels souterrains, elles ont été les victimes de l’expansion urbaine et industrielle de ce qui fut la plus grande métropole du monde. Sans surprise, de nombreuses personnes sont fascinées par ce qu’elles considèrent comme des fenêtres sur une autre époque. Mais il n’y a pas que les historiens du dimanche, il y a aussi les amateurs de l’occulte, amants de Blake ou disciples de Crowley pour lesquels plus que de fenêtres, il s’agit de portes menant vers autre chose, de magick. Et puis il y a aussi ces écrivains londoniens adeptes de la psychogéographie, de Peter Ackroyd à Iain Sinclair, pour qui le lieu influe sur l’état d’esprit des gens qui y passent et pour lesquels ces cours d’eaux enfouis offrent une myriade de possibilités. Tout ceci est extrêmement anglais, mais c’est d’un Espagnol dont il est question aujourd’hui. Javier Calvo, journaliste, traducteur de David Foster Wallace, avant tout écrivain, a écrit « Los ríos perdidos de Londres » après plusieurs mois passés à écouter Coil. Et visiblement, tout ce que nous venons d’évoquer ne lui est pas tout à fait étranger.
« Los ríos perdidos » est le titre du récit de clôture de « Los ríos perdidos de Londres ». Cette histoire de rivières perdues est une nouvelle victorienne qui s’ouvre par sa fin : la découverte par la police, un jour brumeux, d’un cadavre et des deux jeunes meurtrières dans un magasin d’épices abandonné de l’est londonien. Retour en arrière : ce meurtre serait lié aux activités d’une certaine société scientifique Arthur Travers. Travers et ses amis ne sont pas plus des scientifiques que ne l’était la société spirite de Conan Doyle : ce sont des magiciens qui explorent un monde disparu ou plutôt non vu. L’essence de la magie serait de « doblar las esquinas », doubler les coins, c’est-à-dire que l’inversion du monde. Ca donne quelques scènes assez phénoménales. Et la carte de Londres serait la carte du monde, mais par carte de Londres, il convient de comprendre la superposition de toutes les cartes de Londres jusqu’à ce jour, ce qui met évidemment au premier plan des soucis des magiciens la ville qui a été plus que celle qui est. Une descente dans les rivières perdues est donc essentielle. Je reste admiratif devant le travail de Calvo. Il réussit à la fois à créer un vrai morceau de littérature victorienne et à y intégrer une intrigue qui pourrait être de série B si elle ne s’avérait pas spectaculairement intelligente et originale. Il s’agit aussi d’une fiction hautement référentielle -- le connaisseur de Coil ou de Pamela Travers, par exemple, y trouvera de nombreuses choses familières -- qui ne souffre miraculeusement pas du trop plein de clins d’yeux malheureusement souvent associé à ce type de dispositif.
Les troisième et deuxième récits pourraient former une sorte de diptyque de la jeunesse : difficultés de l’enfance, difficultés de l’adolescence. « Rosemary » suit une jeune fille orpheline de père qui a du mal à faire face à la réalité de sa vie. Marginalisation, addiction : le parcours est connu mais la subtilité de Calvo permet d’éviter les clichés. Le portrait touche, sans pathos, et la narration ne s’apparente pas au réalisme blafard habituel de ce genre d’histoires. On notera aussi l’importance de The Cure dans ce récit. Un des points forts de Calvo est d’ailleurs d’être arrivé, en quelque sorte, à retranscrire littérairement la charge émotionnelle dégagée par une musique. C’est tout aussi clair ici que dans le texte sur Coil (pour Cure, principalement – mais pas exclusivement – Pornography et Disintegration ; pour Coil surtout pas les morceaux rythmés, noisy ou industriels – il faudra se reporter vers, par exemple, les pistes de A guide for beginners : a silver voice). Il ne faut pas sous-estimer cette réussite : énormément de gens ont essayé de faire de la littérature en partant d’ue chansons qu’ils aimaient et ne sont parvenus qu’à donner dans un pictorialisme un peu kitsch, prisonniers qu’ils étaient bien souvent de l’histoire développée dans les paroles ou de la conviction que le secret est de raconter ce qu’il se passe musicalement – le tambour, c’est le canon… Calvo ne tente pas de mettre en prose une musique, et c’est là la clé du succès. « Crystal Palace » nous ramène en enfance, plus précisément vers la petite dizaine d’années, âge absolument terrible où on n’est déjà plus un machin mignon pour les parents mais où on n’est pas encore suffisamment indépendant pour faire semblant de s’en foutre. Là aussi, problèmes familiaux. Álex est un jeune catalan qui se vit anglais. Accro à la série Dr Who, il boit du thé, porte de longs manteaux, parle un anglais exceptionnel pour son âge et ne désiree, évidemment, que de rentrer dans ce chez lui imaginaire qu’il n’a vu qu’en fantasme. Un de ses rêves est d’aller à Crystal Palace : il ne sait pas que le bâtiment a été détruit par les flammes en 1936 (encore ce Londres perdu). Alors qu’il s’aventure dans un pub barcelonais et qu’il fait part de son projet, la clientèle anglaise tente de le détromper : Crystal Palace est une équipe de foot. Ils ne savent pas qu’il y a eu un bâtiment. Finalement, Álex est plus Anglais que ces Anglais : sont pays est le vrai pays, celui des mythes, des légendes, de l’héritage historique du poids du passé. C’est le pays décrit par Peter Ackroyd dans son formidable « Albion » -- livre de chevet de Coil.
Enfin, le récit d’ouverture. « Una belleza russa » est une réécriture de la nouvelle « Une beauté russe » de Nabokov. Ce n’est pas un de ses textes majeurs, mais il n’en est pas moins plaisant. Olga est une jeune femme très courtisée qui se meut dans les cercles émigrés de Berlin. La mort de son père provoque sa chute, son mariage précipité et, au bout du compte, sa mort. Calvo part de ce texte, le replace au début des années ’90 et l’amplifie. Plaisant et construit de manière à la fois originale et forte, le récit est pourtant celui qui m’aura le moins impressionné. C’est peut-être dû au fait que la nouvelle de Nabokov, au-delà du portrait d’une femme, était probablement aussi une métaphore de la vieille Russie et que Calvo, même si sa beauté à lui est aussi une figure de la fin d’une époque – on est juste après la chute de l’URSS – ne semble pas tenir outre mesure à suivre cette piste. De fait, Calvo a dit dans une interview qu’il essayait de ne pas inclure dans ses textes de métaphores qui mènent à des interprétations sur le monde ou sur la vie. Cette attitude fonctionne dans les autres nouvelles mais peut-être qu’elle contribue ici à mon moindre enthousiasme.
Selon l’auteur, les textes de « Los ríos perdidos de Londres » sont des variations d’une même histoire, également développée dans ses autres livres : l’histoire de gens qui ne se sentent pas à leur place et essayent de se transformer en la personne qu’ils veulent être, se heurtant ainsi au monde extérieur. Le thème serait « l’érosion des limites du moi ». Et il y a de ça dans ces histoires, mais ne pas en être conscient à la lecture ou ne pas s’en rendre compte ne me semble pas être un obstacle. Ces nouvelles s’apprécient parce qu’elles sont intelligentes, efficaces et qu’elles parlent au lecteur – c’est-à-dire qu’il connaît le monde dont il est question même s’il ne connaît pas les sentiments, les états d’âmes développés. On dit souvent que Javier Calvo est un écrivain pop. Ses références le sont, mais le classer dans cette catégorie est preuve d’une lecture assez superficielle : finalement, comment un écrivain dont les fictions se déroulent principalement dans notre temps pourrait avoir d’autres références que des références pop ? Comment parler d’une jeune femme russe à New York sans références pop ? Comment parler d’un jeune espagnol des années ’80 sans références pop ? Quelle tentative de réalisme peut faire abstraction de la télévision, du cinéma, d’internet ? Et puisque ces textes ne sont pas des discours sur la culture populaire, que leur enjeu est autre, c’est commettre une erreur que de réagir sur ses bases.
J’ai progressé dans ce livre en me disant que c’était un bon divertissement. Petit à petit, je me suis dit qu’il y avait là derrière bien plus que ça. Derrière les qualités narratives – qui sont telles qu’on se demande vraiment comment aucun des livres de Calvo n’a été traduit alors que certains tacherons anglo-saxons moins doués ont visiblement nettement moins de problèmes à ce niveau --, on voit bien vite qu’il y autre chose derrière, un projet et que ce projet d’apparence simple est en fait diablement intéressant. Calvo vient tout juste d’ouvrir une page web nommée Ríos perdidos et peut-être y trouvera-t-on des pistes pour appréhender le travail de l’auteur. Dans la retranscription du texte d’une conférence donnée récemment à Malaga, Calvo rappelle que Arthur C. Clarke (celui des Mondes mystérieux, Calvo a écrit, quant à lui, un « Mundo maravilloso ») affirmait que tout technologie suffisamment avancée était impossible à distinguer de la magie. L’Espagnol soutient que la technologie a détruit la distinction entre physique et métaphysique. Dans le récit « Los ríos perdidos », ce moment est celui de l’apparition des premières machines volantes : écroulement des lois de l’univers. Illumination de l’incroyant. Son entrée, dit-il, dans la pensée magique. D’autres auteurs sont passés par là, on verra ce que ça donne chez lui. Notons enfin une résonance pynchonienne non pas dans la prose ni dans la narration mais bien dans cette histoire technologique. Pynchon semble considérer, au moins dans « V. » et dans son article sur les luddites, que la technologie ne détruit pas tant la distinction entre physique et métaphysique que la métaphysique elle-même. Il me semble que ces deux conceptions peuvent être réconciliées : si on efface la distinction, ce qui précède n’existe plus. Mais il est aussi possible de soutenir que Pynchon est un écrivain de la défiance envers la technique alors que Calvo serait celui de la fascination.
Javier Calvo, Los ríos perdidos de Londres, Mondadori, 14€
Hubert Montague Crackenthorpe, Vignettes (1896):
I have sat there and seen the winter days finish their short-spanned lives; and all the globes of light - crimson, emerald, and pallid yellow - start, one by one, out of the russet fog that creeps up the river. But I like the place best on these hot summer nights, when the sky hangs thick with stifled colour, and the stars shine small and shyly. Then the pulse of the city is hushed, and the scales of the water flicker golden and oily under the watching regiment of lamps.
The bridge clasps its gaunt arms tight from bank to bank, and the shuffle of a retreating figure sounds loud and alone in the quiet. There, if you wait long enough, you will hear the long wail of the siren, that seems to tell of the anguish of London till a train hurries to throttle its dying note, roaring and rushing, thundering and blazing through the night, tossing its white crests of smoke, charging across the bridge into the dark country beyond.
In the wan, lingering light of the winter afternoon, the parks stood all deserted, sluggishly drowsing, so it seemed, with their spacious distances muffled in greyness: colourless, fabulous, blurred. One by one, through the damp misty air, looked the tall, stark, lifeless elms. Overhead there lowered a turbid sky, heavy-charged with an unclean yellow, and amid their ugly patches of dank and rotting bracken, a little mare picked her way noiselessly. The rumour of life seemed hushed. There was only the vague listless rhythm of the creaking saddle.
The daylight faded. A shroud of ghostly mist enveloped the earth, and up from the vaporous distance crept slowly the evening darkness. A sullen glow throbs overhead: golden will-o'-the-wisps are threading their shadowy ribbons above golden trees, and the dull, distant rumour of feverish London waits on the still night air. The lights of Hyde Park Corner blaze like some monster, gilded constellation, shaming the dingy stars. And across the east, there flares a sky-sign, a gaudy crimson arabesque. And all the air hangs draped in the mysterious sumptuous splendour of a murky London night.
Soupçon
Javier Calvo, sur la position de l'écrivain-traducteur:
Tu es soupçonné: le traducteur qui écrit n'est pas pris très au sérieux, on considère que c'est comme s'il écrivait dans ses moments libres.(source)
Calvo est l'auteur de deux romans et de deux recueils de nouvelles -- rien n'a été traduit en français. Il a aussi traduit en espagnol David Foster Wallace, J.M. Coetzee, W.H. Auden et Patrick McGrath parmi bien d'autres.
On reparle de son recueil "Los ríos perdidos de Londres" la semaine prochaine.
Promesses de l'Est
Succès surprise en 2006 au Royaume-Uni puis aux Etats-Unis en 2007, « Remainder » est un des romans les plus forts et originaux de ces dernières années. Sa traduction française est malheureusement passée complètement inaperçue. Est-ce à cause de son lamentable titre – « Et ce sont les chats qui tombèrent » --, du manque de promotion ou de l’incapacité critique à accepter ce qui est surtout un vrai roman d’idées ? Quoiqu’il en soit, je n’ai trouvé en ligne qu’une poignée de mentions. Les deux seules critiques – en plus de la mienne -- proviennent de blogs. C’est d’autant plus triste qu’on aura préféré, à la même époque, célébrer Julian Barnes. L’automne passé a vu la parution anglaise du deuxième roman de Tom McCarthy, « Men in Space ». On réalise maintenant qu’il ne s’agit pas d’un « one hit wonder ». S’en rendra-t-on compte par ici ?
« Men in Space » est un roman de déplacés, de gens qui ne sont pas chez eux, ne se sentent pas chez eux chez eux, sont en exil, errent dans un monde de l’après, sans repères, sans futur, sans buts autres qu’inatteignables, lointains. Il se déroule fin 1992 dans une Prague qui s’apprête à célébrer avec le nouvel an la séparation tchécoslovaque. Trois ans après la révolution de velours, la capitale bohème est une sorte de Mecque pour jeunes occidentaux à aspiration artistique : dans un pays gouverné par Havel et ses amis musiciens, peintre, etc., cette ville serait la version posthistorique du Paris des années ’20. On y rencontre Nick, Anglais tout juste sorti de l’université et dont l’ambition est d’écrire sur l’art, Anton, ancien arbitre de foot, Bulgare immigré à Prague où il travaille pour quelques mafieux de son pays dans l’espoir de se financer un futur aux Etats-Unis, Ivan, peintre ancien ami de Havel mis au placard lors de l’attribution des portefeuilles ministériels, ou Heidi, l’américaine qui voudrait tant que son expérience tchèque soit vraiment tchèque et non occidentalo-bohème et qui, en le désirant tant, ne peut que rater son objectif.
Tout ce petit monde vit de fêtes en fêtes qui finissent assez souvent en coucheries minables. Mais tout ça n’est finalement que le détail trivial d’une construction plus ambitieuse. En fait, tous ces personnages sont, comme le titre l’indique, des hommes dans l’espace, celui qui les entourent mais qu’ils ne s’approprient mais aussi celui de cet astronaute en orbite au-dessus de la terre, victime de la fin de l’URSS : aucun des pays nouvellement indépendants ne considère à sa charge de le faire revenir sur terre. Il tourne sans cesse, attendant qu’une décision soit prise ou que ses rations finissent.
Cette excellente métaphore sous-tend tous le livre et est un des deux éléments qui donnent une certaine unité à l’ensemble des fils narratifs. Tous les personnages et leurs histoires se croisent mais la connexion n’est évidente qu’en prenant en compte le lien avec ce robinson de l’espace, puisque, après tout, les rapports physiques qu’ils entretiennent ressemblent plus à l’utilisation comme intermédiaire pour tenter d’arriver à quelque chose qu’à de véritables liens.
Le second élément unificateur est lié au premier, ou plutôt contient une sorte de métaphore de la métaphore à travers une mystérieuse et ésotérique icône de grande valeur que la mafia bulgare fait copier par Ivan dans l’espoir de la faire sortir du pays avant que le faux ne soit identifié. Voilà qui donne au roman un peu plus de vitesse et sans doute plus de points d’accroche conventionnels pour le lecteur lambda. Mais McCarthy ne sacrifie pas à ce récit dans le récit le reste de son roman, il l’intègre parfaitement au sein des thèmes et sous-thèmes développés. L’idée d’un homme qui flotte dans l’espace, isolé de tous et pour lequel on cherche un sens, se retrouve dans le sujet de l’icône. Tout comme l’astronaute, il reflète la condition des personnages.
Encore plus que dans « Remainder », l’art est omniprésent. Dans ce premier roman publié, on se rendait compte de l’aspect artistique que lorsqu’on comprenait que les remises-en-scène du personnage s’apparentaient à des happenings. Ici, pratiquement tout le monde a des prétentions artistiques, le discours sur diverses œuvres est omniprésent, et la falsification d’une icône est au cœur d’une large partie du roman. D’ailleurs, dans ces pages-là, McCarthy décrit superbement un peintre transporté par sa « création ». Il y a dans ce personnage un peu du Wyatt Gwyon de « The Recognitions » en forme inversée. Là où Wyatt reproduisait les maîtres flamands par amour presque mystique pour leur perfection avant d’être dégouté par l’exploitation faite de ses talents, Ivan est d’abord motivé par l’appât du gain, indifférent à la portée exacte du travail qu’il va effectuer mais se retrouver peu à peu fasciné, ensorcelé par l’icône au point de ne plus savoir s’en défaire.
« Men in space » est aussi roman sur l’origine de la nouvelle Europe, sa naissance, en quelque sorte. Peut-être 1992 et la fin de la Tchécoslovaquie est une date idéale pour ce faire : la chute du mur, les remous subséquents, sont déjà derrière et le désir de liberté fait place à une sorte de désillusion. Cette année-là, le souvenir de l’espoir est toujours présent mais les personnages de McCarthy annoncent clairement un monde déçu des promesses non-remplies par la libération. « Ils voulaient la République, ils eurent Starbucks » a dit l’auteur dans une interview. Il n’y a rien de fondamentalement mal chez Starbucks mais on est bien loin de la transcendance promise. Voilà le thème central du livre : soif de transcendance qui n’est ni épanchée ni augmentée : l’eau est frelatée et elle étourdit. C’est pourquoi Nick, Ivan, Anton, Heidi et les autres semblent tourner en rond, les idées pas aussi claires qu’ils pensent les avoir, suspendus dans un monde sur lequel ils n’ont aucune maîtrise : alors que l’on claironnait la fin de l’histoire et la mort des idéologies, elles vivaient encore mais ils ne s’en rendaient pas compte. Désintégration. Fragmentation. Ruine.
Le livre a sans aucun doute de nombreux défauts, à commencer par le fait qu’il est à plusieurs reprises clair qu’il s’agit de fragments réassemblés a posteriori et ensuite doter d’une intrigue en guise de ciment – tout particulièrement dans les cent premières pages dont on a, au début, du mal à voir la cohérence. Mais je ne tiens pas à reprocher ça à « Men in space » : l’intérêt du roman est plus dans l’articulation de ses thèmes que dans l’efficacité narrative de chacune des parties. En fait, c’est un roman d’idées comme on en fait de moins en moins et qui a le gros avantage d’être rythmé, amusant et écrit de manière fort efficace. Peut-être moins immédiatement surprenant que « Remainder », il n’engage pourtant pas moins le lecteur dans une réflexion riche. Plus même : il est bien plus aisé de comprendre les mécanismes psychologiques des ombres qui traversent les pages qu’il n’était possible de le faire avec le mystérieux narrateur du roman précédent. Un signe ne trompe pas en tout cas : j’ai comme l’impression que le livre est en train de me supplier de le relire déjà.
Tom McCarthy, Men in space, Alma, £12.99